
Je voudrais parler un jour, de manière un peu développée, du pouvoir du paysage. Ce que le monde indifférent couché devant nous fait à notre conscience, à nos peurs, à nos joies profondes est en effet une énigme jamais vraiment résolue pour moi. J’y ai fait allusion, voici quelques temps, dans un court paragraphe publié ici, une pensée, une passade. Quelque chose s’y joue à mes yeux, une tragédie antique, une grande leçon de ténèbres, mais sur une autre scène que celle où se déroule ma vie ordinaire. Ces derniers temps, j’ai pris des notes et posé un texte inachevé sur le papier, dont mon billet sur l’empire du paysage méditerranéen et Albert Camus était une partie. Mais l’autre partie, figée, sèchait comme une feuille d’arbre oubliée entre les pages d’un livre. La voici donc proposée à la lecture, si cela vous dit de jeter un œil à mon carnet de notes par-dessus mon épaule.
J’ai, pour ma délectation et pour me crever le cœur, plusieurs paysages au fond de moi qui souvent ressuscitent. Ils se dressent dans les ténèbres et prennent alors toute la place, comme s’ils avaient un visage, des mains, un esprit et une voix. Ce ne sont pourtant pas des êtres de chair donnant des gifles ou des baisers, donnant des regards, de ces froideurs qui glacent le cœur, de ces flèches qui l’incendient ; ils n’ont pas cette dureté, cette vérité drue qu’a le reste de l’humanité lorsqu’elle surgit au beau milieu de mon monastère, de ma commune et impossible solitude. Mais des chimères de lieux vides, des visions de passage, brèves comme des étourdissements, ou de simples climats, des apparitions venues à moi comme un étranger au portail de la maison, en ouvrant les volets, par la fenêtre d’un train, au détour du virage, au débouché d’une route.
Or nous sommes tous ainsi. Nous avons des mondes entiers en nous. Nous cachons du ciel, du lointain, des chemins, de la lumière, du temps qu’il fait et du hasard qui nous happe, nous portons dans nos poches des saisons, des jours et des nuits, autant que nous dissimulons, dans nos cervelles pensives, le pauvre souvenir de gens croisés, les traces tyranniques de nos maîtres et de nos esclaves, les haleines enfermées de nos vivants et de nos morts. Il faut croire que quelques paysages, trois fois rien pourtant, peuvent être aussi impérieux, aussi despotiques pour nos âmes que les femmes qui nous ont meurtris ou les hommes que nous avons aimés.
Terres, vues, arbres, pentes, crêtes, champs, prairies, horizons, sentiers vivent parmi les souvenirs que nous empilons, les choses dont nous ne savons que faire. Et soudain, pour rien ou bien pour vivre à part un moment peut-être, à la faveur d’un alignement de circonstances, ils ressurgissent et nous brûlons de retourner dans ces lieux qui sont pourtant absents, de retrouver ces paysages qu’une fois au moins nous avons vus, face à quoi une fois au moins nous avons été. Depuis leur absence, ils nous appellent. Ils nous parlent de la grande joie de vivre, de la mélancolie qui est sa sœur, de la tristesse sombre et mouillée des hivers, de la consolation des matins et des soirs, du repos de nos corps épuisés, à nous seuls, rien qu’à nous, à moi et à toi. Nous sommes nommés par eux, saisis au vol, enjoints de quitter à l’instant l’endroit de notre désignation et de nous rendre là où la mémoire nous convoque. Nous sommes appelés à comparaître devant nos paysages.

Quant à moi, mes paysages m’entretiennent de choses si considérables, si puissantes, qu’ils sont pour moi des délivrances, et même des épiphanies. Ils m’affranchissent, me révèlent et me sauvent immanquablement de la mort. Car ces quelques lieux rêvés, ceux que je conserve jalousement et qui reviennent toujours, figurent parmi les raisons pour lesquelles je ne me tue pas, puisque le monde est affreux.
Oui, au moment où vient l’envie de mourir, ce qui me retient est aussi fragile que cela. Et si c’est d’abord, impériale, souveraine, la honte de meurtrir les survivants, c’est aussi, comme en arrière-plan, comme un décor, l’envie imprécise, douce et vagabonde comme l’âme, de continuer un peu à vivre et à éprouver la vie, c’est-à-dire de rester un peu dans le monde, dans la lumière des autres, sous les lampadaires de la ville ou sur le chemin venteux de l’école buissonnière. D’être encore quelque part dans un paysage. Alors je ne néglige pas une chose pareille.
*
Mes paysages sont anciens. Ils viennent du fond de mon âge.
Le premier, je le chéris entre tous. À lui je m’abandonne quand tout le reste m’abandonne. J’y trouve un infini de vignes sous le feu de l’été, l’arrondi des collines d’un arrière-pays méditerranéen, roussi et odorant, sentant la bouillie vineuse, la terre sèche, le fruit pourrissant sous les guêpes, sous la haute et claire congrégation florentine des pins, un chemin de cailloux blancs et de poussière rouge s’ouvrant là, et la mer quelque part en bas. C’est le grand matin français, princier, diamantin. Il est peut-être dix heures. Tout y est encore possible.
Le deuxième vient moins souvent. Il s’ouvre dans la fenêtre de ma chambre d’enfant. Je crois qu’il préfère les heures tristes pour surgir. Il y a le petit froid brumeux de l’Île-de-France, l’ennui très particulier, inconséquent et pour ainsi dire tchekhovien, de l’après-midi. Devant moi s’étalent de vastes champs de blé couronnés par un bois à chevreuils où dorment peut-être les allées d’un parc, l’idée d’un hussard cavalcadant librement entre deux cœurs sur un cheval brossé, l’adorable lumière sans grand soleil de l’automne dans les Yvelines. Moi, dans ce paradis de confitures et de cheminées, je songe à l’océan sur laquelle j’embarquerai bientôt. J’ai devant moi le cargo graisseux, strictement boulonné, la canicule orangée sur mon visage et dans l’échancrure de la chemise que je ne porte pas encore, et mes mains se tiennent au bastingage brûlant. J’y suis triste et assoiffé de vivre. Le froid m’y ramène, chaque mois de décembre.

J’ai vécu, enfant, entre deux paysages et tout ce qui s’est passé, depuis, est parti de là. Aujourd’hui encore, ils sont la vague origine. Dans les tableaux, je ne cherche qu’eux. Dans les films, je ne vois qu’eux. Que je me présente devant une Nativité toscane, un portrait de la Renaissance, une vue de bataille, et mon regard se porte toujours, d’abord, sur le lieu de la scène. Je veux savoir à quoi ressemble vraiment, à hauteur d’homme, cette colline bleue et les arbres irréels postés dessus, ce que font, aux petits personnages montant dans les barques aux voiles rouges repliées, ce rivage d’or, ce verger parsemé de flocons de fleurs de prunier, ce pré, ce taillis, ces cyprès épars, pourpres, orgueilleux comme d’austères prières de moine lancées en murmurant vers le ciel. Que j’assiste à la psalmodie d’une œuvre de cinéma et je contourne invariablement les protagonistes pour me perdre derrière, dans cette garrigue brûlée, ce désert jaune, ce coin de ferme, cette chevelure blonde des blés, ce chemin qui descend vers l’ombre, ces landes verdâtres et noires aux lèvres de pelouse sur les roches de granit, veinées de murets de pierres imbriquées, pareils à des énigmes mathématiques. L’histoire passe après. Je veux avant tout savoir où je suis, sans quoi je ne comprends rien. Ou du moins, je pense réellement ne pas pouvoir percevoir la vérité de l’histoire, laquelle porte en elle son propre paysage, le temps qu’il fait, les odeurs qui viennent de la terre et des feuilles, la façon oblique ou royale du soleil sur l’ensemble des choses ici-bas.
Mes alentours me rendent fous et désormais je l’accepte. J’ai longtemps gardé le secret pourtant, comme si cette obsession toute-puissante, cet amour inavouable mais despotique n’était propre qu’à moi, qu’à mes manières têtues, adolescentes. Cependant, je me taisais encore, malgré l’empire de ce secret. Je me laissais faire, en victime innocente, et cette manie me conduisait librement le long de son parcours tortueux.
Il m’arrive encore aujourd’hui de mesurer combien ces paysages, les combinaisons inertes et muettes pleines de signes et de couleurs qui m’entourent, ont eu de l’influence sur le cours de ma vie. J’avoue avoir par exemple décidé de rompre avec la part violente, traumatique, cauchemardesque de mon enfance, en contemplant, sans bien savoir pourquoi, un après-midi torride, dans une rue vide d’Hollywood où je survivais, une grosse fleur rose surgissant d’un buisson de laurier, une fleur pareille à un œillet énorme, unique, un œil divin, récriminateur et miséricordieux, sur le bord d’un trottoir craquelé comme la croûte d’un gâteau d’une petite rue au pied des collines, dans cette ville sans fin où, en exil, j’avais été plongé pendant quatre ans dans un mauvais rêve aux couleurs acidulées. Là, devant cette fleur, ou à cause d’elle, je décidai de quitter l’Amérique définitivement. Je pense aujourd’hui que cette fleur me rappela à moi-même, au paysage d’été que je conservais obscurément en moi toutes ces années mais que j’avais réprimé, repoussé dans les ténèbres, et sous-estimé finalement. Ce fut peut-être la bifurcation la plus importante de mon existence, sans laquelle je serais devenu zombie, sans doute.

Mais une fois rentré en France pour vivre mon adolescence loin des songeries morbides de la Californie, ce ne furent pas de grandes idées qui prirent leur place, des cathédrales intellectuelles ou politiques, non. Ce furent encore des paysages. Sous la bruine grise du quartier de Montparnasse où je vécus alors pauvrement, ce fut la Méditerranée et son monde qui lentement prirent possession de moi, l’ambre de sa lumière, ses hauts plateaux, ses roches chaudes, ses criques secrètes et blanches, ses buissons d’arômes griffeurs et la souveraineté de la mer vers où accourent depuis le fond des temps les chevaux et les soldats grecs. Je poursuivis ces paysages dans les livres et le théâtre, dans le dessin et la peinture, dans le cinéma, dans la musique, dans le désir amoureux même. J’étais un guetteur. Un voyeur. Leur amant inconnu et malade, médusé d’être possédé par de simples paysages.
Alors je me livrai sans vergogne à mon inconduite, à mon histoire intime avec les paysages. Toute mon existence se mit à s’éclairer de jardins, de vues immortelles sur les clochers de Florence, des steppes d’Asie centrale défilant par la fenêtre du Transsibérien, de grandes plages vides défiant l’océan, droites et inamovibles comme des veuves de marins. Et je me nourris plus que de ça, et aussi d’un peu du reste, mais par surcroît. Je fournis même des prétextes bizarres, techniques, farfelus, pour m’inscrire à l’université d’Aix-en-Provence plutôt qu’à Paris où pourtant je vivais, alors que ce n’était, en vérité, que pour pouvoir longer tous les jours l’air italien de ses hôtels à mascarons, pour me faire écraser de joie par le massif mauve de la Sainte-Baume, me laisser envoûter par la morsure étincelante de l’hiver sur les pentes du château de Vauvenargues et parader les après-midis sous le mouchetage des platanes du Cours Mirabeau ou les pins immenses du Parc Jourdan, et puis aussi errer librement dans les ombres de Marseille, au bout d’une demie-heure de train. Mon adultère avec les paysages de Provence, je le vivais enfin à découvert, impunément. J’étais librement fou d’eux, comme un jeune converti, comme Blaise Pascal aimait Jésus-Christ au petit matin glacé du 24 novembre 1654.
Les paysages prirent ainsi leur juste place dans ma vie d’homme. Je me mis à écrire et rien n’importa davantage que le lieu de l’action.
Notes prises à Paris, durant le printemps 2023.
