Pouvoir du paysage

Je voudrais parler un jour, de manière un peu développée, du pouvoir du paysage. Ce que le monde indifférent couché devant nous fait à notre conscience, à nos peurs, à nos joies profondes est en effet une énigme jamais vraiment résolue pour moi. J’y ai fait allusion, voici quelques temps, dans un court paragraphe publié ici, une pensée, une passade. Quelque chose s’y joue à mes yeux, une tragédie antique, une grande leçon de ténèbres, mais sur une autre scène que celle où se déroule ma vie ordinaire. Ces derniers temps, j’ai pris des notes et posé un texte inachevé sur le papier, dont mon billet sur l’empire du paysage méditerranéen et Albert Camus était une partie. Mais l’autre partie, figée, sèchait comme une feuille d’arbre oubliée entre les pages d’un livre. La voici donc proposée à la lecture, si cela vous dit de jeter un œil à mon carnet de notes par-dessus mon épaule.

J’ai, pour ma délectation et pour me crever le cœur, plusieurs paysages au fond de moi qui souvent ressuscitent. Ils se dressent dans les ténèbres et prennent alors toute la place, comme s’ils avaient un visage, des mains, un esprit et une voix. Ce ne sont pourtant pas des êtres de chair donnant des gifles ou des baisers, donnant des regards, de ces froideurs qui glacent le cœur, de ces flèches qui l’incendient ; ils n’ont pas cette dureté, cette vérité drue qu’a le reste de l’humanité lorsqu’elle surgit au beau milieu de mon monastère, de ma commune et impossible solitude. Mais des chimères de lieux vides, des visions de passage, brèves comme des étourdissements, ou de simples climats, des apparitions venues à moi comme un étranger au portail de la maison, en ouvrant les volets, par la fenêtre d’un train, au détour du virage, au débouché d’une route.

Or nous sommes tous ainsi. Nous avons des mondes entiers en nous. Nous cachons du ciel, du lointain, des chemins, de la lumière, du temps qu’il fait et du hasard qui nous happe, nous portons dans nos poches des saisons, des jours et des nuits, autant que nous dissimulons, dans nos cervelles pensives, le pauvre souvenir de gens croisés, les traces tyranniques de nos maîtres et de nos esclaves, les haleines enfermées de nos vivants et de nos morts. Il faut croire que quelques paysages, trois fois rien pourtant, peuvent être aussi impérieux, aussi despotiques pour nos âmes que les femmes qui nous ont meurtris ou les hommes que nous avons aimés.

Terres, vues, arbres, pentes, crêtes, champs, prairies, horizons, sentiers vivent parmi les souvenirs que nous empilons, les choses dont nous ne savons que faire. Et soudain, pour rien ou bien pour vivre à part un moment peut-être, à la faveur d’un alignement de circonstances, ils ressurgissent et nous brûlons de retourner dans ces lieux qui sont pourtant absents, de retrouver ces paysages qu’une fois au moins nous avons vus, face à quoi une fois au moins nous avons été. Depuis leur absence, ils nous appellent. Ils nous parlent de la grande joie de vivre, de la mélancolie qui est sa sœur, de la tristesse sombre et mouillée des hivers, de la consolation des matins et des soirs, du repos de nos corps épuisés, à nous seuls, rien qu’à nous, à moi et à toi. Nous sommes nommés par eux, saisis au vol, enjoints de quitter à l’instant l’endroit de notre désignation et de nous rendre là où la mémoire nous convoque. Nous sommes appelés à comparaître devant nos paysages.

Quant à moi, mes paysages m’entretiennent de choses si considérables, si puissantes, qu’ils sont pour moi des délivrances, et même des épiphanies. Ils m’affranchissent, me révèlent et me sauvent immanquablement de la mort. Car ces quelques lieux rêvés, ceux que je conserve jalousement et qui reviennent toujours, figurent parmi les raisons pour lesquelles je ne me tue pas, puisque le monde est affreux.

Oui, au moment où vient l’envie de mourir, ce qui me retient est aussi fragile que cela. Et si c’est d’abord, impériale, souveraine, la honte de meurtrir les survivants, c’est aussi, comme en arrière-plan, comme un décor, l’envie imprécise, douce et vagabonde comme l’âme, de continuer un peu à vivre et à éprouver la vie, c’est-à-dire de rester un peu dans le monde, dans la lumière des autres, sous les lampadaires de la ville ou sur le chemin venteux de l’école buissonnière. D’être encore quelque part dans un paysage. Alors je ne néglige pas une chose pareille.

*

Mes paysages sont anciens. Ils viennent du fond de mon âge.

Le premier, je le chéris entre tous. À lui je m’abandonne quand tout le reste m’abandonne. J’y trouve un infini de vignes sous le feu de l’été, l’arrondi des collines d’un arrière-pays méditerranéen, roussi et odorant, sentant la bouillie vineuse, la terre sèche, le fruit pourrissant sous les guêpes, sous la haute et claire congrégation florentine des pins, un chemin de cailloux blancs et de poussière rouge s’ouvrant là, et la mer quelque part en bas. C’est le grand matin français, princier, diamantin. Il est peut-être dix heures. Tout y est encore possible.

Le deuxième vient moins souvent. Il s’ouvre dans la fenêtre de ma chambre d’enfant. Je crois qu’il préfère les heures tristes pour surgir. Il y a le petit froid brumeux de l’Île-de-France, l’ennui très particulier, inconséquent et pour ainsi dire tchekhovien, de l’après-midi. Devant moi s’étalent de vastes champs de blé couronnés par un bois à chevreuils où dorment peut-être les allées d’un parc, l’idée d’un hussard cavalcadant librement entre deux cœurs sur un cheval brossé, l’adorable lumière sans grand soleil de l’automne dans les Yvelines. Moi, dans ce paradis de confitures et de cheminées, je songe à l’océan sur laquelle j’embarquerai bientôt. J’ai devant moi le cargo graisseux, strictement boulonné, la canicule orangée sur mon visage et dans l’échancrure de la chemise que je ne porte pas encore, et mes mains se tiennent au bastingage brûlant. J’y suis triste et assoiffé de vivre. Le froid m’y ramène, chaque mois de décembre.

J’ai vécu, enfant, entre deux paysages et tout ce qui s’est passé, depuis, est parti de là. Aujourd’hui encore, ils sont la vague origine. Dans les tableaux, je ne cherche qu’eux. Dans les films, je ne vois qu’eux. Que je me présente devant une Nativité toscane, un portrait de la Renaissance, une vue de bataille, et mon regard se porte toujours, d’abord, sur le lieu de la scène. Je veux savoir à quoi ressemble vraiment, à hauteur d’homme, cette colline bleue et les arbres irréels postés dessus, ce que font, aux petits personnages montant dans les barques aux voiles rouges repliées, ce rivage d’or, ce verger parsemé de flocons de fleurs de prunier, ce pré, ce taillis, ces cyprès épars, pourpres, orgueilleux comme d’austères prières de moine lancées en murmurant vers le ciel. Que j’assiste à la psalmodie d’une œuvre de cinéma et je contourne invariablement les protagonistes pour me perdre derrière, dans cette garrigue brûlée, ce désert jaune, ce coin de ferme, cette chevelure blonde des blés, ce chemin qui descend vers l’ombre, ces landes verdâtres et noires aux lèvres de pelouse sur les roches de granit, veinées de murets de pierres imbriquées, pareils à des énigmes mathématiques. L’histoire passe après. Je veux avant tout savoir où je suis, sans quoi je ne comprends rien. Ou du moins, je pense réellement ne pas pouvoir percevoir la vérité de l’histoire, laquelle porte en elle son propre paysage, le temps qu’il fait, les odeurs qui viennent de la terre et des feuilles, la façon oblique ou royale du soleil sur l’ensemble des choses ici-bas.

Mes alentours me rendent fous et désormais je l’accepte. J’ai longtemps gardé le secret pourtant, comme si cette obsession toute-puissante, cet amour inavouable mais despotique n’était propre qu’à moi, qu’à mes manières têtues, adolescentes. Cependant, je me taisais encore, malgré l’empire de ce secret. Je me laissais faire, en victime innocente, et cette manie me conduisait librement le long de son parcours tortueux.

Il m’arrive encore aujourd’hui de mesurer combien ces paysages, les combinaisons inertes et muettes pleines de signes et de couleurs qui m’entourent, ont eu de l’influence sur le cours de ma vie. J’avoue avoir par exemple décidé de rompre avec la part violente, traumatique, cauchemardesque de mon enfance, en contemplant, sans bien savoir pourquoi, un après-midi torride, dans une rue vide d’Hollywood où je survivais, une grosse fleur rose surgissant d’un buisson de laurier, une fleur pareille à un œillet énorme, unique, un œil divin, récriminateur et miséricordieux, sur le bord d’un trottoir craquelé comme la croûte d’un gâteau d’une petite rue au pied des collines, dans cette ville sans fin où, en exil, j’avais été plongé pendant quatre ans dans un mauvais rêve aux couleurs acidulées. Là, devant cette fleur, ou à cause d’elle, je décidai de quitter l’Amérique définitivement. Je pense aujourd’hui que cette fleur me rappela à moi-même, au paysage d’été que je conservais obscurément en moi toutes ces années mais que j’avais réprimé, repoussé dans les ténèbres, et sous-estimé finalement. Ce fut peut-être la bifurcation la plus importante de mon existence, sans laquelle je serais devenu zombie, sans doute.

Mais une fois rentré en France pour vivre mon adolescence loin des songeries morbides de la Californie, ce ne furent pas de grandes idées qui prirent leur place, des cathédrales intellectuelles ou politiques, non. Ce furent encore des paysages. Sous la bruine grise du quartier de Montparnasse où je vécus alors pauvrement, ce fut la Méditerranée et son monde qui lentement prirent possession de moi, l’ambre de sa lumière, ses hauts plateaux, ses roches chaudes, ses criques secrètes et blanches, ses buissons d’arômes griffeurs et la souveraineté de la mer vers où accourent depuis le fond des temps les chevaux et les soldats grecs. Je poursuivis ces paysages dans les livres et le théâtre, dans le dessin et la peinture, dans le cinéma, dans la musique, dans le désir amoureux même. J’étais un guetteur. Un voyeur. Leur amant inconnu et malade, médusé d’être possédé par de simples paysages.

Alors je me livrai sans vergogne à mon inconduite, à mon histoire intime avec les paysages. Toute mon existence se mit à s’éclairer de jardins, de vues immortelles sur les clochers de Florence, des steppes d’Asie centrale défilant par la fenêtre du Transsibérien, de grandes plages vides défiant l’océan, droites et inamovibles comme des veuves de marins. Et je me nourris plus que de ça, et aussi d’un peu du reste, mais par surcroît. Je fournis même des prétextes bizarres, techniques, farfelus, pour m’inscrire à l’université d’Aix-en-Provence plutôt qu’à Paris où pourtant je vivais, alors que ce n’était, en vérité, que pour pouvoir longer tous les jours l’air italien de ses hôtels à mascarons, pour me faire écraser de joie par le massif mauve de la Sainte-Baume, me laisser envoûter par la morsure étincelante de l’hiver sur les pentes du château de Vauvenargues et parader les après-midis sous le mouchetage des platanes du Cours Mirabeau ou les pins immenses du Parc Jourdan, et puis aussi errer librement dans les ombres de Marseille, au bout d’une demie-heure de train. Mon adultère avec les paysages de Provence, je le vivais enfin à découvert, impunément. J’étais librement fou d’eux, comme un jeune converti, comme Blaise Pascal aimait Jésus-Christ au petit matin glacé du 24 novembre 1654.

Les paysages prirent ainsi leur juste place dans ma vie d’homme. Je me mis à écrire et rien n’importa davantage que le lieu de l’action.

Notes prises à Paris, durant le printemps 2023.

L’esprit de l’Égée

Depuis l’enfance, je vis dans un épais mystère : celui d’un paysage. Je suis, culturellement et familialement, un homme du Nord, mais égaré incompréhensiblement dans un inguérissable béguin pour le monde de la Méditerranée. Tout est de la faute d’Albert Camus, je crois.

Un jour, Albert Camus m’a délivré. J’étais jeune, je devais avoir dix-sept ans. Mais contrairement au cliché navrant qui prévaut dans la presse magazine, je n’étais pas cloîtré dans un mystère existentiel que le prétendu philosophe pour classes terminales aurait dénoué. Non. J’étais jusque-là enfermé dans un secret — un paysage secret. C’était comme un amour adultère, comme si, quelque part sur la route, je m’étais entiché d’une grande cocotte ou d’une fille à scandales, et que soudain un homme fait me sortait d’autorité de la honte et m’honorait de son amitié. Quelle étrange chose.

J’étais un enfant bizarre. J’avais déjà beaucoup voyagé et j’en avais déjà ramené de profondes blessures et des émerveillements au moins aussi nombreux. Ma professeure de français en classe de première — elle s’appelait pour moi madame Guégan, c’était au Lycée Lamartine, rue Poissonnière à Paris — m’a fourré L’Étranger dans les mains. J’ai lu. Mais ça n’a été ni l’aventure existentielle tragique, ni la violence aberrante du meurtre sur la plage, ni le voile déchiré de l’absurdité de vivre qui m’ont tétanisé à sa lecture, mais le bain de mer avec Marie Cardona, l’après-midi solitaire sur le balcon de Belcourt à manger des œufs au plat et du chocolat, la sensation d’avoir froid dans l’ombre des arcades blanches, alors que le soleil règne en maître, en grand peintre, sur Alger. J’en étais bouleversé. Le monde de l’été vécu était aussi puissant à découvrir et à éprouver, et même peut-être plus, que la violente aberration d’être irrémédiablement mortel et d’être là. Les leçons à apprendre dans le roman ont donc été remises à plus tard, la vie humaine là-dedans démasquée est passée après. Ce qui m’a importé, ce qui m’a redressé dans ma lecture, ce qui m’a enjoint d’être présent et de répondre avec le cœur au texte qui se déployait sous mes yeux, c’était l’univers concret, l’Algérie concrète, l’été méditerranéen véritable où Meursault vivait. Comme si le livre avait fait irruption en moi, au fond de ma tanière, de mon secret le plus intime, impudiquement, violemment.

Les autres livres de Camus se sont alors enchaînés : Noces, La Peste, L’Été, L’Exil et le royaume, et même ses Carnets, Caligula et L’État de siège, où partout je retrouvais le même indéniable souci que le mien, la même basse-continue faite de la terre sous mes pieds, de l’univers se déployant dans le ciel et du bout de mon regard, la même toquade pour la vie matérielle dans ses arômes et dans ses bruits, pour l’omniprésence des paysages de la Méditerranée et leur pouvoir sur moi. La grande machinerie de l’Absurde, l’amour des autres, le couple infernal avec Sartre et la grande pitié de la guerre, tout cela me captivait bien sûr. Mais pour moi, honnêtement, c’était secondaire. Comme un fan transi d’amour pour une starlette, et la traquant partout, même seulement son pied chaussé, sa silhouette filiforme, l’ombre de son nez dans un plan de cinéma, j’attendais dans les livres d’Albert Camus le surgissement libérateur des paysages de l’été et de leur armée féérique, qu’immanquablement le gamin d’Alger, dans tous ses textes, faisait fondre sur moi, que ce soient leurs arbres penchés sur la mer, leurs collines amoureuses, leur ciel vert, leurs cigales endormant les distraits, la noirceur de leur soleil ou la vérité cruelle de leurs soirs.

Albert Camus et sa fille Catherine en Grèce en 1958 (DR).

Camus trahissait mon secret en me le révélant. Et ainsi j’étais enfin découvert et libre, au grand jour : un homme pouvait donc se faire une vie en filant un amour désespéré, mais tellurique, suprêmement souverain, pour des choses aussi dérisoires et aussi mutiques, mais aussi irréfutables et tyranniques que les ruines de Tipasa, les amandiers de la vallée des Consuls au printemps, les caps brûlés de Kabylie se fondant dans l’eau froide et translucide de la mer saliveuse, et le désert impérial. Ainsi donc, je n’étais pas seul.

Ont logiquement suivi les autres, tous les autres écrivains et poètes : Georges Séféris qui règne toujours en roi incontesté et qui ne m’a jamais quitté, et René Char, bien sûr, grand chambellan de l’ombre, dont la haute carcasse a marché auprès de Camus jusqu’à son tombeau, et Jean Giono, Panaït Istrati, Nikos Kazantzakis, Lawrence Durrell, Loran Gaspar, Philippe Jaccottet. Et puis il y a eu tous les voyages que j’ai entrepris, du plus misérable au plus luxueux : j’ai dû passer un bon tiers de ma vie, en silence, entre la Provence et la Grèce.

Aujourd’hui, j’en suis toujours malade. Dans presque tous mes livres, il existe un lien quelconque avec la Méditerranée, même infime, même anecdotique, de la même manière que deux amants endormis s’efforcent de se toucher toujours, ne serait-ce que du bout des doigts. Et j’en suis d’autant plus malade quand je vois comment le tourisme de masse et le folklore de supérette (les trois P : la pétanque, le pastis, la paresse), la vulgarité de l’argent et le vice de la cupidité, la mentalité de voyous s’affrontant à une génération de vieux méchants, comment la pollution, la haine, la bêtise ont pris possession de mes rivages et de mes arrière-pays. Je déteste ce que nous avons fait du Midi. Je hais les cartes postales. Je conchie les vacances.

Mon amour est de l’ordre de l’amour qu’éprouvent les moines. J’y aime l’hiver, la grande neige sur les hauts-plateaux, le vent de l’automne brossant jusqu’à l’os le désert de Camargue, les criques glacées en avril, les petits marquisats repliées comme des escargots autour de leurs ruelles vides — et cela reste pour moi le monde de l’été, mais d’un été de l’esprit, l’été invincible dont m’a parlé jadis Albert Camus. C’est au fond de ma nuit intérieure qu’on peut trouver cette lumière. Personne n’y comprend rien, pas même moi.

Car je suis né ailleurs, sur les bords de la Seine, en banlieue de Paris. Rien ne m’attache vraiment aux rivages de la Méditerranée. Alors pourquoi le sentiment est-il né très tôt en moi que là seulement, dans ces paysages-là, dans ces villes-là, sur cette mer-là, ma vie prenait tout son sens ? Je n’en sais toujours rien. C’est le mystère le plus impérieux et le plus opaque des cinquante-trois années que je viens de vivre.

La vertu républicaine

J’ai profité — si l’on peut dire — de quelques jours de repos forcé pour terminer la lecture d’une biographie de Jean Moulin. J’y ai appris quelques leçons qui rendent modestes. Mais j’en ramène aussi les impressions laissées par une lumière plus banale, plus fade portée sur un homme assez ordinaire que la légende a entraîné dans son courant et qu’elle n’a finalement fait qu’effacer.

Grippé, j’ai terminé en quelques jours le Jean Moulin l’affranchi de l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon. Cette dernière, comme elle le raconte d’emblée, a été l’une des petites mains de Daniel Cordier lorsqu’il s’est agi de compiler les documents pour la somme qu’il a consacrée à son ancien patron : c’est ainsi qu’elle a rencontré le chef de la Résistance intérieure, et son secrétaire dévoué.

Son livre à elle est une belle et très instructive lecture parmi les Grandes biographies de Flammarion. Sobrement écrite, mais avec élégance — l’élégance des historiens qui savent écrire —, économe, dense et précise. Ce n’est ni le cénotaphe ultra-ciselé de motifs et de nuances de Cordier, ni le tombeau civique de sa sœur Laure Moulin : c’est un livre nourrissant, satisfaisant, allègre et sans pathos, à hauteur d’homme, sur une vie banale avec ses petites manies et ses jolis coups, nous laissant l’opportunité et le temps de mesurer toutes nos différences avec lui et de le voir en pied, regardant et respirant, normal, réel. J’en sors touché, conquis par l’amitié pour lui, plein d’une immense, presque vertigineuse gratitude, pas forcément séduit par le sous-préfet joli-cœur, mais assez étourdi par la puissance, la force d’âme du gars, comme on dit.

Faire l’Histoire comme lui, quand on l’observe au ras de l’homme, au bas niveau de sa vie quotidienne, n’a l’air de rien pourtant. Je suis d’ailleurs frappé par son côté monotone, monocorde, absolument pas grandiose ; il n’y a rien de spectaculairement élevé dans la courte vie de ce fils de professeur d’histoire de Béziers, sinon quelques grands moments qui claquent comme des coups de fusil dans le maquis : son suicide raté en juillet 1940, confondant de logique, après deux jours et deux nuits d’ignominies que des Allemands en extase d’avoir vaincu la France font subir au préfet d’Eure-et-Loir ; la cérémonie privée où, début 1943, à son domicile de Londres, en tout petit comité, le général de Gaulle le décore de la Croix de la Libération et où le chef de la France libre, selon le colonel Passy qui assiste à la scène, « lui glisse presque à voix basse : ‘Mettez-vous au garde-à-vous’ », tandis que Moulin pleure en silence ; la première réunion du tout nouveau CNR, le 27 mai 1943, 48 rue du Four à Paris, au premier étage, au terme de péripéties ennuyeuses et presque burlesques : ainsi, par exemple, pour avoir une tablée complète du Conseil national tel qu’il l’a imaginé, en dépit de toutes les objections, c’est-à-dire comprenant aussi bien les mouvement politico-militaires clandestins que les syndicats et les partis d’avant-guerre non compromis dans la collaboration, il lui faut trouver un homme politique de droite qui ne soit pas trop mouillé dans le pétainisme, qui soit présent à Paris, et qui soit prêt et capable de tenir sa langue : il demande donc à tout le monde 48 heures de plus…

L’héroïsme, alors, et donc le grand moment d’Histoire, apparaît dans son éclat derrière le prosaïsme, mais lui aussi dans son absurdité, sa contingence et sa désarmante normalité. L’heure exceptionnelle est là par sa surprenante évidence bien sûr, mais aussi dans son surgissement soudain et presque anodin, que tout le monde n’est pas capable d’attraper au vol. D’ailleurs, Bénédicte Vergez-Chaignon l’explique bien : parmi ceux qui se trouvaient autour de la tablée obscure, derrière les rideaux tirés de la rue du Four, en ce 27 mai 1943, tous n’ont pas vu ce qui se passait, tous n’ont pas compris ce à quoi ils avaient participé : les uns ont considéré, dès la sortie, que c’était une perte de temps ou une prise de risques inutile, les autres que c’était encore une réunion, tandis que quelques-uns ont bien saisi, non pas seulement que c’était important politiquement, mais que c’était « le jour le plus bouleversant » de leur vie. On ne fait pas plus grande différence entre les uns et les autres, il me semble : c’est sans doute le propre du moment historique. C’est la leçon que nous apprend le passage un peu idiot, totalement raté, de Fabrice Del Dongo à Waterloo.

On se marre d’ailleurs en lisant quelques extraits de ses discours de préfet ou de sous-préfet, qui peuvent souvent avoir une belle tenue, mais qui sentent tout de même très fort le comice agricole, la fête au village…

Mais sinon, c’est une gentille petite vie bourgeoise qu’a vécu Jean Moulin. Rien n’est caché d’ailleurs de ses mondanités, de son goût pour ça, de ses complaisances avec son époque, de ses sottises de jeune homme, de ses histoires de cœur assez miteuses, à quelques exceptions près, de ses combines de bureaucrate pour avoir de l’avancement ou une meilleure affectation dans la préfectorale — et ce, jusqu’en 1936, jusqu’au moment où tout cela devient fort politique, et donc plus vibratile, plus électrique. On se marre jusque-là en lisant quelques extraits de ses discours de préfet ou de sous-préfet, qui peuvent souvent avoir une belle tenue, mais qui sentent tout de même très fort le comice agricole, la fête au village, les envolées pompeuses du maire de Champignac ou les chevauchées ubuesques d’Achille Talon.

On voit bien ce qu’il doit à son père et ce qu’il apprend de lui. Les deux semblent très proches. Il règne entre eux l’affection virile, mélancolique et un peu froide qu’on trouve dans la littérature de l’époque entre les fils et les pères, chez Proust ou Martin du Gard. Ils s’aiment, mais il y a entre eux des règles, et même une discipline. Et le père règne en maître, jusqu’à sa mort. Et ça ne se discute pas. La carrière de fonctionnaire de Moulin a d’ailleurs été entamée à contre-cœur, quoiqu’avec réalisme, lorsqu’il comprend qu’il ne sera jamais un grand peintre ni même un dessinateur de presse génial, ce qui était pourtant le chemin qu’il avait sérieusement commencé à emprunter, mais aussi pour satisfaire son père. Et pour faire comme lui, pour servir la République comme lui, raidement, techniquement, avec toute l’abstraction poussiéreuse, lustrée et pour tout dire un peu crétine que cela pouvait impliquer sous la IIIe République.

Mais il faut dire que Moulin a pareillement, comme son conseiller général rad-soc de paternel, un tempérament un peu compassé, formaliste, boutonné, présentable aux monuments aux morts comme aux inaugurations académiques, respectueux de la bourgeoisie, de ses cocottes et de ses vieilles barbes, même s’il conserve toujours un côté bon garçon rigolard, juvénile et blagueur, une mentalité très colonie de vacances des années trente, avec chaussettes roulées et béret enfoncé sur la tignasse. Dès l’instant où il renonce à une vie de bohème ou de fiestas parisiennes, c’est pour l’essentiel un homme d’ordre, de hiérarchie, de bureau à chaises dorées, d’organisation administrative dans toute son implacable horlogerie juridique, de choses faites et bien faites. Au point d’ailleurs que, alors que de Gaulle vient de le nommer — en gros — premier ministre, il est convoqué à Vichy par un vieux contact du ministère de l’Intérieur, qui au nom de Laval lui offre un pont d’or pour finalement réintégrer la préfectorale — ce qu’il refuse, pour des raisons ouvertement politiques. Oui, Jean Moulin, de son vivant, est surtout connu pour ses ennuyeuses compétences, qu’il exerce sans fantaisie, sous un buste de plâtre de Marianne et un képi noir et or, et avec une implacable exigence : de ne jamais être autre chose qu’utile à la nation.

Mais pas aux dominants, aux puissants, aux gouvernements, aux ministres. Non. À la nation comme peuple politique. À la nation comme corps social vulnérable, qui par délégation lui confère à lui, préfet, du pouvoir et des moyens, avec l’indulgence sourcilleuse d’un souverain magnanime. À l’ancienne, comme on l’avait imaginé à Paris pendant l’été 1792. L’époque actuelle le dégoûterait sans aucun doute, où des mirliflores s’approprient la république en flûtant des leçons de maintien à tout le monde.

Cette façon d’être, de placer en colonne vertébrale de son action professionnelle l’incorruptibilité, l’efficacité dans l’action et la justice dans le geste, la tempérance politique peut-être, mais au service des pauvres et des malheureux — l’obsession de la protection de la vie et de l’honneur de la population civile à tout prix, même celui de sa propre vie, avec un bout de carreau brisé dans une cellule noire.

Je me dis que voilà bien quelque chose qui semble avoir disparu de la circulation, en France : la vertu républicaine. Cette façon d’être, de placer en colonne vertébrale de son action professionnelle l’incorruptibilité et la permanence de l’État, l’efficacité dans l’action et la justice dans le geste, la tempérance politique peut-être, mais au service des pauvres et des malheureux — l’obsession de la protection de la vie et de l’honneur de la population civile à tout prix, même celui de sa propre vie, avec un bout de carreau brisé dans une cellule noire. Plusieurs fois Moulin, qui avant la guerre est tout de même assez soucieux de faire une belle carrière, la met en jeu par pure vertu républicaine, et rien d’autre. Parce que sa vie se trouve à un point de bifurcation : trahir la vertu républicaine ou non. Ainsi, chef de cabinet de son ami le ministre de l’Air Pierre Cot, il accepte volontiers d’être livré en pâture à la presse pendant le Front populaire pour ses prétendues « initiatives personnelles » visant à fournir des avions, des équipements et des pilotes à l’Espagne républicaine, malgré la neutralité officielle de la France dans la guerre civile. De même en juillet 1940, c’est pour refuser de salir l’honneur des tirailleurs sénégalais capturés à Chartres par les Allemands qu’il se tranche la gorge. On peut perdre beaucoup, à cause de la vertu républicaine : sa carrière, sa réputation, sa vie. Mais Moulin n’est pas un fanatique ou un robot : c’est un homme engagé, et qui sait désobéir quand la vertu républicaine l’exige, comme il le fait dès 1940. Qui ne vénère pas ceux qui exercent le pouvoir, mais ceux qui consentent à le déléguer.

La vertu républicaine, c’était quelque chose apparemment. On pouvait se foutre par la fenêtre pour ça. Ça tenait du sacré, du transcendantal : un républicain ne fait pas ci ou ça. « Un homme, ça s’empêche », disait le père d’Albert Camus, paraît-il. Et un fonctionnaire, encore pire : il y avait une raideur psychologique et physique dans ce vœu laïc, une verticalité dans le comportement, les choix, les paroles, les acceptations et les refus. Ce n’était absolument pas, comme aujourd’hui, l’amour du métier ou un légalisme fanatique, une loyauté à l’État ou au commandement quoi qu’il arrive : en cas de défaillance de l’Histoire, il fallait savoir quand et comment désobéir et surtout pourquoi, en vertu de quoi, au nom de quel aspect bafoué de la vertu républicaine. C’était cela, qui importait à ces hommes et à ces femmes (je pense à sa sœur Laure, elle aussi farouchement vertueuse, à un point presque conventuel, sacerdotal ; et à toutes ces pionnières de la Résistance comme Berty Albrecht, qui à mon avis mériterait une statue équestre en plein Paris). La vertu personnelle, en comparaison, importait peu : on pouvait être un excellent danseur de salon, coureur de bourgeoise, skieur émérite des resorts de Haute-Savoie et amateur d’art moderne un peu zazou, comme Jean Moulin, et se trancher la gorge en songeant à la patrie humiliée qu’on voulait forcer, à coups de bâton, à déshonorer un bataillon de soldats africains.

Je pense alors à la pratique personnelle des serviteurs de l’État que je connais aujourd’hui. Au ministère des Affaires étrangères, dans l’armée, en ambassade, dans les institutions internationales, et même dans l’Éducation nationale. Passons avec pitié sur la police et les finances, où règnent unanimement des mentalités de voyous. Passons aussi sur les grandes écoles comme Sciences Po où j’ai enseigné quelques temps et où plus rien n’a de sens pour les élèves comme pour les enseignants. Parmi ceux qui sont en poste, tous ont peut-être de grandes choses dans le cœur : le patriotisme, le goût du service, la passion de leur métier, la fidélité à telle école, à telle pratique, à telle idée politique ou philosophie. Mais aucun ne tient debout par vertu républicaine. Il faudrait renoncer à trop de choses personnelles. C’est mort avec Moulin, peut-être.

Et puis enfin, je suis frappé par les sentiments que Jean Moulin éveille chez le général de Gaulle. On voit le vieux, le grand, l’abrupt chef de la France libre faire preuve d’enthousiasme, faire des sourires, montrer un certain bonheur de vivre et d’agir en sa présence ou prenant de ses nouvelles. Voilà qui est étonnant et si rare — et même absent — chez cet homme glacé, désagréable, hautain, infiniment courageux et visionnaire, d’une intelligence supérieure, mais comme taillé dans la pierre d’un tombeau. Moulin éveillait quelque chose d’extrêmement enfoui en lui : l’amitié, l’amour de l’amitié sans doute, l’admiration, la gratitude d’être admiré, l’amour d’être aimé — des choses compliquées, et finalement très politiques, ici en tout cas.

Bref, la vie réelle de Jean Moulin, à son niveau, n’a pas dû être très intéressante à vivre au quotidien.

Bref — des restaurants de bords de route, des trains de nuit, des petites chambres d’hôtel minables, des appartements sans chauffage, des logements de fonctions, des cafés sentant le graillon, des salles des fêtes, des salons à soupières, des réunions, des problèmes à résoudre, des rapports tapés à la machine, des consignes à recevoir et à donner : voilà en fin de compte à quoi s’est réduite l’existence de cet homme immense, qui nous dépasse tous, nous les vivants, en termes de courage et de sens de l’État. Ce n’est pas bien splendide. C’est même franchement glauque. La vie réelle de Jean Moulin, à son niveau, n’a pas dû être très intéressante à vivre au quotidien.

Je savais pourtant, depuis la lecture du Alias Caracalla de Daniel Cordier, combien la tâche quotidienne du représentant personnel du général de Gaulle en France occupée était ingrate. Mais le reste l’était aussi : on s’ennuie, on traînasse, on travaille beaucoup, dans des bureaux froids, à des tâches stupides, avec des crétins, dans cette vie interrompue qu’a vécu cet homme, du début à la fin. Et ses grandes joies n’ont pas été si extravagantes : faire du ski avec son copain en Savoie, lutiner une dame en secret, faire la bringue à Montparnasse dans les années folles…

La grandeur est bien là. Mais elle apparaît comme se révèlent des phrases tracées au citron sous la flamme d’un briquet : a posteriori, selon comment on regarde. En tout cas, je sors de cette lecture en songeant qu’il ne faut pas attendre que l’Histoire se manifeste et nous soulève. Car l’Histoire, c’est nous, rien que nous. Ce n’est que nous. Et on ne voit pas la houle lorsqu’on est porté par elle.

Sur une visite au musée Marmottan-Monet

L’époque est affreuse, alors disons qu’il faut trouver du secours dans les forces obscures qui nous lient à cette vie. Pour ma part, au hasard d’un jour de liberté, j’ai trouvé ce secours dans le sous-sol d’un hôtel particulier un peu vulgaire du seizième arrondissement de Paris, où officie un moine-sorcier, sans un mot.

D’emblée, je suis frappé par la grande vulgarité des œuvres de l’ère napoléonienne. Narcissisme, poses de matamores, de fiers patapoufs, hauts faits d’armes et grands mensonges de cette bande de parvenus que Bonaparte a porté aux affaires. Assiettes, plâtres, bustes, torchères, fauteuils. Généraux d’opérette, faux princes et mauvais acteurs comiques tout ensemble peints, par les mêmes portraitistes, les mêmes larbins, usant de la même médiocre facture. Un photomaton de fiesta de riches, comme ces « événements » atrocement laids des écuries de Formule 1, avec la même débauche de fric, la même sottise dans les yeux, les mêmes valeurs pourries. Culte d’imposteurs. Une geste de beaufs accoutrés et coiffés. Dans le musée ceux qui s’y arrêtent sont d’ailleurs de bons gros et vieux bourgeois, chefs d’entreprise retraités et pédants.

En revanche, les quelques petits paysages du XVIIIe siècle me laissent rêveur : iréniques, paisibles, déserts, avec un cheval bien lustré et un enfant qui joue. Tricornes, perruques. Jardins, allées, petits châteaux dans un horizon campagnard. Un monde de haute tenue, et aussi de violence, de domination et de misère, mais pittoresque, très pictural, sans mobilier urbain criard, sans plastique, sans laideur. Pur et élégant, où chacun tient son rôle, y compris le mendiant.

Collection Berthe Morisot. Elle cherche — et trouve — ce vert passé, ce bleu parme très clair, ce jaune paille sans jus, ces adorables paysages sans grand soleil, juste baignés dans la douce et fraîche lumière de l’Île-de-France (la lumière d’aujourd’hui à Paris, incidemment). Peu d’envol, pas de fracas, de poigne. Rien qui nous dépasse. Des mains délicates, à tâtons dans la peinture et l’impressionnisme. Mais soudain dans sa collection personnelle, deux Degas puissants, dans l’ombre. Cette femme (madame Ducros) dans les ténèbres dont la robe fuligineuse est bordée d’un bleu royal, bizarrement, dans cette atmosphère de poële à charbon. Les braises infernales de la cheminée en quatre ou cinq touches d’un orange brûlé. Et les chemins de Rouart, empâtés, lourds. La paysanne sur le sentier, avec tous les secrets que l’on assoit avec soi dans l’herbe.

Et puis au sous-sol, Monet.

Il faut descendre, comme dans une crypte claire, de bois blond, sans arêtes, tout en rond, en cercles. Je suis accueilli par une photographie du sorcier barbu, dans son costume de laine claire, ses petits souliers, avec la cigarette, le galurin informe, et la grande barbe blanche au-dedans de quoi point le regard à la fois impitoyable et doux, pas du tout hospitalier, tout à son affaire à lui, pas à la nôtre. Je m’arrête sur le seuil. Je l’envie, étrangement. Je me dis que je voudrais être comme ça. Mais je ne sais pas ce que ça veut dire.

Ses toiles. Tout est magistral, tout. C’est le peintre de l’esprit des lieux et des choses. Il sait y faire, parfaitement. Il tient le monde dans ses mains, il sait le manier, le porter dans la lumière — le refaire, le capturer sur sa toile comme un insecte sous un verre renversé. Il maîtrise parfaitement l’univers tout entier. Lui donnerait-on l’espace intersidéral à étudier qu’il nous reviendrait avec la vérité du vide.

J’avance émerveillé parmi la diversité de son travail, en commençant par les fumées, la confusion nébuleuse, urbaine, bleu acier, gris fer, blanc vapeur de la gare Saint-Lazare et immédiatement des larmes montent dans mes yeux. Londres, Rouen, Norvège, Espagne, Italie, Giverny, roses incendiées, nymphéas, nénuphars, grand jour, effet de soleil, nuit, effet de soir : tout est là, entre ses grosses mains barbouillées, dans une pure soumission à l’esprit humain, un abandon, comme si le monde lui-même, grand animal domestique, se laissait caresser, prendre, brosser dans la profondeur de sa fourrure, par ce misanthrope amoureux de l’œil des hommes et de l’offrande du réel. Peinture claustrale, monacale, de reclus, de moine marié, fumeur, comptable, coquet, embourgeoisé, comme un riche paysan flaubertien, mais détenteur d’un secret qui pourrait à l’instant faire sauter la planète s’il le voulait vraiment, et n’étant donc plus dupe de rien.

Monet semble tout entier occupé au silence et aux choses. Rien d’autre n’est un souci que ce qui est là. Comme s’il savait parler enfin à la matière mystérieuse et muette et qu’elle répondait à ses flatteries et ses appâts. On dit que dans tous les paradis, les humains ont le pouvoir de parler aux animaux. Le vieux Claude, lui, sait sans doute parler au spectacle caché des apparences. Et ces dernières se donnent à lui, sans pudeur, pour jouir de lui, de ses tubes, de ses brosses, de ses chiffons odorants, de sa térébenthine.

Nous sommes déjà très loin

Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse (détail), 1818-1819, Musée du Louvre (Paris).

La France s’est engagée sur un terrain extrêmement dangereux et les temps traversés aujourd’hui sont particulièrement inquiétants. Mais puisque nous, dans le pays, sommes tout entiers occupés à nous défendre, je ne vois pas d’autre solution que d’appeler à l’aide, dans cette lettre, un ami étranger.

Mon cher frère et ami, comme s’appelaient entre eux les Jacobins, il me faut mettre de la solennité, de la gravité dans les mots que je vais écrire. C’est peut-être un peu ridicule, mais j’en suis réduit à cela. La France, mon triste pays, est en train de basculer dans un régime de non-droit, où les libertés civiles ne sont plus garanties et où l’opposition politique est progressivement criminalisée. Il faut que tu le comprennes, il faut que tu voies ça. Nous sommes seuls et nous sommes entraînés dans le noir. Ma lettre est un coup de poing dans le décor, pour faire passer un peu d’air et de lumière.

Moi, petit bourgeois parisien, jamais je n’aurais cru, de mon vivant, assister à la mutation dans quoi la France grimace actuellement, et singulièrement depuis l’arrivée par effraction d’Emmanuel Macron à la tête de l’appareil politique qui permet de gouverner le pays. Jamais je n’aurais cru cela possible, dans le pays qui fut autrefois mère des arts, des armes et des lois. Et qui se targue d’être encore fidèle à sa réputation de grande sœur de la liberté des peuples. Mais tout cela, mon frère et ami, c’est fini.

Bien sûr, ma jeunesse et mon apprentissage politique se sont faits dans la naïveté : guimauve démocratique à l’intérieur, horizon européen cucul à l’extérieur, justice sociale relative, vaste champ d’expression libre, showbiz vulgaire et grands artistes solitaires, contestation légale, ministères éphémères et Droits de l’Homme pour tout le monde. Alors disons que je paye aujourd’hui le prix de la confiance juvénile, et même idiote, que notre génération a placée dans son époque. Toi et moi, nous avons cru au progrès, nous avons cru aux Lumières, nous avons cru à la liberté promise. Nous avons même eu la sottise de penser que nous étions tous, quidams et puissants, faits de la même étoffe et en route pour la même gentille utopie, plus ou moins injuste. Nous n’avons pas compris que nos tortionnaires ne surgiraient pas des ténèbres de l’extérieur, mais de l’intérieur de notre propre maison. Et nous voilà désormais, nous en France, prisonniers d’eux.

Notre tout-puissant petit Président n’a plus aucun contact avec l’extérieur du palais de l’Élysée qui ne soit pas conflictuel, hargneux et pédant…

D’abord, il y a notre problème numéro un : Emmanuel Macron, qui a de quoi inquiéter. Ce jeune homme ne semble plus avoir de prise sur ce que nous partageons. On dit d’ailleurs depuis longtemps qu’il n’écoute même plus ses propres conseillers.

Il parle seul, il divague. Il pérore avec des concepts qu’il ne maîtrise pas. Il assène, il affirme, il assume, il invente. Et il dit ouvertement vouloir continuer à démanteler l’État tel qu’il a été constitué en France entre Louis XI et 1945 (centralité égalitaire, solidarité entre les classes et les générations, protection des plus vulnérables), au profit des oligarques. Il dit vouloir continuer à soumettre le monde du travail à ses lubies et le monde politique à ses injonctions : il dit d’ailleurs clairement vouloir changer, seul, les règles institutionnelles du pays, afin de déposséder l’opposition parlementaire, perçue comme parasitaire, et perpétuer son emprise sur le pouvoir, pourquoi pas au cours d’un troisième mandat qu’on a vu ailleurs. Il dit vouloir déposséder la nation de son pouvoir au profit de baronnies, ou plutôt de grands territoires auto-légiférants, sous l’autorité de ducs et de duchesses ayant fait allégeance au monarque, à ses libéralités et à sa brutalité verticale, comme au Bas-Moyen-Âge. Il dit enfin, sans se cacher, chercher à élargir sa majorité, afin de parachever son vieux projet d’absorption de la droite en lui adjoignant l’extrême-droite, c’est-à-dire la bourgeoisie raciste, totalement poutinisée, dans laquelle, à la fin, il reconnaît ses frères en barbarie.

Pour cela, il peut maintenant compter sur son successeur désigné, au moins pour un temps, son Dmitri Medvedev, un chambellan fanatisé, tout droit sorti de l’ordre monarchiste et fondamentaliste : Gérald Darmanin, notre ministre de la police et de l’ordre policier, son baron de Breteuil narcissique et petitement vicieux. Lequel s’arroge, sans rien y comprendre, et sans d’ailleurs chercher à argumenter puisque ce n’est pas son sujet, étant donné que c’est à la seule destination du bon peuple radio-télévisuel biberonné aux idioties chroniques de ses chroniqueurs idiots, le monopole de la violence légitime, c’est-à-dire le droit sans discussion à l’exercice de la barbarie.

Enfermé dans le rôle qu’il s’est auto-distribué, notre tout-puissant principicule n’a plus aucun contact avec l’extérieur du palais de l’Élysée qui ne soit conflictuel, hargneux et pédant. Les projets qu’il sort de son chapeau à la moindre crise sont irréels, aberrants, inutiles, quand ils ne sont pas tout simplement mensongers ou simplement cosmétiques, comme son plan sur l’eau qui n’a aucune incidence sérieuse sur le réel. De son côté, il ne sait plus de quoi il parle et, de notre côté, on ne sait plus qui, en lui, parle encore. Ses prises de parole sont d’ailleurs toujours absurdes et, désormais, le plus souvent menaçantes, et obsessionnellement agressives envers celui qu’il perçoit comme son ennemi central : l’opposant de gauche Jean-Luc Mélenchon, désormais décrit comme ennemi de l’État pour le seul motif qu’il s’efforce d’organiser politiquement l’opposition au gouvernement, comme c’est pourtant son rôle.

C’est le banquet de Trimalchion du Satyricon, où l’on amène les esclaves à punir entre les ragoûts et les compotes — parce qu’ainsi va le monde et que c’est la loi.

Quant à nous, nous ne pouvons plus nous opposer aux maîtres armés du pays sans être injuriés ou brutalisés. Car enfin, il aurait dû rester deux endroits d’où nous, qui ne sommes rien, aurions dû encore pouvoir exercer un contre-pouvoir : la rue et le Parlement.

Mais la rue est devenue, par la seule faute, par le seul choix conscient du pouvoir gouvernemental et des préfets qui s’en font les valets, le champ de tir, et même le terrain de jeu d’une police totalement hors de contrôle, affranchie de toute règle, de toute loi, de toute possibilité de sanction ou de retenue, de tout appel à la raison ou au discernement, de tout droit positif. La loi ne s’exerce plus. La police et la gendarmerie nous tirent dessus. Et les avocats, dans mon pays, sont effarés.

Je l’écris avec un nœud au ventre : en France, on arrête des citoyens n’ayant commis aucune infraction, c’est-à-dire des innocents, sans aucune conséquence ni aucune conscience de ce qu’on fait ; on les entasse dans des latrines pour une ou deux nuits, sans motif rationnel ; des policières violent des gamines ; dans la rue, on traite les enfants comme des animaux, un bétail qui appartiendrait corps et âme aux adultes ; on mutile à l’arme de guerre, on tabasse jusqu’à la mutilation, on réduit au handicap à coups de bâton ou à la grenade — on cherche, à l’évidence, à tuer. Et à prétendre, de surcroît, que l’on a le droit de tuer. Dans les rues adjacentes aux manifestations, aux ballons, aux stands de merguez, aux trompettes, aux cortèges syndicaux, des hommes et des femmes en armures de kevlar sont postés, le doigt sur la détente de fusils d’assaut allemands HK-G36, de calibre 7,62 mm, tirant 750 coups par minutes à 920 mètres par seconde.

Et nous avons, en France, une farandole de vedettes de la radiotélévision pour trouver cela formidable. C’est le banquet de Trimalchion du Satyricon, où l’on amène les esclaves à punir entre les ragoûts et les compotes — parce qu’ainsi va le monde et que, n’est-ce pas, c’est la loi.

Car que cela leur plaise ou non, la République, c’est nous. Nous qui, parce que précisément nous ne sommes pas violents, rendons possible leur pouvoir…

Quant au Parlement, le pouvoir actuel et ses satellites médiatiques cherchent à le neutraliser. Et même : à l’abolir de fait. Depuis l’année dernière, du reste, le gouvernement français ne légifère plus vraiment : il commande au coup de force procédural, par le chantage, l’achat de voix et la combine. Le vote majoritaire est facilement disqualifié, méprisé, contourné, manipulé, déguisé. On parle d’ailleurs de légiférer bientôt au décret-loi, comme Charles X.

Le lieu où toute la violence naturelle de la société est supposée se muer en arguments, en disputes, en discours, en proclamations, ils veulent en faire une morne salle de lecture ordonnée par des surveillants généraux, un vague comité d’entreprise où ils ne veulent voir qu’une tête. Il ne faudrait plus s’y insurger, hausser le ton, montrer au pouvoir un autre visage que le sien, dire aux puissants qu’ils tiennent peut-être entre leurs mains les leviers de commande, mais pas la vérité tout entière. Qu’on peut penser autrement, dire autre chose — c’est à cela que servent les institutions, après tout, à faire des indépassables conflits entre les êtres humains en société, une civilisation. Mais non, pour eux, c’est incompréhensible et même scandaleux. S’opposer à eux, faire vivre le Parlement comme il a toujours vécu d’Athènes à Paris, c’est être indigne des institutions, se mettre hors du champ républicain. Oui, sans culture, détestant l’héroïsme, incapables de se justifier rationnellement, ils se sont appropriés tout ce qui faisait la cohésion du pays, notre chose commune, notre maigre possession et la preuve de notre amitié mutuelle : notre République.

Songe un peu, mon frère et ami, à ce que cela signifie, d’exproprier ainsi, comme des grands propriétaires chasseraient leurs métayers hors de leurs fermes, l’opposition de gauche hors de la République, hors des institutions. Ce n’est pas seulement faire des phrases (même si c’est cela aussi). C’est nous expulser, nous tous, hors de chez nous ; nous, électeurs, sympathisants, militants, citoyens occupés à nos propres affaires et exerçant nos libertés civiles et politiques — mieux, même : notre devoir, puisqu’ils aiment tant ce mot — en participant à la vie politique, avec nos moyens, par nos mots, nos actions, nos rassemblements, nos slogans, nos textes, nos chansons, nos grèves. Parce que nous troublons le petit intérieur domestiqué que croient s’être offert ces messieurs-dames, comme s’il s’agissait de leur résidence à la campagne, on nous décrète hors de la nation de droit, c’est-à-dire formellement hors de ce « corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté par le même législateur », comme nous a défini Montesquieu. Politiquement, il n’y a pas plus grave que cette infamie qu’on nous fait. Car que cela leur plaise ou non, la République, c’est nous, et pas eux. Nous qui, parce que précisément nous ne sommes pas violents, rendons possible leur exercice du pouvoir — voilà du reste le paradoxe explosif où il nous faut nous maintenir en citoyens qui, par ce choix, s’affirment comme plus civilisés que les despotes d’opérette devenant tout rouge quand on les contredit.

Le champ républicain, aussi incroyable que cela puisse paraître, s’est réduit aux champ de l’action politique qui ne dérange rien…

L’opposition de gauche, la seule désormais à n’être pas soluble dans les forces qui gouvernent, refusant de les flatter, de les seconder, de les appuyer, comme le fait désormais l’extrême-droite, est donc désormais assimilé à un ennemi intérieur, un danger pour l’État, la démocratie, les institutions, que sais-je encore. Le champ républicain, aussi incroyable que cela puisse paraître, s’est ainsi réduit aux champ de l’action politique qui ne dérange rien, qui ne bouscule rien, qui ne remet rien en cause, qui ne déroute et ne déstabilise rien, bref qui n’exerce pas le droit à la contestation orale et procédurière que la république reconnaît à tous, le droit à remettre tout en cause à tout moment, qui est pourtant la définition même d’une société libre et souveraine — l’opposition qui ne s’oppose pas. Alors de deux choses l’une : soit ils se payent de mots et ne font que brasser dangereusement du vent ; soit il s’agit, comme ils le disent ouvertement, d’un danger, et il va falloir sévir.

Je m’attends donc désormais à des arrestations dans nos rangs, à des procès rendant tel opposant inéligible aux grands rendez-vous électoraux, ou l’enfermant quelque temps, ou l’exilant hors de la vie publique. Et alors, que feront les miens ? Iront-ils avec moi devant le commissariat où auront été amenés les opposants, et pourquoi pas Jean-Luc Mélenchon en personne, menottes aux poignets, sous l’accusation de sédition, d’atteinte à la sécurité de l’État, en tant que menace à la tranquillité publique ? Pour dire quoi, pour faire quoi ? Seront-ils prêts, eux aussi, à être inculpés pour cela et à les rejoindre en cellule ? Seront-ils encore aussi légitimistes qu’ils le sont aujourd’hui ? Ou diront-ils simplement, comme tant d’autres peuples l’ont fait à travers l’Histoire : tant pis, nous avons perdus.

Tu vois où nous en sommes, mon cher frère et ami. Je m’attends à ne plus vivre que dans un simulacre, une pathétique comédie nationale ayant toutes les apparences de la France, de la République française, de celle qui fut l’emmerdeuse du monde, mais qui est réduite à n’être plus, aujourd’hui qu’une principauté navrante et pittoresque, avec la Tour Eiffel au milieu, mais prise à la gorge, médusée. Aujourd’hui, la France m’évoque plutôt le printemps écrasé d’une lointaine Tchéquie, la Grèce de Z, une pétro-dynastie d’Afrique centrale, ou bien une médiocre petite démocratie tropicale dont, en une nuit, des putschistes lustrés, en costume, parfumés, peuvent à tout moment s’emparer. Nous avons dangereusement dérivé et nous sommes en danger, en grand danger. Nous sommes déjà très loin.

Nous sommes toujours vivants

Scène du film « Le Cuirassé Potemkine » de Sergueï Eisenstein (1925)

Nous sommes toujours vivants. L’invraisemblable déferlement de violence que le gouvernement déchaîne contre nous ne nous a pas encore tués. Nous marchons encore, nous barbouillons des pancartes, nos levons le poing, nous faisons grève. Aujourd’hui encore, nous irons dire, dans la rue, une fois de plus, ce que nous disons depuis des semaines maintenant : non, nous n’acceptons pas sans révolte vos manœuvres, vos obsessions, vos mensonges, vos coups de force, vos coups de bâtons. Nous ne sommes pas dupes et nous sommes toujours vivants.

Oui, nous sommes toujours vivants, politiquement comme physiquement : il est incroyable qu’en France, nous en soyons aujourd’hui à devoir lancer cette phrase comme un défi à la face de ceux qui prétendent à la fois nous représenter et qui veulent en même temps nous réduire, nous humilier, nous contraindre et nous bâillonner. Et qui nous frappent au sang, en fourgon, en cellule, jusqu’au coma.

D’une certaine manière, toutes les manifestations sont l’occasion de compter les survivants. Faut-il rappeler, tout de même, que nous comptons des jeunes femmes violées dans nos rangs ? Des mutilés à vie ? Des fracturés, des éborgnés, des saignés, des scarifiés, et que nous sommes tous en même temps injuriés ? C’est ainsi pourtant, et le monde entier nous regarde, effaré. Impatient, aussi, de savourer avec nous notre victoire.

Parce que nous sommes increvables. Même rentrés dans nos maisons, même terrés chez nous par peur de la police, même réduits à l’humiliation par la morale qu’on nous fait, même silencieux, même défaits, même si l’on jette en prison ceux d’entre nous qui auront rompu les rangs pour se montrer debout, nous continuerons parce que nous serons toujours vivants. Et chaque fois que l’on nous demandera notre approbation, nous redirons ce que nous avons dit cette fois. C’est trop tard : nous sommes les vivants, les bruyants, les contradicteurs et ils ne sont pas les forces de l’ordre comme ils le croient, mais les forces du silence. Et, derrière le silence, se tient encore un monde entier qui toujours contestera. Ce à quoi ils s’attaquent est irréductible.

La République, c’est nous. L’ordre, c’est nous.

Les gouvernements meurent, pas les peuples. Les chefs politiques disparaissent, pas les nations qu’ils ont pu un instant commander. Alors la comédie actuelle est jouée : le président Macron et ses ministres ont perdu. Le tout est de savoir maintenant s’ils nous perdront en même temps qu’eux. Par amertume d’avoir perdu, de n’avoir pas été aimé, comme n’importe quel petit freluquet éconduit par une reine.

Il est significatif, tout de même, que ce gouvernement ne manie plus que le mensonge dès qu’il parle, et rien d’autre. Il ment sur tout : sur le contenu de ses lois, sur ses propres convictions, sur les raisons de ses actes, sur les conséquences de ses décisions, sur les faits qui ont lieu sous nos yeux, sur sa propre répression, sur les lois gouvernant notre pays, sur les parlementaires de gauche, sur ses propres candidats aux élections, sur la république, sur la paix civile, sur sa police — sur nous. Et désormais, même sur les victimes de sa hargne, comme sur ce jeune homme gravement mutilé et plongé dans le coma, sali par les autorités publiques avec la complicité obscène de tous les médias qui se sont faits les relais de leurs salissures.

Le gouvernement français, mal élu, ne se maintient donc au pouvoir que par des forces mauvaises et instables, qui n’ont rien à faire dans un pays vraiment libre, sinon peut-être pour notre amusement sur les estrades sur-éclairées du show-business : la péroraison, le mot creux, la calomnie, la prétention, la folie de grandeurs, le dogmatisme, le venin et le sang. Et il a le culot d’appeler cela l’ordre républicain. Mais les brutes ne commandent qu’aux abrutis. La République, c’est nous. L’ordre, c’est nous.

Car nos chefs à nous, ceux que nous voulons, ceux qui sont dignes de nous, ne voltigent pas sur de grosses motos, en uniforme trafiqué, maniant la trique, la bombe, la torgnole, l’insulte et la prison. Ils ne provoquent pas une foule en colère derrière des bandes armées. Ils ne violent pas la loi qu’ils sont censés faire respecter et ils ne frappent pas les citoyens qu’ils sont censés protéger. Ils ne mentent pas. Ils ne truquent pas. Ils ne préfèrent pas le riche au pauvre, le puissant à l’impuissant, le dominant au dominé, le faux au vrai, le mort au vivant, le chiffre à la chair. Cela, c’est le non-droit et c’est le désordre.

C’est-à-dire finalement que nous sommes les seuls vrais réalistes de cette époque…

Nos chefs à nous, ce sont avant tout des pensées. Ce sont les idées, les hautes idées que nous nous faisons de l’existence humaine, de nos rapports entre nous et avec le monde dans lequel nous vivons si peu de temps, et si pauvrement. Ils se trompent s’ils pensent que cela se négocie.

C’est-à-dire finalement que nous sommes les seuls vrais réalistes de cette époque de misère, d’arrogance et de feu : derrière ceux qui parlent pour nous, nous exigeons la dignité, le secours, l’amitié, la paix entre nous et avec les autres, le grand effort pour être à la hauteur des choses terribles, la justice et l’égalité, la maîtrise de nos vies. Et donc aussi — et c’est là que se concentre le choc — la destitution des Ubus rois, de leurs Dames, de leur Cheval à phynances et de leur Machine à décerveler.

Des paysages

Être de ceux qui prennent les paysages au sérieux, voilà un choix bien monacal et bien démodé. Mais est-ce si égoïste, quand on y pense ? Jouir pour un, c’est préserver la liberté pour tous de jouir. Et quand il ne reste plus rien, la beauté de certains lieux, à certaines heures, a le pouvoir de repousser la mort.

Faisons donc très attention aux taiseux, aux contemplateurs d’arbres ou d’océan : peut-être discutent-ils avec des forces terribles, alors que nous, nous sommes seulement occupés à des choses diversement stupides.

Être écrivain en France

Qui peut nous dire à la fin si nous fabriquons des livres qui méritent ce nom ? Un écrivain n’a le secours de personne. Ni le public ni la critique ni notre entourage ne peuvent rien à notre lucidité ou notre idiotie sur notre propre travail. Seul l’éditeur devrait être, en théorie, le dépositaire secret et oraculaire de notre constance, de notre force, de l’importance de notre chaloupe dans l’océan absurde des livres publiés.

Mais le règne de l’argent pourrit même cela. Pour beaucoup, comme moi, c’est l’errance.

Avec mes éditeurs, je n’ai malheureusement eu que des relations frustrantes, quoique excitantes, de « coup d’un soir ». Car nous sommes aujourd’hui domestiqués par le monde que l’humanité s’est lentement fabriquée, avec notre concours et malgré nos protestations. Et ainsi, malgré eux peut-être et malgré certains d’entre nous, nous autres écrivains sommes poussés à n’être que des mercenaires et nos éditeurs des commerçants. C’est le far-west. Ou pire : la comédie du far-west, avec des acteurs rétifs jouant au service de quelques vedettes

Décidément, notre époque est trop détestable pour que je sois moderne. Ce serait coller à elle et donc, en fin de compte, la justifier. Je ne me plains pas, ou si peu finalement. L’insuccès pousse à la solitude, mais tout y est en ordre.

La petite civilisation de l’ONU

Le désaveu infligé à la Russie, aujourd’hui à l’Assemblée générale des Nations unies, après une semaine de sang, d’effroi, d’impuissance et de bêtise, m’a révélé quelques idées simples. Que la diplomatie pouvait être d’une puissance sous-estimée. Et qu’en France nous avons été indignes d’une nation civilisée.

Il y avait quelque chose de bouleversant et d’apaisant de voir, tout à l’heure à New York, le défilé des représentants des États membres de l’ONU devant l’Assemblée générale, tous ou presque exigeant de la Russie qu’elle respecte son voisin l’Ukraine, tous ou presque exigeant un programme unique : une désescalade de la guerre, un cessez-le-feu immédiat, un cycle de pourparlers.

Tout cela était articulé dans un jargon de diplomates, policé et corseté, au pied de l’immense mur d’or encadré de marbre vert et noir, frappé de l’insigne des Nations unies, qui borde l’East River, dans l’air froid de la climatisation, le crachotement et l’écho des petits micros pliables d’ambassadeurs patauds portant un badge autour du cou. Et c’était à la fois pathétique et civilisé, dramatique et tranquille — comme un moment digne et grave de notre Histoire, au fond, comme est l’Histoire moderne en tout cas, quand elle se déroule dans le cadre du droit, du protocole, d’une charte, d’un règlement, d’une entente mutuelle sur des règles communes.

Cela m’a rappelé, en vrac, que la diplomatie pouvait être un instrument d’une grande tenue et d’une grande puissance, que les sections parisiennes en 1792 défilèrent devant les députés de la Législative en criant Vive la loi !, que le nombre, en diplomatie comme dans la rue, est une force toujours sous-estimée. Et sur moi, cela a eu l’effet d’un baume, d’un élixir calmant mon écœurement devant l’incapacité que nous avons eue, en France, d’affronter la crise actuelle avec le respect de l’intelligence des mots et des idées, du passé et de l’avenir, le respect des vivants, des morts et des géographies qui font ordinairement la culture.

Comme d’habitude, toutes sortes d’images fausses, de crétins bavards, de bibelots sentimentaux et obscènes ont envahi nos médias.

Car ces derniers jours, le spectacle lamentable du débat public a été indigne d’une nation comme la nôtre. On a vu toutes sortes de vedettes faire assaut de sottises, de calomnies, de faux effarements, et même d’appels aux armes. Le gouvernement a été inconsistant et parfois burlesque ; le Président, narcissique et calculateur ; les poutiniens d’opérette de l’extrême-droite ont bafouillé leurs âneries réchauffées pour la circonstance, rajoutant tout de même pour l’occasion quelques êtres humains sur la liste de ceux qu’ils détestent et souhaitent faire souffrir : rien de nouveau, en somme. Et comme d’habitude en temps de guerre, toutes sortes d’images fausses, de lieux-communs, de crétins bavards, de bibelots sentimentaux ou obscènes ont envahi nos médias.

Et enfin hier à l’Assemblée nationale, les huées, les injures, les infamies (« cinquième colonne », « traître », « agents de Poutine »…) qui ont été jetées contre Jean-Luc Mélenchon — qui demandait lui aussi une désescalade de la guerre, un cessez-le-feu immédiat, un cycle de pourparlers —, ont achevé de déshonorer les bouches en cœur qui se prennent pour des justiciers, et qui prétendent nous représenter ou nous distraire. Que l’on me pardonne : je dis que l’on peut s’opposer en politique en respectant ses propres électeurs, les électeurs de ses adversaires, et la simple dignité civique, mais ce n’est manifestement pas l’avis des meilleurs d’entre nous.

Admettons que nous sommes un pays malade et que ceux qui gouvernent nos corps et nos esprits ont soif de violence. Il faut alors regarder ailleurs pour retrouver le goût de vivre.

Et justement : aujourd’hui, en regardant le débat à l’ONU, je me suis senti rassuré par le fait que des hommes et des femmes, paisiblement, ont pu s’inscrire sur une liste d’orateurs pour une session d’urgence ; qu’ils ont pu s’appliquer à écrire des discours au nom de leur patrie ; que timidement, la bouche sèche, impressionnés et craintifs, ou bien fiers et contenus, ils se sont avancés vers le podium et ont attendu qu’une présidence placide leur donne la parole ; que les îles Salomon ont pu tenir la tribune autant de longues minutes que les États-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie ; que les représentants des « grandes puissances », comme on dit, ont pu dérouler leur mauvaise foi sans être interrompus, tout en étant suivis par le démenti cinglant apporté, dans la foulée, par l’ambassadrice du Bhoutan. Je me suis senti, comme citoyen, grandi par cet événement ; et comme être humain, j’ai retrouvé un peu d’espoir, alors que la menace d’une guerre totale et annihilatrice, pour la première fois de ma vie, est une réalité.

Permettez-moi de faire comme le représentant de Saint-Vincent-et-les-Grenadines l’a fait cet après-midi.

Oui, la civilisation, c’est bien cela : ce sont de petits bonhommes, de petites bonnes femmes mandatés, courtois et disciplinés, trottinant sur la moquette et grimpant à la tribune de l’ONU, parlant aux Russes, parlant aux Américains, parlant en lisant un petit papier à la grande broyeuse tragique qui emporte le monde, pour dire leur point de vue, avec des mots que tout le monde peut comprendre. Cela peut paraître ennuyeux, oui, mais il est certain que la barbarie est de l’autre camp : le camp de ceux qui disent que négocier, c’est se soumettre, qui exigent plus de violence, plus d’armement, plus de soldats, sans jamais que l’on parle, sans jamais que l’on contredise les chefs, sans jamais que la petite musique parfois ridicule de la discussion ne vienne déranger les tirades inconséquentes de leurs forts-en-gueule.

Alors, permettez-moi de faire comme le représentant de Saint-Vincent-et-les-Grenadines l’a fait cet après-midi : oui, je l’assume, j’exige moi aussi une désescalade verbale et militaire, un cessez-le-feu immédiat, des négociations sans conditions. Et j’ajoute même ma touche personnelle : une paix durable pour une Ukraine libre et souveraine, et pour l’Europe entière, Russie comprise. Je l’exige, depuis la feuille blanche sur quoi j’écris. Je l’exige, et tant pis si cela ne sert à rien et que nos vedettes de la radiotélévision me traitent de capitulard : moi, avant que nous sombrions dans la nuit sans contrôle dans laquelle ils vont nous précipiter si l’on ne les contredit pas, je l’aurais exigé — si un jour on fait le compte de qui a fait quoi.

Je suis convaincu que ce n’est pas stérile ; du moins que ce pourrait ne pas l’être, si l’on respectait la petite civilisation montée et tenue debout, étrangement, par l’Organisation des Nations unies. Car à la fin, je l’avoue : la conclusion de cet après-midi historique à l’ONU m’a mis les larmes aux yeux, puisque j’ai vu, pour la première fois en une semaine de guerre, que cette haine barbare qui s’est déchaînée sur l’Ukraine pouvait être contrée. Les amis, le vote final a été la première défaite publique de la Russie.

L’agresseur a été condamné, démenti, rencogné en compagnie d’une poignée d’États parias perdus dans les fumées de leurs petits calculs, face à un salle entière lui disant qu’il était seul. Qu’il était seul, et qu’il avait tort. C’était terrible, et déstabilisant comme un espoir que l’on retrouve après l’avoir perdu. Comme l’a bellement et tristement soupiré l’historien François-Xavier Nérard aussitôt après le vote : « Pauvre Russie, par qui es-tu soutenue ? » Oui, par qui ? Et pour quelles stupides raisons ? L’écrasante majorité de l’humanité, réunie en nations, l’a désavouée publiquement, les yeux dans les yeux. Sans verser une goutte de sang. Avec de petits papiers pliés en quatre, aussitôt remis dans la poche, et un scrutin à main levée. Quelle folie ! Quelle victoire beaucoup plus grande, beaucoup plus importante, beaucoup plus significative que celles où l’on compte les cadavres !

Sur l’ambiance de guerre

J’ai rappelé ce matin les horreurs que l’on pouvait lire sur Jaurès, en 1913 et 1914, dans les journaux français. Au-delà de mes opinions personnelles qui ne pèsent rien et importent peu, j’ai fait cela pour suggérer que l’on préserve l’espace public du mensonge patriotard, du chauvinisme, du sentimentalisme, du bellicisme irresponsable et de la soif de violence. C’est le pire de nous-mêmes.

Nous autres journalistes passons notre temps à nous réclamer de la distance, de l’objectivité, de la raison, de la neutralité. Et voici que le double effet de la campagne électorale et de la guerre en Europe fait tromper, délirer, mentir et dissimuler. Je ne m’y fais pas.

Je repense souvent à l’accent de tristesse qui parcourait l’éditorial d’Albert Camus dans Combat, à l’annonce du bombardement d’Hiroshima. Contre ses confrères, contre l’opinion commune, il y décrivait bien le déchirement qu’un être humain sensé, faisant l’effort de garder son sang-froid, ressent devant la guerre et ses outrances obscènes et massacreuses, et ses ignobles « nécessités ».

C’était anachronique, mais c’était juste et terriblement vrai. Alors voici mon propos : nous avons tous le cœur et l’esprit déchirés par la violence que Poutine déchaîne contre nos frères et sœurs d’Ukraine.

Cette guerre n’est pas lointaine ou circonscrite : elle est, de l’avis des meilleurs, extrêmement dangereuse et imprévisible. L’enjeu n’est rien de moins que la paix du monde. Un archipel de lignes de front et de haines peut à tout moment s’embraser en Europe et ailleurs.

Alors, nous au moins, protégeons ce que là-bas les tueurs cherchent à détruire : un espace sain et préservé pour parler, pour se contredire, dans le but d’aider nos gouvernements à agir, libérés des excommunications, des mesquineries et de la bêtise.

Donc, on doit pouvoir parler dès maintenant de la paix, des hypothèses pour la paix, des conditions de la paix, des acteurs de la paix. Ou alors nous choisissons consciemment la guerre et alors, oui, il faudra faire taire tous ceux qui ont cherché les moyens de l’arrêter.

Je ne parle même pas pour moi-même : je suis incompétent sur ces sujets-là. Mes sujets à moi sont ailleurs, mais j’exige, comme citoyen, que le lieu de la parole publique, dans mon pays, soit digne du moment de l’Histoire, de la tragédie horrible dans laquelle est entrée l’Europe.

Je fais seulement le pari que l’une des clés pour éviter l’effondrement général, l’effet domino terminal, c’est la capacité des amis de l’Ukraine à maintenir un niveau de conversation qui ne soit pas réduit au jargon grossier d’un bulletin du ministère de la Guerre.