
Depuis l’enfance, je vis dans un épais mystère : celui d’un paysage. Je suis, culturellement et familialement, un homme du Nord, mais égaré incompréhensiblement dans un inguérissable béguin pour le monde de la Méditerranée. Tout est de la faute d’Albert Camus, je crois.
Un jour, Albert Camus m’a délivré. J’étais jeune, je devais avoir dix-sept ans. Mais contrairement au cliché navrant qui prévaut dans la presse magazine, je n’étais pas cloîtré dans un mystère existentiel que le prétendu philosophe pour classes terminales aurait dénoué. Non. J’étais jusque-là enfermé dans un secret — un paysage secret. C’était comme un amour adultère, comme si, quelque part sur la route, je m’étais entiché d’une grande cocotte ou d’une fille à scandales, et que soudain un homme fait me sortait d’autorité de la honte et m’honorait de son amitié. Quelle étrange chose.
J’étais un enfant bizarre. J’avais déjà beaucoup voyagé et j’en avais déjà ramené de profondes blessures et des émerveillements au moins aussi nombreux. Ma professeure de français en classe de première — elle s’appelait pour moi madame Guégan, c’était au Lycée Lamartine, rue Poissonnière à Paris — m’a fourré L’Étranger dans les mains. J’ai lu. Mais ça n’a été ni l’aventure existentielle tragique, ni la violence aberrante du meurtre sur la plage, ni le voile déchiré de l’absurdité de vivre qui m’ont tétanisé à sa lecture, mais le bain de mer avec Marie Cardona, l’après-midi solitaire sur le balcon de Belcourt à manger des œufs au plat et du chocolat, la sensation d’avoir froid dans l’ombre des arcades blanches, alors que le soleil règne en maître, en grand peintre, sur Alger. J’en étais bouleversé. Le monde de l’été vécu était aussi puissant à découvrir et à éprouver, et même peut-être plus, que la violente aberration d’être irrémédiablement mortel et d’être là. Les leçons à apprendre dans le roman ont donc été remises à plus tard, la vie humaine là-dedans démasquée est passée après. Ce qui m’a importé, ce qui m’a redressé dans ma lecture, ce qui m’a enjoint d’être présent et de répondre avec le cœur au texte qui se déployait sous mes yeux, c’était l’univers concret, l’Algérie concrète, l’été méditerranéen véritable où Meursault vivait. Comme si le livre avait fait irruption en moi, au fond de ma tanière, de mon secret le plus intime, impudiquement, violemment.
Les autres livres de Camus se sont alors enchaînés : Noces, La Peste, L’Été, L’Exil et le royaume, et même ses Carnets, Caligula et L’État de siège, où partout je retrouvais le même indéniable souci que le mien, la même basse-continue faite de la terre sous mes pieds, de l’univers se déployant dans le ciel et du bout de mon regard, la même toquade pour la vie matérielle dans ses arômes et dans ses bruits, pour l’omniprésence des paysages de la Méditerranée et leur pouvoir sur moi. La grande machinerie de l’Absurde, l’amour des autres, le couple infernal avec Sartre et la grande pitié de la guerre, tout cela me captivait bien sûr. Mais pour moi, honnêtement, c’était secondaire. Comme un fan transi d’amour pour une starlette, et la traquant partout, même seulement son pied chaussé, sa silhouette filiforme, l’ombre de son nez dans un plan de cinéma, j’attendais dans les livres d’Albert Camus le surgissement libérateur des paysages de l’été et de leur armée féérique, qu’immanquablement le gamin d’Alger, dans tous ses textes, faisait fondre sur moi, que ce soient leurs arbres penchés sur la mer, leurs collines amoureuses, leur ciel vert, leurs cigales endormant les distraits, la noirceur de leur soleil ou la vérité cruelle de leurs soirs.

Albert Camus et sa fille Catherine en Grèce en 1958 (DR).
Camus trahissait mon secret en me le révélant. Et ainsi j’étais enfin découvert et libre, au grand jour : un homme pouvait donc se faire une vie en filant un amour désespéré, mais tellurique, suprêmement souverain, pour des choses aussi dérisoires et aussi mutiques, mais aussi irréfutables et tyranniques que les ruines de Tipasa, les amandiers de la vallée des Consuls au printemps, les caps brûlés de Kabylie se fondant dans l’eau froide et translucide de la mer saliveuse, et le désert impérial. Ainsi donc, je n’étais pas seul.
Ont logiquement suivi les autres, tous les autres écrivains et poètes : Georges Séféris qui règne toujours en roi incontesté et qui ne m’a jamais quitté, et René Char, bien sûr, grand chambellan de l’ombre, dont la haute carcasse a marché auprès de Camus jusqu’à son tombeau, et Jean Giono, Panaït Istrati, Nikos Kazantzakis, Lawrence Durrell, Loran Gaspar, Philippe Jaccottet. Et puis il y a eu tous les voyages que j’ai entrepris, du plus misérable au plus luxueux : j’ai dû passer un bon tiers de ma vie, en silence, entre la Provence et la Grèce.
Aujourd’hui, j’en suis toujours malade. Dans presque tous mes livres, il existe un lien quelconque avec la Méditerranée, même infime, même anecdotique, de la même manière que deux amants endormis s’efforcent de se toucher toujours, ne serait-ce que du bout des doigts. Et j’en suis d’autant plus malade quand je vois comment le tourisme de masse et le folklore de supérette (les trois P : la pétanque, le pastis, la paresse), la vulgarité de l’argent et le vice de la cupidité, la mentalité de voyous s’affrontant à une génération de vieux méchants, comment la pollution, la haine, la bêtise ont pris possession de mes rivages et de mes arrière-pays. Je déteste ce que nous avons fait du Midi. Je hais les cartes postales. Je conchie les vacances.
Mon amour est de l’ordre de l’amour qu’éprouvent les moines. J’y aime l’hiver, la grande neige sur les hauts-plateaux, le vent de l’automne brossant jusqu’à l’os le désert de Camargue, les criques glacées en avril, les petits marquisats repliées comme des escargots autour de leurs ruelles vides — et cela reste pour moi le monde de l’été, mais d’un été de l’esprit, l’été invincible dont m’a parlé jadis Albert Camus. C’est au fond de ma nuit intérieure qu’on peut trouver cette lumière. Personne n’y comprend rien, pas même moi.
Car je suis né ailleurs, sur les bords de la Seine, en banlieue de Paris. Rien ne m’attache vraiment aux rivages de la Méditerranée. Alors pourquoi le sentiment est-il né très tôt en moi que là seulement, dans ces paysages-là, dans ces villes-là, sur cette mer-là, ma vie prenait tout son sens ? Je n’en sais toujours rien. C’est le mystère le plus impérieux et le plus opaque des cinquante-trois années que je viens de vivre.