
Sous le titre « Journées 1925-1944 », le premier tome de l’intégralité du journal du poète et diplomate grec Georges Séféris est paru aux éditions Le Bruit du temps. Ceux qui savent que la médiocrité de l’époque exige, de nous tous, autre chose que la résignation ou l’enthousiasme doivent se le procurer. Et ainsi comprendre ce qui a fait de cet homme, de sa parole écrite et secrète, l’une des rares clés disponibles pour vivre à la hauteur de la vie humaine.
Quiconque a manqué d’aimer le poète grec Georges Séféris a pour ainsi dire manqué une éclipse de soleil pour préférer aller voir une sottise au cinéma. Voilà pourtant un homme moderne, au sens où l’on déplore désormais les âneries de la vie moderne ou l’abrutissement des temps modernes. Perdu, embourbé, enrôlé dans une époque désespérante, et cela avec des médiocres, des violents et des dépressifs, il a cherché à préserver, pour lui-même et pour sa femme Marô, une maigre bougie allumée : celle, incompréhensible, agaçante, de la grandeur humaine, qui maintiendrait visible sa course éperdue et gratuite sur les plages après l’ombre des nuages, sa résolution entêtée, ses principes, son goût imbécile et illogique pour la fraternité et l’honneur.
Pour ma part, sa poésie et les extraits déjà parus au Mercure de France de son Journal m’accompagnent depuis très longtemps. Depuis ce jour où, étudiant en Sorbonne, errant dans une librairie, cherchant comme depuis mon adolescence — depuis que les livres d’Albert Camus m’avaient fait comprendre que je n’étais pas seul et que c’était permis — à retrouver dans les œuvres de l’homme la lumière du grand jour méditerranéen, avec sa férocité, sa vérité, son impitoyable chef d’accusation et sa voluptueuse langueur, j’ai ouvert le petit volume corné des Poèmes de Séféris. Ce petit livre de poche, je l’ai toujours ; je l’ai traîné avec moi dans tous mes voyages jusqu’à mon dernier séjour en Grèce, en 2016, où la violence de nos trahisons m’a sauté une dernière fois au visage, cette fois brutalement, et que j’ai résolu de cesser, politiquement, de me comporter en hypocrite.
Séféris est un homme sûr. On peut le suivre et l’écouter, il ne trahit pas. Il parle droit, poliment, mais dru. Il fâche, il est affreusement juste, il est républicain et antifasciste, il est traditionaliste et défait, il attriste et sème chez nous la confusion. Mais il ouvre toujours la fenêtre de sa grande maison devant la mer sur autre chose que notre misérable banalité.
Celui qui n’a jamais aimé aimera,
Dans la lumière.
Et tu es
Dans une grande maison pleine de fenêtres ouvertes,
Courant de pièce en pièce, sans savoir
De quel côté d’abord jeter les yeux.
Parce que les pins, le reflet des montagnes et le chant des oiseaux
Vont disparaître.
La mer va se vider, vitre émiettée, du Nord au Sud,
Tes yeux vont se vider de la lumière du jour,
Ainsi que se taisent, tout d’un coup, ensemble les cigales.
La Grive, 1946
(Traduction de Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki)
Il n’avait l’air de rien : d’un aimable fonctionnaire rondouillard, d’un fils de professeur, lui-même lettré, chauve, mauvais danseur, fumeur et timide ; il avait une voix rocailleuse et fanée de rouleur de cigarettes, de réciteurs de vieilles chansons, d’oncle mélancolique ; il aimait le général Macriyannis et le républicain Vénizélos, les vieux hommes analphabètes, les faux idiots et les peintres de paysages naïfs, les chiens paresseux, les gens prisonniers de leurs habitudes. Séféris était un Grec ordinaire, habité par une Grèce invariable — terrible, accusatrice, indéniable et splendide. Tout cela est vécu dans ces Journées et dit simplement, comme si — pauvres de nous — nous étions ses amis.
Et à la fin je crois que le livre est le lieu parfait pour rencontrer cet homme : après tout, cela nous contraint à nous taire un instant pour écouter jusqu’au bout la prière, le thrène, l’hymne noir et solaire de ce Juste, de ce héros rase-moquette du vingtième siècle — souvenez-vous, ce siècle où il existait encore des poètes, et où l’on achetait leurs livres pour, parfois, les lire à table, en famille, le dimanche ; ce siècle qui a donné naissance à cette drôle de race générée en France par Lamartine et Hugo, la race des poètes-diplomates — Vinicius de Moraes, Octavio Paz, Pablo Neruda, Miguel Ángel Asturias, Saint-John Perse… —, ces anomalies qui terrifiaient les dictateurs. Des milliers et des milliers d’Athéniens suivirent d’ailleurs le corbillard de Séféris en 1971, la tête enfin relevée, narguant les lugubres colonels qui se prétendaient leurs chefs en récitant son poème Reniement mis en musique par son ami Théodorakis : ainsi, ils disaient merde — ou plutôt όχι ! — à vous autres qui avez oublié qui nous sommes, avec les mots du petit monsieur ayant été l’ancien secrétaire général du ministère grec des Affaires étrangères qui, en 1940, avait dit merde à Mussolini.
Notre nouveau siècle, étrangement, alors que nous aurions tant de raisons de l’empêcher, voit sans panique l’extinction de cette guilde sentimentale, extralucide et affligée dont les derniers membres survivants un à un disparaissent dans notre vie à nous. Nous aurions pu au moins être mélancoliques, mais non : il semble bien que nous nous en foutions.
Alors pour se convaincre de sauver encore ce qui peut l’être, pour s’efforcer d’aimer Georges Séféris, le beau livre paru dans une traduction courageuse de Gilles Ortlieb me paraît indispensable. L’écrivain Hédi Kaddour a donné hier dans Le Monde des Livres, et bellement, comme d’habitude, des raisons impérieuses de l’acheter.
