
J’écris beaucoup, ces temps-ci. Pas des billets politiques ou des articles de journaliste, non. Un livre volumineux, dense, rhapsodique, bondé, un peu mozartien, rendant compte de la vie entière d’un homme, de sa naissance à sa mort. Une entreprise folle et irresponsable — farfelue et terrifiante, comme cette toile de l’autre fou de Goya.
Dans les années 1790, Francisco Goya se peignit lui-même couronné d’une auréole de lumière. Mais il n’y eut rien de mystique dans cet autoportrait, bien au contraire : tout y fut prosaïque, banal même pour qui l’avait visité dans son atelier, bien concret tout simplement, et tout à fait comique dans son côté ordinaire : sa couronne était un cercle de fer hérissé de piques à chandelles posé sur le rabat d’un chapeau de cocher de fiacre, lui permettant d’y voir clair en peignant dans la pénombre, de se pencher et de pencher en même temps que son buste, que sa face d’Aragonais, un halo d’éclairage sur la toile face à lui. Ci-devant : un Saint-François amusé et blagueur, tombé du ciel en faisant patatras, la palette barbouillé à la main gauche, le pinceau dans la main droite, soudain sérieux pour nous regarder en face.
Disons que cette toile fut son envers du décor, son invitation dans la coulisse de l’appartement de Madrid où il représenta tout ce que l’Espagne comptait alors de grands de ce monde et de célébrités insignifiantes : l’autre côté de la sale gueule de traître de Manuel Godoy, de la tête bouclée de son ami Ferdinand Guillemardet ou de l’ennui léger, tchekovien, absolument tragique, de la comtesse de Chinchón.
On me dira que je parle sans cesse de Francisco Goya, ou à peu près. Peut-être, mais comment s’empêcher de parler de lui, une fois que l’on a été invité dans son studio, que l’on a été convié par lui à le regarder dans la splendeur du contrejour madrilène, que l’on a été incité à se moquer gentiment de ses ballerines de precioso, de ses bas de diestro, de son veston de torero à la pointe de la mode ? Ce spectacle est redoutable : il est impudique, il est burlesque, il est somptueux, il est plein d’esprit, plein de tristesse, plein de joie de vivre et de faire — il est génial et absolument politique. Car il invite tout le monde à l’imiter.
Mon idée à moi est de rendre compte d’une vie. Je cherche à dire ce que l’Histoire ne peut pas dire, ne sait pas dire, n’a pas le droit de dire.
À toi, à moi, Francisco Goya ? D’accord, c’est donc ce que je fais régulièrement pour moi-même, depuis quelques semaines. Marchant dans la ville, conduisant sur de longues routes, me déplaçant d’ici à là, seul et dans le silence : c’est mon propre autoportrait dans l’atelier qui me vient à moi aussi.
J’ai déjà dit que je me suis engagé voici — quoi ? — deux ans, trois ans, dans l’écriture d’un roman volumineux, retraçant l’existence romanesque, étrange et scandaleuse du premier maire d’Arles, Pierre-Antoine Antonelle, « aristocrate et révolutionnaire », ainsi que l’a qualifié son biographe Pierre Serna. Mais mon projet n’est pas de relater seulement les événements de sa vie, de faire de l’Histoire ; cela, Pierre Serna l’a déjà fait, et avec une maestria, une finesse, une intelligence que je n’ai pas et qui, de surcroît, est caractéristique de son métier, à tous les sens du terme.
Non, mon idée à moi est de rendre compte d’une vie. Je cherche à dire ce que l’Histoire ne peut pas dire, ne sait pas dire, n’a pas le droit de dire : les mouvements de l’esprit et de l’amour, le rôle des secrets, les détestations et les mièvreries ordinaires, les distractions, les hontes sexuelles et politiques d’un homme errant malgré lui dans son époque, avec son époque, malgré son époque, et s’efforçant comme nous tous d’y trouver son bonheur, ou du moins quelque chose de satisfaisant pour son désir, ses névroses et ses idées, et qui mérite de s’appeler une vie — bref, de relater une expérience.
Je ne sais pas si je fais bien, si je fais mal, si c’est lisible, si c’est illisible, si c’est aberrant ou si c’est juste.
Mais l’exercice est difficile, les amis — difficile, fou et irresponsable.
Fou parce que l’entreprise est extrêmement solitaire, ingrate, laborieuse, longue, torturante, et que cela seul me tient éveillé et vivant, tout le reste — emploi, vie ordinaire, miroir — n’étant qu’une suite de déconvenues, de frustrations et de petites misères banales et sans intérêt. Fou, parce que, dans cet exercice d’ermite, sans grand monde à qui parler, j’ai intérêt à réfléchir à deux fois avant de m’avancer, avant de me lancer dans les années qui passent et qui s’écrivent l’une après l’autre, de 1747 à 1817. Je peux chuter à tout moment et ce ne serait grave que pour nul autre que moi-même.
Je ne sais pas si je fais bien, si je fais mal, si c’est lisible, si c’est illisible, si c’est aberrant ou si c’est juste — si, tout simplement, c’est un livre.
Et c’est irresponsable, parce que je n’ai pas d’éditeur. Que l’on ne flaire pas nécessairement la bonne affaire dans mes parages. Que mes cinq précédents livres n’ont guère été adoubés par le petit milieu qui me permettrait d’en approcher avec confiance. Que je doute que le manuscrit intéressera des inconnus. Que je n’aime pas aborder les inconnus. Que je suis disposé à ne jamais le publier. Que je suis préparé à le rater, littérairement. Que je ne sais même pas comment m’y prendre pour le faire paraître, lorsqu’il sera fini, d’ici un an ou à peu près.
Pourquoi s’infliger des choses pareilles et les faire quand même ? Lorsque je n’écris pas, ce sont toutes ces questions qui occupent mes pensées, le long de mon chemin, travaillant pour gagner ma vie sans rien dire à personne ou, comme maintenant, marchant dans la ville, conduisant sur de longues routes, me déplaçant d’ici à là.
Mais Francisco Goya m’a appris comment mener ce genre d’introspection, cette exploration de spéléologue amateur du fond de sa conscience, si l’on veut être un peu sérieux : en portant sur la tête cette même couronne de chandelles, indispensable pour voir dans le clair-obscur, ingénieuse et un rien grotesque ; et l’assumant, la montrant et s’en moquant.
Alors voilà qui est fait. Je déclame sur ma caisse à savon : AUTOPORTRAIT DANS L’ATELIER. Décidément, sans lui, sans Francisco Goya, les gens comme moi seraient perdus.