Sur l’ambiance de guerre

J’ai rappelé ce matin les horreurs que l’on pouvait lire sur Jaurès, en 1913 et 1914, dans les journaux français. Au-delà de mes opinions personnelles qui ne pèsent rien et importent peu, j’ai fait cela pour suggérer que l’on préserve l’espace public du mensonge patriotard, du chauvinisme, du sentimentalisme, du bellicisme irresponsable et de la soif de violence. C’est le pire de nous-mêmes.

Nous autres journalistes passons notre temps à nous réclamer de la distance, de l’objectivité, de la raison, de la neutralité. Et voici que le double effet de la campagne électorale et de la guerre en Europe fait tromper, délirer, mentir et dissimuler. Je ne m’y fais pas.

Je repense souvent à l’accent de tristesse qui parcourait l’éditorial d’Albert Camus dans Combat, à l’annonce du bombardement d’Hiroshima. Contre ses confrères, contre l’opinion commune, il y décrivait bien le déchirement qu’un être humain sensé, faisant l’effort de garder son sang-froid, ressent devant la guerre et ses outrances obscènes et massacreuses, et ses ignobles « nécessités ».

C’était anachronique, mais c’était juste et terriblement vrai. Alors voici mon propos : nous avons tous le cœur et l’esprit déchirés par la violence que Poutine déchaîne contre nos frères et sœurs d’Ukraine.

Cette guerre n’est pas lointaine ou circonscrite : elle est, de l’avis des meilleurs, extrêmement dangereuse et imprévisible. L’enjeu n’est rien de moins que la paix du monde. Un archipel de lignes de front et de haines peut à tout moment s’embraser en Europe et ailleurs.

Alors, nous au moins, protégeons ce que là-bas les tueurs cherchent à détruire : un espace sain et préservé pour parler, pour se contredire, dans le but d’aider nos gouvernements à agir, libérés des excommunications, des mesquineries et de la bêtise.

Donc, on doit pouvoir parler dès maintenant de la paix, des hypothèses pour la paix, des conditions de la paix, des acteurs de la paix. Ou alors nous choisissons consciemment la guerre et alors, oui, il faudra faire taire tous ceux qui ont cherché les moyens de l’arrêter.

Je ne parle même pas pour moi-même : je suis incompétent sur ces sujets-là. Mes sujets à moi sont ailleurs, mais j’exige, comme citoyen, que le lieu de la parole publique, dans mon pays, soit digne du moment de l’Histoire, de la tragédie horrible dans laquelle est entrée l’Europe.

Je fais seulement le pari que l’une des clés pour éviter l’effondrement général, l’effet domino terminal, c’est la capacité des amis de l’Ukraine à maintenir un niveau de conversation qui ne soit pas réduit au jargon grossier d’un bulletin du ministère de la Guerre.