Autoportrait sans moi

Quel drôle de paradoxe, quelle absurdité, quelle vérité aberrante se révèle dans ma situation actuelle. Laissez-moi vous en parler un petit moment. J’ai laissé derrière moi le journalisme, pour les raisons que ceux qui me connaissent ont sans doute compris. Je me suis concentré tout entier sur l’écriture, la littérature, cette prétention-là, ce salut-là.

Car pour moi, les deux, voire trois générations d’adultes qui aujourd’hui dirigent le monde sont perdues. J’ai 54 ans. Je suis un homme, je suis français, j’ai la peau blanche et le cheveu blond, l’œil bleu blanc, la cervelle étroite. Donc j’occupe une place à la fois dorlotée et maudite dans ce monde chancelant, bien sûr.

Mais je dis désormais qu’il faut se désintéresser des tenants de l’ordre dominant, à part pour les empêcher de nuire. Nous ne pouvons que résister, mais nous ne pourrons jamais les changer. Ces gens sont trop perclus de vermine télévisuelle, d’avidité médiatique, et même de cette boulimie d’opinions et de puissance des enfants gâtés, de prétention imbécile, de préjugés grossiers, capricieux, retournant tout, renversant tout à leur bénéfice, prenant une chose pour une autre et piétinant sur place lorsqu’ils sont contredits, assumant. Ce sont pour l’essentiel des brutes, des crétins, des cyniques, des histrions, des fanfarons ridicules et malfaisants qui ont fabriqué une foule à leur image et que la foule a porté au pouvoir pour mieux s’admirer elle-même. J’ai déjà dit ailleurs qu’un gouvernement de brutes ne produisait qu’un peuple d’abrutis. Nous l’avons sous les yeux.

La littérature m’a seule accaparée, donc. Écrire des livres pour ceux d’après, pour la génération qui vient et les quelques naufragés de ma génération à moi, plus précisément. Je crois sincèrement qu’il ne me reste plus que cela à faire. Que cela seul, et plus rien d’autre, contribue positivement au monde des vivants.

Et me voilà depuis un an lesté de trois livres, trois livres que personne n’a lu.

L’agent qui s’occupe depuis peu de leur trouver un éditeur, pour l’instant, fait chou blanc. J’essaye de lui dire qu’il peut me parler sincèrement, que je suis adulte et disposé à tout. Mais il ne me dit rien et m’évite. C’est sa forme d’optimisme à lui. L’environnement n’est pas facile, il faut dire. Alors qu’on me permette d’en parler ici pour faire le point sur eux. À défaut de pouvoir les lire, en attendant de leur trouver un port d’attache, au moins pourra-t-on s’y intéresser et voir à quoi ils répondent.

*

Depuis un moment, les livres me posent des problèmes. Je ne parviens plus à accepter aussi facilement qu’avant l’arbitraire de la fiction, ses fausses évidences, ses données premières. Ces derniers temps, j’ai pensé sans arrêt à Paul Valéry et à son impossibilité d’accepter sans rechigner la contingence pédante de « la marquise sortit à cinq heures ». Je comprends cela. Et j’ai fait avec. Aussi ai-je commencé par puiser dans l’Histoire, dans les faits irréels du passé vécu, la matière de mon écriture. Avec une idée simple, aussi simple que possible : fabriquer avec la vie d’un homme un objet littéraire.

C’est ce qui a donné…

Mais puisque je ne pouvais plus, sans subir le poids extravagant de questions encore sans réponses, raconter tout simplement des histoires, de pures inventions, c’est autre chose encore, par la suite, qui a retenu mon attention en réfléchissant au livre que je devais désormais écrire, dès lors. Un matériau brut, inexploré, immédiatement disponible. Quelque chose d’exclusif, c’est-à-dire ma propre vie, le voyage que j’ai entrepris étant enfant et qui me voit aujourd’hui encore plus démuni, dirait-on, que lorsque j’étais encore innocent et vierge, il y a quarante ans ou à peu près.

J’ai beaucoup lu. Pierre Michon, d’abord. Tout. Ainsi donc, on pouvait faire du Titien, du Tintoret, du Rembrandt en littérature. Non seulement, on en avait le droit et les moyens, mais ce n’était qu’ainsi qu’on haussait la vie des fermes, des bistrots, des chambres, à la hauteur des salles du trône des papes et des tyrans. Justice était enfin rendue.

Puis j’ai lu Claude Simon. Une grenade a explosé dans mon esprit et a tranché la question de Paul Valéry : oui, comme l’a dit notre Prix Nobel le plus méprisé, « le sujet du roman, c’est l’écriture ».

C’est ensuite la lecture des livres de Pierre Bergounioux qui m’a, non pas déstabilisé, mais au contraire remis d’équerre. Son questionnement incessant des « puissances obscures » à l’œuvre dans le présent, dans notre présent à tous, son obstination de survivant à y faire entrer « un peu de lumière » depuis l’âge de ses 17 ans, dit-il, et à chercher à « comprendre ce qui se passe », m’a parlé très clairement. C’est pourquoi j’ai placé en exergue une citation de lui, tirée de l’un de ses entretiens (« Nous avons une vie d’homme, l’âge adulte, pour disputer aux forces occultes l’otage que nous leur avons cédé, l’enfant que nous avons été. ») et que j’ai écrit, du 16 juin au 16 juillet, en un mois, l’été dernier…

Face à ces vies et ces mondes disparus, ce court roman a posé, pour moi, une question simple : de quoi sommes-nous les enfants ? Mais face aux mensonges, aux mystères, aux bobards, aux fantasmes, il s’agissait encore d’une divagation, d’une variation créative, librement folle, sur une réalité qui jusque-là m’avait échappé, dont j’ignorais encore tout, et qui pour cette raison avait provoqué, en moi, le désir d’en finir avec les racontars par les moyens du racontar.

Alors j’ai décidé de faire l’inverse, pour écrire une sorte de suite à Des Vies entières, ou du moins un complément. Cet hiver, je me suis plongé dans le grand bain du réel. J’ai consulté les vieux registres d’état-civil concernant mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, et ainsi de suite. J’ai remonté la lignée des Vincent, un par un, jusqu’à ne plus pouvoir le faire, au milieu du seizième siècle.

Dehors, l’hiver régnait dans notre ciel commun, Paris vrombissait et passait dans l’indifférence, la pluie de décembre mouillait les fenêtres de mon appartement et sous la lampe j’ai feuilleté de vieux papiers, les ai examiné de près, les ai retourné, relu, en oubliais la moitié et en négligeais des détails essentiels, seul à mon affaire. Et tout cela m’est apparu comme dans un rêve, avec sa réalité toute simple, effarante.

Alors s’il est vrai, comme le dit le sage, que le siècle qui m’a vu naître fut le siècle des loups et que celui dans lequel nous sommes entrés en l’an 2000 est celui de l’explicitation, je me suis dit que je serais celui qui, ayant échappé de peu à la futaie noire au cœur de laquelle nous nous sommes entretués, se fait le témoin du monde disparu d’où il vient et des hommes qui l’ont précédé, et d’abord de ceux qui lui ont donné leur nom.

Or ce nom pour moi, jusqu’à aujourd’hui, a été une ombre, et rien de plus. Une absence perpétuée d’âge en âge, depuis des siècles. Jusqu’à aujourd’hui, il n’a revêtu pour moi aucun sens, aucun désir, aucune répulsion non plus. Mon père ne nous a rien laissé, à ma sœur, mon demi-frère, mon fils et moi, que ses propres efforts, désespérés, fanfarons, pour habiter ce mot familier composé de sept lettres, VINCENT. À moi, ce patronyme banal entre tous, cette chose vide, cet avorton de bas latin germanisé a seulement fourni une existence civique de citoyen français. Avec lui je suis donc entré effaré dans ma propre existence, un nouveau siècle et un nouveau millénaire, encombré de hantises et de questions, ou plutôt des fumées, des grandes fumées soulevées et traînées par mes grands morts et pas encore retombées à ce jour.

Et je suis resté là, étonné, avec mon patronyme banal et le fardeau indésiré de la lignée obscure dont je suis malgré moi « resté l’otage », comme le dit si justement Bergounioux. Puis j’ai moi-même transmis ce nom à mon fils Achille, qui pas plus que moi n’est éclairé, et qui autant que moi endosse, par une drôle de convention, par une habitude antique et compliquée, ce drapé étrange, et par cette mécanique endure son incompréhensible leçon de ténèbres.

Alors on dit aujourd’hui que nous sommes tous destinés à l’effondrement général. Peut-être est-il donc l’heure de faire le bilan de notre généalogie, d’apurer nos comptes, de clore quelque chose ici qui n’a cessé de s’ouvrir au fil des siècles.

C’est pourquoi, lesté évidemment des méditations de Bergounioux, de la soif de profondeur et de surgissement du vrai dans sa confusion de Claude Simon, et bien sûr des Vies minuscules de Michon, surtout de la dure vérité de sa Vie de Joseph Roulin, du souvenir de ses merveilleuses crapules de Maîtres et Serviteurs et de la thèse brutaliste de Corps du roi, j’ai écrit, et terminé voici deux jours…

C’est donc cela qui a occupé ma dernière année, ou à peu près. Écrire ce billet est donc une façon de me réveiller peut-être, après un long sommeil, ou une sorte d’épisode somnambulique qui m’a poussé à fabriquer trois livres dont je ne sais pas quoi faire, aujourd’hui.

Car faut-il insister pour les faire publier  ? Faut-il les laisser en l’état, c’est-à-dire sous la forme de cahiers que je fais lire à mon seul entourage, s’il en a le courage et l’envie ? Ou alors faut-il les publier moi-même, en contradiction avec mon temps, avec l’époque commerciale et médiatique qui est la mienne, comme pour la démentir, en contredire la bêtise, l’injustice et la méchanceté ? Que m’est-il permis d’espérer ? Vieille question, n’est-ce pas, professeur Kant ?

Non, j’attends. Le printemps vient toujours, quoiqu’il arrive. Voilà ce qui, en fin de compte, tient encore beaucoup d’entre nous éveillés.

Le musée des horreurs impériales

Château de Fontainebleau. En entrant, à la suite de classes de gamins bruyants en gilets jaunes, je fais un détour par le musée Napoléon. Certes, je reconnais son génie militaire et politique, j’admets qu’il a tenu quelque chose d’assez haut dans le ciel du temps pour survivre à l’éternité. Oui, comme le dit Hegel en le voyant passer, en vainqueur, engoncé dans sa petite redingote grise, dans les rues d’Iena, il a bien été l’esprit du monde.

Mais j’ai du mal, et j’en suis désolé, à réprimer mon mépris pour la geste impériale. Surtout lorsqu’elle se traduit dans le mobilier, la faïence, l’orfèvrerie, la miniature, les affreux petits objets cultuels, mégalomanes, nord-coréens, que l’Empereur a fait produire par centaines d’exemplaires et dont il abreuvé ses adorateurs, ses plus hauts gradés, ses ducs et ses comtesses d’opérette, et qui sont si abondants ici, sous vitrine, pour l’admiration de tous les pauvres bougres ayant payé 14€ pour regarder ces bidules kitchs et dorés comme s’ils avaient été déféqués par l’âne impérial lui-même, au cours d’une quelconque « séance » occulte.

De petits joujoux en forme de canons Gribeauval. Des assiettes peintes. Des statuettes. Des carafes. Le pot à lait de Joséphine. Le petit uniforme du roi de Rome. Je me penche sur l’étiquette explicative et je trouve le nom du tailleur parisien tout fier d’avoir commis cette panoplie de petit général.

J’y trouve un mauvais goût de nouveau riche, de parvenu, de pétro-milliardaire texan accrochant son portrait en Stetson et santiags dans son immense salon. Je m’attends à marcher sur la peau d’un bison tué lors d’une chasse avec le gouverneur, augmenté de la photo encadrée du forfait et des deux assassins souriants, avec leurs armes de guerre, et un domestique noir.

Napoléon apparaît ici comme une sorte de Trump de la vieille ère des tyrans, de l’époque des rois hargneux de droit divin et de lignée abâtardie, des François-Joseph d’Autriche, des Louis XVIII le balourd, des Kaisers Wilhem, tout d’or et d’aigles onguleux et criards.

Le sacre de 1804 me semble digne d’une messe du pire télévangéliste de Floride.

Les grandes peintures dans le couloir. Jérôme, Lucien, la vieille Laetizia, Louis l’idiot, toute la clique Bonaparte alignée, avec leurs vulgaires trognes de vendeurs de bagnoles, d’un côté en pied, couverts de fourrure d’hermine, en cape de velours, bas blancs et ballerines à rubans, et de l’autre en plâtre, vilainement antiques, grotesques à la fin, parce que même quand c’est celui de Socrate ou Hadrien, ce type de bustes est bizarre et médiocre sous le ciseau d’un Carpeaux ou d’un René Fache. Même le berceau de l’Aiglon est surmonté d’une auréole. Le sacre de 1804 me semble digne d’une messe du pire télévangéliste de Floride.

Je ne suis pas étonné que son imbécile de neveu, Napoléon III, ait choisi de revenir à Fontainebleau et d’y faire ramper les ambassadeurs venus lui apporter ses lettres de créances. C’est à la hauteur du personnage : pleutre, menteur, médiocre, opportuniste, faible, pédant. Mais bref.

On se croirait dans un parc d’attractions démodé, une sorte de palais du facteur Cheval poussé au grandiose par la richesse prodigieuse de la France, dont Napoléon Bonaparte s’est emparé à la faveur de la détresse du temps et de la roublardise de son grand frangin.

Avec sa petite mentalité d’adjudant, Napoléon a fait de Fontainebleau une sorte de Kremlin à la française. Combien ont dû trembler, ici, en attendant d’être reçus en audience, assis sur l’une des chaises rembourrées longeant les tapisseries des antichambres vides, fonctionnelles et mornes, dans le ballet silencieux des larbins en livrée Grand Siècle.

Ici, on mesure la dureté, la grandiose méchanceté dominatrice de la Cour de François Ier, son élégante sauvagerie.

Je quitte le musée. Le château est immobile, plein de lumière. Sa vieille ombre Renaissance, son parquet craquant, ses chambres sentent la poussière et la cire.

L’autre occupant du lieu, c’est François Ier. Ses armes sont partout. Dans les boiseries, la pierre, les peintures. Partout, l’on trouve les images de sa face ingrate, grinçante, de père de famille autoritaire. On imagine aisément sa voix aigre, roulée dans un accent vieux françois de bourgeois aquitain. Dans l’immense sale de bal inondée de soleil, je me dis que les domestiques en chausses bouffantes et bonnet à plumes devaient faire tourner cette folle et extravagante machine des soirées du roi avec la même application soumise, la même sombre énergie que des soutiers, au fond d’une cale de paquebot de luxe, chargeaient le charbon dans les fours monstrueux des transatlantiques.

Ici, on mesure la dureté, la grandiose méchanceté dominatrice de sa Cour, son élégante sauvagerie. C’était autrement plus sérieux que la petite dictature familiale des Bonaparte, qui a bien le pire de l’esprit français : la forfanterie, la joie de vivre poussé à l’excès, la prétention de parler pour le monde entier, qui devient ridicule et même criminelle si elle n’a pas la modestie, et même la roide austérité d’un Robespierre.

Amiens, morte saison

Je suis clairement ici sur la route du septentrion de l’Europe, l’antique ligne de front des invasions. Par la fenêtre du train, je traverse les tranchées de septembre 1914, sur lesquelles l’armée allemande a été arrêtée par miracle, entre Montdidier et l’Oise. Les paysages déserts sont aujourd’hui mollement vallonnés, surlignés par le sourcils violacés des vieux bois où se planquaient, terrifiées, les mitrailleurs qui couvraient les Poilus auvergnats.

Dans le froid, en vue des lointains clochers pointus, dans les mornes étendues de pommes de terre, le vide murmurant, sinistre, diabolique du champ de bataille. Quelque part, Julien Gracq parle d’un « silence de bête assommée ».

La ville d’Amiens, elle, est endormie par l’hiver. Vide et travailleuse, toute occupée à ses propres affaires. Les commerces sont pour l’essentiel fermés cet après-midi. Des pancartes indicatives, présumément touristiques, mènent vers nulle part, ou alors vers la vertigineuse et somptueuse cathédrale historiée que le petit peuple picard du Moyen-Âge a dû pénétrer avec une déférence de créature minuscule, avec terreur, n’ayant jamais rien vu d’aussi haut, d’aussi blanc, d’aussi lumineux, grandiose et vaste.

Autour, ayant quitté l’Île-de-France et sa blancheur, ses yeux gris, sa pâleur de courtisane, je découvre le roux, l’anthracite, le brun, les premiers murs de briques, les saules défeuillés sur les rives de la Somme, les maisons rouges, étroites et coquettes, aux fenêtres blanches, les premières maisons à pignons de cette succursale des Flandres, les premières arrière-cours ombreuses, mouillées, où reposent dans le noir un arrosoir, une bassine, un vieux vélo.

Ville du Nord, de l’Empire carolingien, métropole de seigneurs Francs pas encore débourrés par l’intimité avec Rome. J’ai passé sans m’en rendre compte les frontières de l’empire du soleil méditerranéen.

C’est aussi déjà l’Angleterre, avec son imperturbable indifférence au voyageur, son afféterie de rombière, ses vilaines porcelaines. Je pense au Kent ou, mieux encore, à cet arrière-pays du centre de l’Irlande, visité par personne d’autre, à la limite, que des pèlerins ou des curistes.

C’est déjà un peu Amsterdam, avec ces canaux qui strient la ville comme des contre-allées longeant des cours potagères. Ils forment de silencieuses tranchées d’eau verte, fluide, courante, sans profondeur, dans un éternel bruit de bouche. Les maisons de guingois, multicolores, sommeillent pareillement. Les mêmes bicyclettes sont posées contre les mêmes portes, de ponton en ponton.

C’est aussi déjà l’Angleterre, avec son imperturbable indifférence au voyageur, son afféterie de rombière, ses vilaines porcelaines. Je pense au Kent ou, mieux encore, à cet arrière-pays du centre de l’Irlande, visité par personne d’autre, à la limite, que des pèlerins ou des curistes.

La Somme, c’est un peu gaélique, un peu néerlandais aussi, tout entier centré sur le bien-être de ses habitants, mais n’ayant cure, ou alors au minimum, des agents d’assurance ou des boutiquiers en vacances au hasard et passant dans le département dans leurs 2-CV surchargées, sur le chemin de Berck-Plage ou de Boulogne-sur-mer.

Ici, je me souviens particulièrement de deux ou trois jours d’errance, à Limerick, avec Mathieu Colloghan, où j’ai connu une telle indifférence placide, et un même laisser-aller aquoiboniste dans le caractère de l’agglomération urbaine, cette lourde et somnolente immobilité provinciale. Une adorable histoire de corneculs nous avait conduit jusque-là, dans cette cité ouvrière du centre de l’île, le jour de Pâques 1988, un jour de grand soleil et d’une étonnante douceur. Seul, sans un rond en poche, de rue en rue, les mains au fond des poches sous un ciel uniformément blanc, j’avais alors rencontré partout, en m’ennuyant à mourir, la même placidité, la même indépendance jalouse, la même hospitalité lointaine et je-m’en-foutiste qu’ici, les mêmes parcs déserts, les mêmes rues sans lumière, les mêmes arbres noirs, les mêmes murs de briques rouges aux fenêtres blanches sans personne derrière, les mêmes dos ronds et luisants de pluie, les mêmes pubs vides, les mêmes géraniums. Je n’étais pas chez moi, mais tout était étrangement rassurant, casanier.

Je suis oublié, nulle part, dans l’immense Picardie, nation hors de le terre, séparée de tout…

Amiens est une ville qui fut manifestement ouvrière et bourgeoise, et même bigote, mais qui apparemment a été refaite, remise en route pour et par les innombrables étudiants et lycéens à qui les rues piétonnes appartiennent désormais, dès 16 ou 17 heures, au soir tombant. Les filles, en bande, ont toutes le petit anneau dans les narines. Les garçons, le hoodie noir death-metal, la démarche nonchalante, lasse.

Le va-et-vient des voitures hors des ruelles me fait penser aux agglomérations-modèles des livres scolaires des années 50. Ou peut-être aussi aux garages pour gamins, dans quoi je faisais glisser mes petites voitures sur des toboggans de plastique, dans les années 70.

Je suis oublié, nulle part, dans l’immense Picardie, nation presque hors du pays commun, séparée de tout, autocentrée, rodomonte, triste et fanfaronne comme un Gilles un soir de carnaval, embaumant encore la sueur et le parfum des oranges écrasées.

Au Beaux-Arts de Lille

Palais des Beaux-Arts de Lille. Quelques merveilles, dont un Caprice cauchemardesque de Goya, le joli petit Robespierre jeune homme de Boilly, des croûtes sans grande valeur, du kitsch Louis XIV, et quelques portraits saisissants de l’école hollandaise, commandes de quartier faites à des peintres mineurs contemporains de Descartes, Rembrandt et Spinoza, aussi talentueux que des tenanciers de studios de photos d’identité ou de mariage.

Je déambule à la fois amusé et intimidé, ou plutôt je comparais, comme un voyageur à peine arrivé dans une auberge de la campagne flamande égouttant encore son manteau trempé de pluie, devant un peuple de vilains, de gros pifs, d’antiques vieillards recompteurs de sous, de jeunes et riches idiots pleins de gentillesse, de peintres vagabonds rouges et tonitruants, de vieux pères aux pommettes roses de genièvre et de charcuterie, d’aimables bourgeois à la moustache blonde, follement tirebouchonnée.
Ces faces ingrates, grêlées, au poil roussi, mais affables, civilisées et bavardes, se succèdent au milieu des petits paysages crépusculaires dans lesquels ils commerçaient rêveusement, et sous la présidence de deux grandes glissades de Noël du fils Brueghel.

Je salue aussi, comme on passe en cuisine, quelques laideronnes et des vieilles folles, tout un tribunal de village, de faubourg de Haarlem ou de Delft, attentif à l’étranger et absolument inoffensif. Ces trognes et ces âmes brumeuses me jugent, mais sans grand effet. Ils ont de la conversation pour tenir la cheminée brûlante jusque tard. Ma nuit promet d’être confortable, lourde et inquiète, dans le lit en placard. Je m’éloigne sans qu’ils protestent en tout cas. Et si je repasse, les revoici, identiques, et bizarrement cela m’étonne et me ravit.

Note sur Dijon

Comment cette ville a-t-elle cru pouvoir devenir la capitale d’un royaume ? Au sortir du Moyen-Âge, elle n’avait pas la richesse profuse, rieuse et insolente de Paris. Elle n’était pas environnée par la prodigalité de la Brie et de la Beauce, comme la Lutèce tant aimée des senatus-consultes y prenant leurs bains. Elle n’avait pas non plus l’arrogance taiseuse de Lyon ou le côté follement bourgeoise, cosmopolite, idiote et fanfaronne, draguant outrageusement l’officier de marine, de Marseille, Bordeaux ou Nantes.

Elle n’avait ni fleuve ni montagne ni extravagance ou providence de la géographie. Elle n’avait que la richesse minière de ses alentours, sa paysannerie patoisant le morvandiou ou le bas-allemand, et surtout ses terres à vignes, jalouses, hautaines, indifférentes, mais qui s’étendaient jusque trop loin d’elle pour pouvoir qu’elle en soit vraiment le centre, l’autorité supérieure.

C’est donc l’insolente, rieuse et scandaleuse richesse de Paris qui a eu les préférences de l’Histoire, des Valois et des prévôts des marchands, la cité féminine et courtisane encore romaine, mondaine et guerrière, enveinée à la mer par la Seine, alors qu’elle, Dijon, dans ses terres à brouillard, était encore un peu germanique, encore un peu carolingienne, et alors que déjà le petit royaume d’Île-de-France et ses petits rois roublards avaient l’humour affuté, le sens de la combine, la folie en tête menant à de plus grandes, de plus impériales destinées.

Au lieu que Dijon, comme ses ducs, est resté subalterne et rigide, comme son Charles le Téméraire dont le cadavre a d’ailleurs fini congelé, nu, à moitié dévoré par les loups, oublié sur un champ de bataille refroidi, chu et négligeable, peut-être d’ailleurs pour avoir manqué d’ironie, de goût pour la dépréciation amusée de soi-même.

D’ailleurs, la Bourgogne n’a peut-être jamais été un grand royaume européen, même si elle a été un grand État, par esprit de sérieux, par pudibonderie, dogmatisme et orgueil, par obsession de la saine comptabilité, du tonnage bien mesuré, du setier de blé pesé à la livre près, par présomption de nouveau riche, de grenouille se voulant plus grosse que le bœuf.

Sur la carte de géographie de la Renaissance, cette ville de commerçants et de notaires était pourtant la grande métropole d’une route, certes. Mais ce n’était pas la route de l’Allemagne : ça, c’était Strasbourg, Metz, Nancy. Ni la route de la prospère, lente et patiente placidité des Flandres : ça, c’était Lille, Arras, Bruxelles. Dijon, c’était la route de la Suisse. Et de la haute et ennuyeuse enclave calviniste (vivant, elle, sous l’autorité des pics enneigés et fantastiques des Alpes), elle n’a conservé que la hauteur et l’ennui. Mais elle, contrairement à Genève, ne mène ni à l’Italie ni à la Bavière ni à l’Autriche…

Elle a été bénie par la fertilité du sol, la force de travail de sa paysannerie ignorante et toute occupée à ses affaires, mais pas par sa géographie, qui l’a placé littéralement nulle part, sans pouvoir rivaliser avec Lyon qui a deux fleuves, deux routes majeures confluant vers la mer, les hautes terres lunaires de l’Auvergne ou les Alpes.

Il n’y a littéralement rien à voir, ici. Ni fleuve, ni montagne, ni charmante citadelle illuminée. C’est une ville sombre et travailleuse, affairée, riche, chaussée de mocassins, bien isolée, comme un pavillon moderne dans l’une de ses villes nouvelles où les patrons de pizzeria et les gendarmes aiment se retrouver entre eux, en famille.

D’ailleurs son centre-ville a encore quelque chose de l’immobilité sombre, pluvieuse et longuement triste du Doubs et du Jura, de Pontarlier, de Dole. C’est un pays de patrons de sociétés minières reclus en ville, de boutiquiers, de propriétaires de vieilles vignes aristocratiques qui ne mettent plus jamais les pieds dans leurs domaines que bottés de cuir et accoutrés comme pour la chasse à courre, et de domestiques persifleurs, voleurs et canailles.

Ou alors je dis tout cela parce que j’y suis arrivé alors qu’il y fait aujourd’hui un temps de loup, brouillardeux et sombre, qu’il y souffle un air glacé de fondrière, humide, sans égards, d’étang en décembre.

Mais je constate que seul le XVIIIe siècle semble avoir donné à la ville un peu de son extravagance d’officier d’infanterie : de larges allées allant d’une place à l’autre, la pierre claire, les hautes fenêtres de ses palais à particules et de ses hôtels de lieutenants-généraux de sénéchaussée ou de bailliage, ses vastes portails à carrosses, ses grands noms, sa manie muséale, d’encyclopédiste, de collecteur de beaux livres. Bénis soient les Lumières d’avoir mis un peu d’élégance prétentieuse dans cette ville thermale de l’est, avec ses kiosques et ses placettes, ses colombages, ses longues rues tortueuses, de grande Vichy du Saint-Empire.

Dans la lumière mouillée de Tours

La vieille ville de Tours, recluse et jalouse dans ses obscures ruelles à colombages, respire le petit jardin Renaissance, le logis François Ier, le « clos » de Léonard, Ronsard et Clément Marot.

Éclatants feuillages de l’automne, jaunes clairet, roux de feu, verts-pistache très clairs, verts-argent du peuplier et verts-mousse, sur des fonds d’ardoise, de gris fuligineux et de pierre noir-carbone. De gros cieux mouillés de novembre, de coquettes villas proustiennes interdites aux pauvres, piquées de lampes chaudes, inaccessibles, interdites.

Le reste du gros bourg, ecclésiastique et grand-bourgeois, est organisé par la richesse et la préfecture.

Caserne, cadastre, quartiers partagés à parts égales entre l’urbanisme boutiquier de la IIIème République, le pittoresque médiéval, faussement gothique des étiquettes de vieilles bouteilles de vin de table, des enseignes d’auberges — Coq d’Or, Trois-Dauphins — où l’on dîne de beaux rôtis, de tripes inavouables et de grands crus chez Claude Chabrol, et les perspectives urbaines de la longue ligne, du rectangle, de l’arcade de béton, presque balnéaire, des années 50. Royan de l’arrière-pays, des terres des Valois.

En son bord, enjambée, comme un énorme et monstrueux animal, coule la Loire, la pure et puissante Loire emportant tout vers la mer : branchages, boue, eaux saliveuses, outres de bêtes crevées, regrets, rancunes, et le temps lui-même, qui ne saurait résister à un tel charroi, à une telle volonté de fer, meurtrière, mais « couleur de café au lait », comme le dit Julien Gracq. La vieille barque coincée dans l’arbre immergé, brutalisé par le courant : je songe aux « gabarres pourries de Carrier » de Pierre Michon.

Solitude, paix, exil intérieur. On peut se faire oublier de tous, ici. Il ne se passe rien. Mais les morts sont là, impassibles, silencieux, sourcilleux. Nulle part et surveillant les vivants, sans un mot. Quelle force, quelle cruelle miséricorde.

C’est précisément notre grand et inconsolable chagrin, notre incommensurable tristesse qui nous force à chercher partout la beauté des choses et l’héroïsme de l’humanité. Sans elle, nous ne serions que de pauvres passants, à moitié contentés, sans interrogation claire et sans ardeur, sauf celle de reconnaître peut-être dans le monde ce que nous connaissons déjà.

La Provence en 1900

Je cherche les mots pour évoquer l’une des facettes d’Arles que je remarque particulièrement cette année, j’ignore pourquoi : ces prospères immeubles en pierre de taille sans angles trop durs, arrondis comme des tranches de livre même parfois, ornés de frises géométriques et de bords sculptés de fruits, édifiés au tournant du XXe siècle pour de paisibles pères de famille, des bourgeois flaubertiens qui enfermaient là-dedans leurs progénitures en canotier et marinière, les chignons compliqués de leurs épouses en grande robe fleurie de drap italien, bibi de Marseille et châle de dentelle, l’argenterie de la famille, les bons du Trésor, le chien et la bonne.

Ces prospères demeures, discrètes, peu nombreuses, semblent être les fiertés bonhommes, les modestes « folies » de sous-préfecture de la Belle époque d’ici. Comme déférentes, ombreuses et révérencieuses, d’une politesse obséquieuse de notaire, elles sont les témoins de ce qu’a permis pour son électorat, dans les Bouches-du-Rhône comme dans tous les départements français, la IIIe République triomphante, cette France que la bourgeoisie manufacturière a faite à sa main une fois affranchie des révolutions de 1792, 1830, 1848 et 1871.

À l’écart, incongrus parmi les bicoques de maîtres-pêcheurs et les hôtels Grand Siècle, ce sont le plus souvent des immeubles aux épaules étroites, comme serrés dans un costume du dimanche taillé sur mesure, ourlés à leurs frontons, leurs linteaux et leurs grossiers mascarons à l’antique, faussement modestes et hautains comme des porteurs de moustaches en guidon de vélo et de cannes à pommeau, gentiment ventrus et un peu matamores comme les papas du Midi aiment paraître. Ils furent un temps les tanières de ces lignées interrompues d’abord par les guerres coloniales puis la Grande Boucherie de 14, la maison de Moussu Machin ou du Docteur Chose. Achetés à grand prix par les tourmenteurs de Rimbaud et Van Gogh à n’en pas douter, ils présentent toujours aujourd’hui leur entrée de maître au bout de deux ou trois marches, une main de femme en blouse de bronze montée en marteau sur le bois peint de la porte, des vestibules de fraîcheur, du carrelage à damier et des tommettes comme laquées de vernis à ongles, et là-haut, derrière la balustrade néoclassique qui, vue de la rue, dirait-on, la coiffe, des terrasses en plein vent sur le toit pour y faire claquer les grands draps amidonnés sur des cordes à linge et, peut-être, enroulés dans des plaids, observer les feux d’artifice du 14 juillet en compagnie des domestiques battant des mains.

En détaillant les façades claires, boutonnées, derrière de longues fenêtres à persiennes sur deux étages, pas plus, j’imagine sans peine l’agencement des pièces l’une après l’autre rationnellement distribuées : entrée avec les parapluies et les chapeaux, salle-à-manger, salon coquet comme un après-midi d’avril, cuisine, réserve au rez-de-chaussée, la soupière délicatement fleurie sur le buffet, le bois ciré, le portrait de l’ancêtre, les paysages peints, les bœufs attelés à la Watteau, les chaises pour les veillées le long des murs, les napperons, la cuisinière à gaz en fonte noire et chromée par l’ambre du cuivre, le potager et la véranda derrière, les orangers en pot, l’arrosoir, le banc d’osier, le sirop dans la carafe, à l’étage les chambres aérées chaque matin par la bonne et les salles d’eau rudimentaires, les bassines d’émail, les gants de toilette, les cubes de savon, les parfums de violettes, de framboises, l’alcool puissant de la lavande sur les draps militairement pliés dans l’armoire grinçante, le bureau de monsieur, l’odeur d’encre et de cigare, le boudoir de madame, le parfum de fleurs, le sentimentalisme fané.

Ce sont là les maisons de l’époque de Frédéric Mistral et du Félibrige, ce moment de l’histoire de France où les sous-préfectures de la Provence comme Arles, Avignon, Forcalquier, semblent basculer d’une époque à une autre, entrant dans ce qu’on appelait « moderne » à l’époque et qui est reproduit dans les catalogues délavés des Nouvelles Galeries, et ce par la volonté des présidents Émile Loubet ou Armand Fallières, de la compagnie des chemins de fer ou de je ne sais quelle puissance régulatrice qui commandait alors aux becs-de-gaz, à l’administration fiscale et aux demi-brigades de gendarmerie à casquette molle qui casernaient par là. On passe alors de la région fertile, désertique et sauvage, virgilienne, quoique déjà stendhalienne, méditerranéenne et noire, encore un peu romaine, où une petite paysannerie latinisée, farouche et superstitieuse, fait face avec défiance et obéissance à une grande noblesse richissime, désinvolte et raffinée, profiteuse, oublieuse de ses devoirs, gourmande et bécoteuse de bergères, une caste de marquis pleurnicheurs ou fantasques reclus dans leur manoir paradisiaque au faîte de l’escargot des villages perchés du Comtat ou du Luberon, on passe de cette Provence de bandits et de paysans sourcilleux, donc, à la vaste province pittoresque et champêtre actuelle, frivole et roucouleuse, vacancière, doucement emportée par le folklore de l’espadrille, de la flute et du galoubet, les amusements de la tauromachie et de la course camarguaise, des bergers jolis-cœurs et des fleuristes prénommées Mireille ou Fanny, où les grands propriétaires terriens, les fabricants de tonneaux, les huiliers des Alpilles, les maîtres-plâtriers ou les armateurs de tartanes portent le gilet blanc brodé de fougères, la montre à chaînette, le large panama et la barbiche de lansquenet. Ces Tartarins engoncés, riches à millions, ont alors quitté leur grand mas venteux, leur latifundium de la Crau, pour s’embourgeoiser, s’urbaniser dans leur nouvelle bonbonnière arlésienne, sous les grands platanes, avec eau courante et gaz de ville, se montrant le dimanche dans leur boggie à capote, gantés, prodigues, prolixes, ayant troqué l’épais falzar de coton pour le pantalon-cigarette à la mode de Londres, la rustique botte de cuir crotté pour la bottine cirée à talon, fièrement flanqués de leur fillette préférée, Angélique, Odette ou Yvonne.

Elle, je la vois devant la maison, nichée aux côtés de son père sur le boggie, rencognée, bouclée, recroquevillée sur sa banquette de cuir bouilli comme une grande poupée de chiffons posée là pour donner l’illusion d’être une vraie jeune femme à marier, et non une gamine accoutrée comme une dame-patronesse mais secrètement sexuée, secrètement perverse, quoique seulement avec les fourmis sur lesquelles elle verse la cire des chandelles, avec les mouches qu’elle enferme dans un verre renversé, avec les religieuses du collège de jeunes filles qu’elle déteste et calomnie en elle-même et dans son journal, et aussi bien sûr avec les gamines du métayer de son père, qu’elle humilie. Elle est sans doute un peu idiote et capricieuse, mais elle semble aux Arlésiens qui la voient passer avec ses mitaines blanches et ses anglaises dans les yeux aussi délicieuse qu’un dragée de baptême, aussi rose, aussi pâle, aussi subtilement sucrée, avec son ombrelle commandée à Lyon et ses lourds mollets d’adolescente hargneuse moulés dans des bas blancs repassés à la vapeur, et promise à un jeune officier des dragons, de la Coloniale ou des douanes.

C’est là que commence une autre histoire.

Morte saison

Depuis que j’ai fini mon Antonelle, ce roman énorme et convalescent, obèse, actuellement en lecture ici et là comme on entre à l’hôpital pour un check-up avant une opération à cœur ouvert, je dois avouer que la petite capitale de la Camargue m’apparaît distante, comme désenchantée, présente et superbe, mais vaguement absente à mon enthousiasme, comme une petite fille malade, distraite en tout cas, insensible à mes farces habituelles. Sentiment étrange de morte saison. Les lieux sont là — comment pourraient-ils ne pas l’être —, mais ils sont comme désinvestis du grand désir juvénile et parfois brutal, entêté, forceur, du romancier.

Peut-être que depuis que j’ai fait mourir Pierre-Antoine dans les dernières pages du roman, celui-ci est bel et bien mort en moi aussi. Et peut-être que son deuil imprègne les premières journées que je passe ici sans lui depuis plusieurs années, sans avoir à lui faire la conversation, à le réanimer, le questionner et l’apercevoir au détour d’une rue de La Roquette. Me reste en tout cas l’impression générale d’une visite dans les pas d’un disparu ou d’un muet, cloué dans son lit de peine, légèrement attristé par mes efforts vains, comme si je visitais la maison immobile d’un ancêtre, soudainement laissée en l’état, figée dans la surprise de son brusque départ.

Pierre-Antoine Antonelle est venu au monde dans l’écriture, a peu à peu surgi de la page, s’est dressé et a commandé, avec le même aplomb prudent que le marquis de Montcalm cité par Chamfort (« Tu commandes et tu t’excuses ? » s’étonne un Indien avec qui il a passé alliance, après que ce drôle de Français a voulu se faire pardonner une erreur.) Puis il s’est refondu dans le néant avec la page 794 de mon manuscrit, la dernière. J’en ressens donc un tristesse infime, une mélancolie fraternelle.

J’en suis donc à chercher des traces, puisqu’il n’y a que ça, puisqu’il n’y a plus rien devant moi de cette réalité ensorcelée, enchantée, carnavalesque, qui faisait véritablement revivre ses adjoints à la mairie, le menuisier Joseph Meyer, le cordonnier Antoine Baudesseau, les roides frères Léautaud, monsieur Loys de la Chassagne et sa bande de tueurs monarchistes, le vieux premier consul de Barras-Lansac, son frère Jacques-Philippe, Madelon Anayet qui ne le quitta jamais, Gilles et Nine Fouque, madame veuve Thérèse sa mère, son pote Jérôme Payan et sa fratrie en guenilles, l’impossible Jo Babandy, cette réalité engloutie dans le néant avec la fin de mon effort, de mon épuisant effort sur la page, irresponsable, vain et obligatoire.

Je suis finalement comme le grand Meaulnes cherchant sottement, mais jusqu’à l’épuisement, à retrouver ne serait-ce que les échos de la fête irréelle où, au bout de sa fugue, il a pour la première fois vu et aimé Yvonne de Galais.

Pouvoir du paysage

Je voudrais parler un jour, de manière un peu développée, du pouvoir du paysage. Ce que le monde indifférent couché devant nous fait à notre conscience, à nos peurs, à nos joies profondes est en effet une énigme jamais vraiment résolue pour moi. J’y ai fait allusion, voici quelques temps, dans un court paragraphe publié ici, une pensée, une passade. Quelque chose s’y joue à mes yeux, une tragédie antique, une grande leçon de ténèbres, mais sur une autre scène que celle où se déroule ma vie ordinaire. Ces derniers temps, j’ai pris des notes et posé un texte inachevé sur le papier, dont mon billet sur l’empire du paysage méditerranéen et Albert Camus était une partie. Mais l’autre partie, figée, sèchait comme une feuille d’arbre oubliée entre les pages d’un livre. La voici donc proposée à la lecture, si cela vous dit de jeter un œil à mon carnet de notes par-dessus mon épaule.

J’ai, pour ma délectation et pour me crever le cœur, plusieurs paysages au fond de moi qui souvent ressuscitent. Ils se dressent dans les ténèbres et prennent alors toute la place, comme s’ils avaient un visage, des mains, un esprit et une voix. Ce ne sont pourtant pas des êtres de chair donnant des gifles ou des baisers, donnant des regards, de ces froideurs qui glacent le cœur, de ces flèches qui l’incendient ; ils n’ont pas cette dureté, cette vérité drue qu’a le reste de l’humanité lorsqu’elle surgit au beau milieu de mon monastère, de ma commune et impossible solitude. Mais des chimères de lieux vides, des visions de passage, brèves comme des étourdissements, ou de simples climats, des apparitions venues à moi comme un étranger au portail de la maison, en ouvrant les volets, par la fenêtre d’un train, au détour du virage, au débouché d’une route.

Or nous sommes tous ainsi. Nous avons des mondes entiers en nous. Nous cachons du ciel, du lointain, des chemins, de la lumière, du temps qu’il fait et du hasard qui nous happe, nous portons dans nos poches des saisons, des jours et des nuits, autant que nous dissimulons, dans nos cervelles pensives, le pauvre souvenir de gens croisés, les traces tyranniques de nos maîtres et de nos esclaves, les haleines enfermées de nos vivants et de nos morts. Il faut croire que quelques paysages, trois fois rien pourtant, peuvent être aussi impérieux, aussi despotiques pour nos âmes que les femmes qui nous ont meurtris ou les hommes que nous avons aimés.

Terres, vues, arbres, pentes, crêtes, champs, prairies, horizons, sentiers vivent parmi les souvenirs que nous empilons, les choses dont nous ne savons que faire. Et soudain, pour rien ou bien pour vivre à part un moment peut-être, à la faveur d’un alignement de circonstances, ils ressurgissent et nous brûlons de retourner dans ces lieux qui sont pourtant absents, de retrouver ces paysages qu’une fois au moins nous avons vus, face à quoi une fois au moins nous avons été. Depuis leur absence, ils nous appellent. Ils nous parlent de la grande joie de vivre, de la mélancolie qui est sa sœur, de la tristesse sombre et mouillée des hivers, de la consolation des matins et des soirs, du repos de nos corps épuisés, à nous seuls, rien qu’à nous, à moi et à toi. Nous sommes nommés par eux, saisis au vol, enjoints de quitter à l’instant l’endroit de notre désignation et de nous rendre là où la mémoire nous convoque. Nous sommes appelés à comparaître devant nos paysages.

Quant à moi, mes paysages m’entretiennent de choses si considérables, si puissantes, qu’ils sont pour moi des délivrances, et même des épiphanies. Ils m’affranchissent, me révèlent et me sauvent immanquablement de la mort. Car ces quelques lieux rêvés, ceux que je conserve jalousement et qui reviennent toujours, figurent parmi les raisons pour lesquelles je ne me tue pas, puisque le monde est affreux.

Oui, au moment où vient l’envie de mourir, ce qui me retient est aussi fragile que cela. Et si c’est d’abord, impériale, souveraine, la honte de meurtrir les survivants, c’est aussi, comme en arrière-plan, comme un décor, l’envie imprécise, douce et vagabonde comme l’âme, de continuer un peu à vivre et à éprouver la vie, c’est-à-dire de rester un peu dans le monde, dans la lumière des autres, sous les lampadaires de la ville ou sur le chemin venteux de l’école buissonnière. D’être encore quelque part dans un paysage. Alors je ne néglige pas une chose pareille.

*

Mes paysages sont anciens. Ils viennent du fond de mon âge.

Le premier, je le chéris entre tous. À lui je m’abandonne quand tout le reste m’abandonne. J’y trouve un infini de vignes sous le feu de l’été, l’arrondi des collines d’un arrière-pays méditerranéen, roussi et odorant, sentant la bouillie vineuse, la terre sèche, le fruit pourrissant sous les guêpes, sous la haute et claire congrégation florentine des pins, un chemin de cailloux blancs et de poussière rouge s’ouvrant là, et la mer quelque part en bas. C’est le grand matin français, princier, diamantin. Il est peut-être dix heures. Tout y est encore possible.

Le deuxième vient moins souvent. Il s’ouvre dans la fenêtre de ma chambre d’enfant. Je crois qu’il préfère les heures tristes pour surgir. Il y a le petit froid brumeux de l’Île-de-France, l’ennui très particulier, inconséquent et pour ainsi dire tchekhovien, de l’après-midi. Devant moi s’étalent de vastes champs de blé couronnés par un bois à chevreuils où dorment peut-être les allées d’un parc, l’idée d’un hussard cavalcadant librement entre deux cœurs sur un cheval brossé, l’adorable lumière sans grand soleil de l’automne dans les Yvelines. Moi, dans ce paradis de confitures et de cheminées, je songe à l’océan sur laquelle j’embarquerai bientôt. J’ai devant moi le cargo graisseux, strictement boulonné, la canicule orangée sur mon visage et dans l’échancrure de la chemise que je ne porte pas encore, et mes mains se tiennent au bastingage brûlant. J’y suis triste et assoiffé de vivre. Le froid m’y ramène, chaque mois de décembre.

J’ai vécu, enfant, entre deux paysages et tout ce qui s’est passé, depuis, est parti de là. Aujourd’hui encore, ils sont la vague origine. Dans les tableaux, je ne cherche qu’eux. Dans les films, je ne vois qu’eux. Que je me présente devant une Nativité toscane, un portrait de la Renaissance, une vue de bataille, et mon regard se porte toujours, d’abord, sur le lieu de la scène. Je veux savoir à quoi ressemble vraiment, à hauteur d’homme, cette colline bleue et les arbres irréels postés dessus, ce que font, aux petits personnages montant dans les barques aux voiles rouges repliées, ce rivage d’or, ce verger parsemé de flocons de fleurs de prunier, ce pré, ce taillis, ces cyprès épars, pourpres, orgueilleux comme d’austères prières de moine lancées en murmurant vers le ciel. Que j’assiste à la psalmodie d’une œuvre de cinéma et je contourne invariablement les protagonistes pour me perdre derrière, dans cette garrigue brûlée, ce désert jaune, ce coin de ferme, cette chevelure blonde des blés, ce chemin qui descend vers l’ombre, ces landes verdâtres et noires aux lèvres de pelouse sur les roches de granit, veinées de murets de pierres imbriquées, pareils à des énigmes mathématiques. L’histoire passe après. Je veux avant tout savoir où je suis, sans quoi je ne comprends rien. Ou du moins, je pense réellement ne pas pouvoir percevoir la vérité de l’histoire, laquelle porte en elle son propre paysage, le temps qu’il fait, les odeurs qui viennent de la terre et des feuilles, la façon oblique ou royale du soleil sur l’ensemble des choses ici-bas.

Mes alentours me rendent fous et désormais je l’accepte. J’ai longtemps gardé le secret pourtant, comme si cette obsession toute-puissante, cet amour inavouable mais despotique n’était propre qu’à moi, qu’à mes manières têtues, adolescentes. Cependant, je me taisais encore, malgré l’empire de ce secret. Je me laissais faire, en victime innocente, et cette manie me conduisait librement le long de son parcours tortueux.

Il m’arrive encore aujourd’hui de mesurer combien ces paysages, les combinaisons inertes et muettes pleines de signes et de couleurs qui m’entourent, ont eu de l’influence sur le cours de ma vie. J’avoue avoir par exemple décidé de rompre avec la part violente, traumatique, cauchemardesque de mon enfance, en contemplant, sans bien savoir pourquoi, un après-midi torride, dans une rue vide d’Hollywood où je survivais, une grosse fleur rose surgissant d’un buisson de laurier, une fleur pareille à un œillet énorme, unique, un œil divin, récriminateur et miséricordieux, sur le bord d’un trottoir craquelé comme la croûte d’un gâteau d’une petite rue au pied des collines, dans cette ville sans fin où, en exil, j’avais été plongé pendant quatre ans dans un mauvais rêve aux couleurs acidulées. Là, devant cette fleur, ou à cause d’elle, je décidai de quitter l’Amérique définitivement. Je pense aujourd’hui que cette fleur me rappela à moi-même, au paysage d’été que je conservais obscurément en moi toutes ces années mais que j’avais réprimé, repoussé dans les ténèbres, et sous-estimé finalement. Ce fut peut-être la bifurcation la plus importante de mon existence, sans laquelle je serais devenu zombie, sans doute.

Mais une fois rentré en France pour vivre mon adolescence loin des songeries morbides de la Californie, ce ne furent pas de grandes idées qui prirent leur place, des cathédrales intellectuelles ou politiques, non. Ce furent encore des paysages. Sous la bruine grise du quartier de Montparnasse où je vécus alors pauvrement, ce fut la Méditerranée et son monde qui lentement prirent possession de moi, l’ambre de sa lumière, ses hauts plateaux, ses roches chaudes, ses criques secrètes et blanches, ses buissons d’arômes griffeurs et la souveraineté de la mer vers où accourent depuis le fond des temps les chevaux et les soldats grecs. Je poursuivis ces paysages dans les livres et le théâtre, dans le dessin et la peinture, dans le cinéma, dans la musique, dans le désir amoureux même. J’étais un guetteur. Un voyeur. Leur amant inconnu et malade, médusé d’être possédé par de simples paysages.

Alors je me livrai sans vergogne à mon inconduite, à mon histoire intime avec les paysages. Toute mon existence se mit à s’éclairer de jardins, de vues immortelles sur les clochers de Florence, des steppes d’Asie centrale défilant par la fenêtre du Transsibérien, de grandes plages vides défiant l’océan, droites et inamovibles comme des veuves de marins. Et je me nourris plus que de ça, et aussi d’un peu du reste, mais par surcroît. Je fournis même des prétextes bizarres, techniques, farfelus, pour m’inscrire à l’université d’Aix-en-Provence plutôt qu’à Paris où pourtant je vivais, alors que ce n’était, en vérité, que pour pouvoir longer tous les jours l’air italien de ses hôtels à mascarons, pour me faire écraser de joie par le massif mauve de la Sainte-Baume, me laisser envoûter par la morsure étincelante de l’hiver sur les pentes du château de Vauvenargues et parader les après-midis sous le mouchetage des platanes du Cours Mirabeau ou les pins immenses du Parc Jourdan, et puis aussi errer librement dans les ombres de Marseille, au bout d’une demie-heure de train. Mon adultère avec les paysages de Provence, je le vivais enfin à découvert, impunément. J’étais librement fou d’eux, comme un jeune converti, comme Blaise Pascal aimait Jésus-Christ au petit matin glacé du 24 novembre 1654.

Les paysages prirent ainsi leur juste place dans ma vie d’homme. Je me mis à écrire et rien n’importa davantage que le lieu de l’action.

Notes prises à Paris, durant le printemps 2023.

L’esprit de l’Égée

Depuis l’enfance, je vis dans un épais mystère : celui d’un paysage. Je suis, culturellement et familialement, un homme du Nord, mais égaré incompréhensiblement dans un inguérissable béguin pour le monde de la Méditerranée. Tout est de la faute d’Albert Camus, je crois.

Un jour, Albert Camus m’a délivré. J’étais jeune, je devais avoir dix-sept ans. Mais contrairement au cliché navrant qui prévaut dans la presse magazine, je n’étais pas cloîtré dans un mystère existentiel que le prétendu philosophe pour classes terminales aurait dénoué. Non. J’étais jusque-là enfermé dans un secret — un paysage secret. C’était comme un amour adultère, comme si, quelque part sur la route, je m’étais entiché d’une grande cocotte ou d’une fille à scandales, et que soudain un homme fait me sortait d’autorité de la honte et m’honorait de son amitié. Quelle étrange chose.

J’étais un enfant bizarre. J’avais déjà beaucoup voyagé et j’en avais déjà ramené de profondes blessures et des émerveillements au moins aussi nombreux. Ma professeure de français en classe de première — elle s’appelait pour moi madame Guégan, c’était au Lycée Lamartine, rue Poissonnière à Paris — m’a fourré L’Étranger dans les mains. J’ai lu. Mais ça n’a été ni l’aventure existentielle tragique, ni la violence aberrante du meurtre sur la plage, ni le voile déchiré de l’absurdité de vivre qui m’ont tétanisé à sa lecture, mais le bain de mer avec Marie Cardona, l’après-midi solitaire sur le balcon de Belcourt à manger des œufs au plat et du chocolat, la sensation d’avoir froid dans l’ombre des arcades blanches, alors que le soleil règne en maître, en grand peintre, sur Alger. J’en étais bouleversé. Le monde de l’été vécu était aussi puissant à découvrir et à éprouver, et même peut-être plus, que la violente aberration d’être irrémédiablement mortel et d’être là. Les leçons à apprendre dans le roman ont donc été remises à plus tard, la vie humaine là-dedans démasquée est passée après. Ce qui m’a importé, ce qui m’a redressé dans ma lecture, ce qui m’a enjoint d’être présent et de répondre avec le cœur au texte qui se déployait sous mes yeux, c’était l’univers concret, l’Algérie concrète, l’été méditerranéen véritable où Meursault vivait. Comme si le livre avait fait irruption en moi, au fond de ma tanière, de mon secret le plus intime, impudiquement, violemment.

Les autres livres de Camus se sont alors enchaînés : Noces, La Peste, L’Été, L’Exil et le royaume, et même ses Carnets, Caligula et L’État de siège, où partout je retrouvais le même indéniable souci que le mien, la même basse-continue faite de la terre sous mes pieds, de l’univers se déployant dans le ciel et du bout de mon regard, la même toquade pour la vie matérielle dans ses arômes et dans ses bruits, pour l’omniprésence des paysages de la Méditerranée et leur pouvoir sur moi. La grande machinerie de l’Absurde, l’amour des autres, le couple infernal avec Sartre et la grande pitié de la guerre, tout cela me captivait bien sûr. Mais pour moi, honnêtement, c’était secondaire. Comme un fan transi d’amour pour une starlette, et la traquant partout, même seulement son pied chaussé, sa silhouette filiforme, l’ombre de son nez dans un plan de cinéma, j’attendais dans les livres d’Albert Camus le surgissement libérateur des paysages de l’été et de leur armée féérique, qu’immanquablement le gamin d’Alger, dans tous ses textes, faisait fondre sur moi, que ce soient leurs arbres penchés sur la mer, leurs collines amoureuses, leur ciel vert, leurs cigales endormant les distraits, la noirceur de leur soleil ou la vérité cruelle de leurs soirs.

Albert Camus et sa fille Catherine en Grèce en 1958 (DR).

Camus trahissait mon secret en me le révélant. Et ainsi j’étais enfin découvert et libre, au grand jour : un homme pouvait donc se faire une vie en filant un amour désespéré, mais tellurique, suprêmement souverain, pour des choses aussi dérisoires et aussi mutiques, mais aussi irréfutables et tyranniques que les ruines de Tipasa, les amandiers de la vallée des Consuls au printemps, les caps brûlés de Kabylie se fondant dans l’eau froide et translucide de la mer saliveuse, et le désert impérial. Ainsi donc, je n’étais pas seul.

Ont logiquement suivi les autres, tous les autres écrivains et poètes : Georges Séféris qui règne toujours en roi incontesté et qui ne m’a jamais quitté, et René Char, bien sûr, grand chambellan de l’ombre, dont la haute carcasse a marché auprès de Camus jusqu’à son tombeau, et Jean Giono, Panaït Istrati, Nikos Kazantzakis, Lawrence Durrell, Loran Gaspar, Philippe Jaccottet. Et puis il y a eu tous les voyages que j’ai entrepris, du plus misérable au plus luxueux : j’ai dû passer un bon tiers de ma vie, en silence, entre la Provence et la Grèce.

Aujourd’hui, j’en suis toujours malade. Dans presque tous mes livres, il existe un lien quelconque avec la Méditerranée, même infime, même anecdotique, de la même manière que deux amants endormis s’efforcent de se toucher toujours, ne serait-ce que du bout des doigts. Et j’en suis d’autant plus malade quand je vois comment le tourisme de masse et le folklore de supérette (les trois P : la pétanque, le pastis, la paresse), la vulgarité de l’argent et le vice de la cupidité, la mentalité de voyous s’affrontant à une génération de vieux méchants, comment la pollution, la haine, la bêtise ont pris possession de mes rivages et de mes arrière-pays. Je déteste ce que nous avons fait du Midi. Je hais les cartes postales. Je conchie les vacances.

Mon amour est de l’ordre de l’amour qu’éprouvent les moines. J’y aime l’hiver, la grande neige sur les hauts-plateaux, le vent de l’automne brossant jusqu’à l’os le désert de Camargue, les criques glacées en avril, les petits marquisats repliées comme des escargots autour de leurs ruelles vides — et cela reste pour moi le monde de l’été, mais d’un été de l’esprit, l’été invincible dont m’a parlé jadis Albert Camus. C’est au fond de ma nuit intérieure qu’on peut trouver cette lumière. Personne n’y comprend rien, pas même moi.

Car je suis né ailleurs, sur les bords de la Seine, en banlieue de Paris. Rien ne m’attache vraiment aux rivages de la Méditerranée. Alors pourquoi le sentiment est-il né très tôt en moi que là seulement, dans ces paysages-là, dans ces villes-là, sur cette mer-là, ma vie prenait tout son sens ? Je n’en sais toujours rien. C’est le mystère le plus impérieux et le plus opaque des cinquante-trois années que je viens de vivre.