// leonardvincent.net — Éclats politiques en aparté, littérature française partout ailleurs. — "Moy, je m’offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne." — Montaigne, Essais III.
Être de ceux qui prennent les paysages au sérieux, voilà un choix bien monacal et bien démodé. Mais est-ce si égoïste, quand on y pense ? Jouir pour un, c’est préserver la liberté pour tous de jouir. Et quand il ne reste plus rien, la beauté de certains lieux, à certaines heures, a le pouvoir de repousser la mort.
Faisons donc très attention aux taiseux, aux contemplateurs d’arbres ou d’océan : peut-être discutent-ils avec des forces terribles, alors que nous, nous sommes seulement occupés à des choses diversement stupides.
Qui peut nous dire à la fin si nous fabriquons des livres qui méritent ce nom ? Un écrivain n’a le secours de personne. Ni le public ni la critique ni notre entourage ne peuvent rien à notre lucidité ou notre idiotie sur notre propre travail. Seul l’éditeur devrait être, en théorie, le dépositaire secret et oraculaire de notre constance, de notre force, de l’importance de notre chaloupe dans l’océan absurde des livres publiés.
Mais le règne de l’argent pourrit même cela. Pour beaucoup, comme moi, c’est l’errance.
Avec mes éditeurs, je n’ai malheureusement eu que des relations frustrantes, quoique excitantes, de « coup d’un soir ». Car nous sommes aujourd’hui domestiqués par le monde que l’humanité s’est lentement fabriquée, avec notre concours et malgré nos protestations. Et ainsi, malgré eux peut-être et malgré certains d’entre nous, nous autres écrivains sommes poussés à n’être que des mercenaires et nos éditeurs des commerçants. C’est le far-west. Ou pire : la comédie du far-west, avec des acteurs rétifs jouant au service de quelques vedettes
Décidément, notre époque est trop détestable pour que je sois moderne. Ce serait coller à elle et donc, en fin de compte, la justifier. Je ne me plains pas, ou si peu finalement. L’insuccès pousse à la solitude, mais tout y est en ordre.
Le désaveu infligé à la Russie, aujourd’hui à l’Assemblée générale des Nations unies, après une semaine de sang, d’effroi, d’impuissance et de bêtise, m’a révélé quelques idées simples. Que la diplomatie pouvait être d’une puissance sous-estimée. Et qu’en France nous avons été indignes d’une nation civilisée.
Il y avait quelque chose de bouleversant et d’apaisant de voir, tout à l’heure à New York, le défilé des représentants des États membres de l’ONU devant l’Assemblée générale, tous ou presque exigeant de la Russie qu’elle respecte son voisin l’Ukraine, tous ou presque exigeant un programme unique : une désescalade de la guerre, un cessez-le-feu immédiat, un cycle de pourparlers.
Tout cela était articulé dans un jargon de diplomates, policé et corseté, au pied de l’immense mur d’or encadré de marbre vert et noir, frappé de l’insigne des Nations unies, qui borde l’East River, dans l’air froid de la climatisation, le crachotement et l’écho des petits micros pliables d’ambassadeurs patauds portant un badge autour du cou. Et c’était à la fois pathétique et civilisé, dramatique et tranquille — comme un moment digne et grave de notre Histoire, au fond, comme est l’Histoire moderne en tout cas, quand elle se déroule dans le cadre du droit, du protocole, d’une charte, d’un règlement, d’une entente mutuelle sur des règles communes.
Cela m’a rappelé, en vrac, que la diplomatie pouvait être un instrument d’une grande tenue et d’une grande puissance, que les sections parisiennes en 1792 défilèrent devant les députés de la Législative en criant Vive la loi !, que le nombre, en diplomatie comme dans la rue, est une force toujours sous-estimée. Et sur moi, cela a eu l’effet d’un baume, d’un élixir calmant mon écœurement devant l’incapacité que nous avons eue, en France, d’affronter la crise actuelle avec le respect de l’intelligence des mots et des idées, du passé et de l’avenir, le respect des vivants, des morts et des géographies qui font ordinairement la culture.
Comme d’habitude, toutes sortes d’images fausses, de crétins bavards, de bibelots sentimentaux et obscènes ont envahi nos médias.
Car ces derniers jours, le spectacle lamentable du débat public a été indigne d’une nation comme la nôtre. On a vu toutes sortes de vedettes faire assaut de sottises, de calomnies, de faux effarements, et même d’appels aux armes. Le gouvernement a été inconsistant et parfois burlesque ; le Président, narcissique et calculateur ; les poutiniens d’opérette de l’extrême-droite ont bafouillé leurs âneries réchauffées pour la circonstance, rajoutant tout de même pour l’occasion quelques êtres humains sur la liste de ceux qu’ils détestent et souhaitent faire souffrir : rien de nouveau, en somme. Et comme d’habitude en temps de guerre, toutes sortes d’images fausses, de lieux-communs, de crétins bavards, de bibelots sentimentaux ou obscènes ont envahi nos médias.
Et enfin hier à l’Assemblée nationale, les huées, les injures, les infamies (« cinquième colonne », « traître », « agents de Poutine »…) qui ont été jetées contre Jean-Luc Mélenchon — qui demandait lui aussi une désescalade de la guerre, un cessez-le-feu immédiat, un cycle de pourparlers —, ont achevé de déshonorer les bouches en cœur qui se prennent pour des justiciers, et qui prétendent nous représenter ou nous distraire. Que l’on me pardonne : je dis que l’on peut s’opposer en politique en respectant ses propres électeurs, les électeurs de ses adversaires, et la simple dignité civique, mais ce n’est manifestement pas l’avis des meilleurs d’entre nous.
Admettons que nous sommes un pays malade et que ceux qui gouvernent nos corps et nos esprits ont soif de violence. Il faut alors regarder ailleurs pour retrouver le goût de vivre.
Et justement : aujourd’hui, en regardant le débat à l’ONU, je me suis senti rassuré par le fait que des hommes et des femmes, paisiblement, ont pu s’inscrire sur une liste d’orateurs pour une session d’urgence ; qu’ils ont pu s’appliquer à écrire des discours au nom de leur patrie ; que timidement, la bouche sèche, impressionnés et craintifs, ou bien fiers et contenus, ils se sont avancés vers le podium et ont attendu qu’une présidence placide leur donne la parole ; que les îles Salomon ont pu tenir la tribune autant de longues minutes que les États-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie ; que les représentants des « grandes puissances », comme on dit, ont pu dérouler leur mauvaise foi sans être interrompus, tout en étant suivis par le démenti cinglant apporté, dans la foulée, par l’ambassadrice du Bhoutan. Je me suis senti, comme citoyen, grandi par cet événement ; et comme être humain, j’ai retrouvé un peu d’espoir, alors que la menace d’une guerre totale et annihilatrice, pour la première fois de ma vie, est une réalité.
Permettez-moi de faire comme le représentant de Saint-Vincent-et-les-Grenadines l’a fait cet après-midi.
Oui, la civilisation, c’est bien cela : ce sont de petits bonhommes, de petites bonnes femmes mandatés, courtois et disciplinés, trottinant sur la moquette et grimpant à la tribune de l’ONU, parlant aux Russes, parlant aux Américains, parlant en lisant un petit papier à la grande broyeuse tragique qui emporte le monde, pour dire leur point de vue, avec des mots que tout le monde peut comprendre. Cela peut paraître ennuyeux, oui, mais il est certain que la barbarie est de l’autre camp : le camp de ceux qui disent que négocier, c’est se soumettre, qui exigent plus de violence, plus d’armement, plus de soldats, sans jamais que l’on parle, sans jamais que l’on contredise les chefs, sans jamais que la petite musique parfois ridicule de la discussion ne vienne déranger les tirades inconséquentes de leurs forts-en-gueule.
Alors, permettez-moi de faire comme le représentant de Saint-Vincent-et-les-Grenadines l’a fait cet après-midi : oui, je l’assume, j’exige moi aussi une désescalade verbale et militaire, un cessez-le-feu immédiat, des négociations sans conditions. Et j’ajoute même ma touche personnelle : une paix durable pour une Ukraine libre et souveraine, et pour l’Europe entière, Russie comprise. Je l’exige, depuis la feuille blanche sur quoi j’écris. Je l’exige, et tant pis si cela ne sert à rien et que nos vedettes de la radiotélévision me traitent de capitulard : moi, avant que nous sombrions dans la nuit sans contrôle dans laquelle ils vont nous précipiter si l’on ne les contredit pas, je l’aurais exigé — si un jour on fait le compte de qui a fait quoi.
Je suis convaincu que ce n’est pas stérile ; du moins que ce pourrait ne pas l’être, si l’on respectait la petite civilisation montée et tenue debout, étrangement, par l’Organisation des Nations unies. Car à la fin, je l’avoue : la conclusion de cet après-midi historique à l’ONU m’a mis les larmes aux yeux, puisque j’ai vu, pour la première fois en une semaine de guerre, que cette haine barbare qui s’est déchaînée sur l’Ukraine pouvait être contrée. Les amis, le vote final a été la première défaite publique de la Russie.
L’agresseur a été condamné, démenti, rencogné en compagnie d’une poignée d’États parias perdus dans les fumées de leurs petits calculs, face à un salle entière lui disant qu’il était seul. Qu’il était seul, et qu’il avait tort. C’était terrible, et déstabilisant comme un espoir que l’on retrouve après l’avoir perdu. Comme l’a bellement et tristement soupiré l’historien François-Xavier Nérard aussitôt après le vote : « Pauvre Russie, par qui es-tu soutenue ? » Oui, par qui ? Et pour quelles stupides raisons ? L’écrasante majorité de l’humanité, réunie en nations, l’a désavouée publiquement, les yeux dans les yeux. Sans verser une goutte de sang. Avec de petits papiers pliés en quatre, aussitôt remis dans la poche, et un scrutin à main levée. Quelle folie ! Quelle victoire beaucoup plus grande, beaucoup plus importante, beaucoup plus significative que celles où l’on compte les cadavres !
J’ai rappelé ce matin les horreurs que l’on pouvait lire sur Jaurès, en 1913 et 1914, dans les journaux français. Au-delà de mes opinions personnelles qui ne pèsent rien et importent peu, j’ai fait cela pour suggérer que l’on préserve l’espace public du mensonge patriotard, du chauvinisme, du sentimentalisme, du bellicisme irresponsable et de la soif de violence. C’est le pire de nous-mêmes.
Nous autres journalistes passons notre temps à nous réclamer de la distance, de l’objectivité, de la raison, de la neutralité. Et voici que le double effet de la campagne électorale et de la guerre en Europe fait tromper, délirer, mentir et dissimuler. Je ne m’y fais pas.
Je repense souvent à l’accent de tristesse qui parcourait l’éditorial d’Albert Camus dans Combat, à l’annonce du bombardement d’Hiroshima. Contre ses confrères, contre l’opinion commune, il y décrivait bien le déchirement qu’un être humain sensé, faisant l’effort de garder son sang-froid, ressent devant la guerre et ses outrances obscènes et massacreuses, et ses ignobles « nécessités ».
C’était anachronique, mais c’était juste et terriblement vrai. Alors voici mon propos : nous avons tous le cœur et l’esprit déchirés par la violence que Poutine déchaîne contre nos frères et sœurs d’Ukraine.
Cette guerre n’est pas lointaine ou circonscrite : elle est, de l’avis des meilleurs, extrêmement dangereuse et imprévisible. L’enjeu n’est rien de moins que la paix du monde. Un archipel de lignes de front et de haines peut à tout moment s’embraser en Europe et ailleurs.
Alors, nous au moins, protégeons ce que là-bas les tueurs cherchent à détruire : un espace sain et préservé pour parler, pour se contredire, dans le but d’aider nos gouvernements à agir, libérés des excommunications, des mesquineries et de la bêtise.
Donc, on doit pouvoir parler dès maintenant de la paix, des hypothèses pour la paix, des conditions de la paix, des acteurs de la paix. Ou alors nous choisissons consciemment la guerre et alors, oui, il faudra faire taire tous ceux qui ont cherché les moyens de l’arrêter.
Je ne parle même pas pour moi-même : je suis incompétent sur ces sujets-là. Mes sujets à moi sont ailleurs, mais j’exige, comme citoyen, que le lieu de la parole publique, dans mon pays, soit digne du moment de l’Histoire, de la tragédie horrible dans laquelle est entrée l’Europe.
Je fais seulement le pari que l’une des clés pour éviter l’effondrement général, l’effet domino terminal, c’est la capacité des amis de l’Ukraine à maintenir un niveau de conversation qui ne soit pas réduit au jargon grossier d’un bulletin du ministère de la Guerre.
Francisco Goya, Autoportrait dans l’atelier, 1790-1795 (Académie royale des beaux-arts de San Fernando).
J’écris beaucoup, ces temps-ci. Pas des billets politiques ou des articles de journaliste, non. Un livre volumineux, dense, rhapsodique, bondé, un peu mozartien, rendant compte de la vie entière d’un homme, de sa naissance à sa mort. Une entreprise folle et irresponsable — farfelue et terrifiante, comme cette toile de l’autre fou de Goya.
Dans les années 1790, Francisco Goya se peignit lui-même couronné d’une auréole de lumière. Mais il n’y eut rien de mystique dans cet autoportrait, bien au contraire : tout y fut prosaïque, banal même pour qui l’avait visité dans son atelier, bien concret tout simplement, et tout à fait comique dans son côté ordinaire : sa couronne était un cercle de fer hérissé de piques à chandelles posé sur le rabat d’un chapeau de cocher de fiacre, lui permettant d’y voir clair en peignant dans la pénombre, de se pencher et de pencher en même temps que son buste, que sa face d’Aragonais, un halo d’éclairage sur la toile face à lui. Ci-devant : un Saint-François amusé et blagueur, tombé du ciel en faisant patatras, la palette barbouillé à la main gauche, le pinceau dans la main droite, soudain sérieux pour nous regarder en face.
Disons que cette toile fut son envers du décor, son invitation dans la coulisse de l’appartement de Madrid où il représenta tout ce que l’Espagne comptait alors de grands de ce monde et de célébrités insignifiantes : l’autre côté de la sale gueule de traître de Manuel Godoy, de la tête bouclée de son ami Ferdinand Guillemardet ou de l’ennui léger, tchekovien, absolument tragique, de la comtesse de Chinchón.
On me dira que je parle sans cesse de Francisco Goya, ou à peu près. Peut-être, mais comment s’empêcher de parler de lui, une fois que l’on a été invité dans son studio, que l’on a été convié par lui à le regarder dans la splendeur du contrejour madrilène, que l’on a été incité à se moquer gentiment de ses ballerines de precioso, de ses bas de diestro, de son veston de torero à la pointe de la mode ? Ce spectacle est redoutable : il est impudique, il est burlesque, il est somptueux, il est plein d’esprit, plein de tristesse, plein de joie de vivre et de faire — il est génial et absolument politique. Car il invite tout le monde à l’imiter.
Mon idée à moi est de rendre compte d’une vie. Je cherche à dire ce que l’Histoire ne peut pas dire, ne sait pas dire, n’a pas le droit de dire.
À toi, à moi, Francisco Goya ? D’accord, c’est donc ce que je fais régulièrement pour moi-même, depuis quelques semaines. Marchant dans la ville, conduisant sur de longues routes, me déplaçant d’ici à là, seul et dans le silence : c’est mon propre autoportrait dans l’atelier qui me vient à moi aussi.
J’ai déjà dit que je me suis engagé voici — quoi ? — deux ans, trois ans, dans l’écriture d’un roman volumineux, retraçant l’existence romanesque, étrange et scandaleuse du premier maire d’Arles, Pierre-Antoine Antonelle, « aristocrate et révolutionnaire », ainsi que l’a qualifié son biographe Pierre Serna. Mais mon projet n’est pas de relater seulement les événements de sa vie, de faire de l’Histoire ; cela, Pierre Serna l’a déjà fait, et avec une maestria, une finesse, une intelligence que je n’ai pas et qui, de surcroît, est caractéristique de son métier, à tous les sens du terme.
Non, mon idée à moi est de rendre compte d’une vie. Je cherche à dire ce que l’Histoire ne peut pas dire, ne sait pas dire, n’a pas le droit de dire : les mouvements de l’esprit et de l’amour, le rôle des secrets, les détestations et les mièvreries ordinaires, les distractions, les hontes sexuelles et politiques d’un homme errant malgré lui dans son époque, avec son époque, malgré son époque, et s’efforçant comme nous tous d’y trouver son bonheur, ou du moins quelque chose de satisfaisant pour son désir, ses névroses et ses idées, et qui mérite de s’appeler une vie — bref, de relater une expérience.
Je ne sais pas si je fais bien, si je fais mal, si c’est lisible, si c’est illisible, si c’est aberrant ou si c’est juste.
Mais l’exercice est difficile, les amis — difficile, fou et irresponsable.
Fou parce que l’entreprise est extrêmement solitaire, ingrate, laborieuse, longue, torturante, et que cela seul me tient éveillé et vivant, tout le reste — emploi, vie ordinaire, miroir — n’étant qu’une suite de déconvenues, de frustrations et de petites misères banales et sans intérêt. Fou, parce que, dans cet exercice d’ermite, sans grand monde à qui parler, j’ai intérêt à réfléchir à deux fois avant de m’avancer, avant de me lancer dans les années qui passent et qui s’écrivent l’une après l’autre, de 1747 à 1817. Je peux chuter à tout moment et ce ne serait grave que pour nul autre que moi-même.
Je ne sais pas si je fais bien, si je fais mal, si c’est lisible, si c’est illisible, si c’est aberrant ou si c’est juste — si, tout simplement, c’est un livre.
Et c’est irresponsable, parce que je n’ai pas d’éditeur. Que l’on ne flaire pas nécessairement la bonne affaire dans mes parages. Que mes cinq précédents livres n’ont guère été adoubés par le petit milieu qui me permettrait d’en approcher avec confiance. Que je doute que le manuscrit intéressera des inconnus. Que je n’aime pas aborder les inconnus. Que je suis disposé à ne jamais le publier. Que je suis préparé à le rater, littérairement. Que je ne sais même pas comment m’y prendre pour le faire paraître, lorsqu’il sera fini, d’ici un an ou à peu près.
Pourquoi s’infliger des choses pareilles et les faire quand même ? Lorsque je n’écris pas, ce sont toutes ces questions qui occupent mes pensées, le long de mon chemin, travaillant pour gagner ma vie sans rien dire à personne ou, comme maintenant, marchant dans la ville, conduisant sur de longues routes, me déplaçant d’ici à là.
Mais Francisco Goya m’a appris comment mener ce genre d’introspection, cette exploration de spéléologue amateur du fond de sa conscience, si l’on veut être un peu sérieux : en portant sur la tête cette même couronne de chandelles, indispensable pour voir dans le clair-obscur, ingénieuse et un rien grotesque ; et l’assumant, la montrant et s’en moquant.
Alors voilà qui est fait. Je déclame sur ma caisse à savon : AUTOPORTRAIT DANS L’ATELIER. Décidément, sans lui, sans Francisco Goya, les gens comme moi seraient perdus.
Sous le titre « Journées 1925-1944 », le premier tome de l’intégralité du journal du poète et diplomate grec Georges Séféris est paru aux éditions Le Bruit du temps. Ceux qui savent que la médiocrité de l’époque exige, de nous tous, autre chose que la résignation ou l’enthousiasme doivent se le procurer. Et ainsi comprendre ce qui a fait de cet homme, de sa parole écrite et secrète, l’une des rares clés disponibles pour vivre à la hauteur de la vie humaine.
Quiconque a manqué d’aimer le poète grec Georges Séféris a pour ainsi dire manqué une éclipse de soleil pour préférer aller voir une sottise au cinéma. Voilà pourtant un homme moderne, au sens où l’on déplore désormais les âneries de la vie moderne ou l’abrutissement des temps modernes. Perdu, embourbé, enrôlé dans une époque désespérante, et cela avec des médiocres, des violents et des dépressifs, il a cherché à préserver, pour lui-même et pour sa femme Marô, une maigre bougie allumée : celle, incompréhensible, agaçante, de la grandeur humaine, qui maintiendrait visible sa course éperdue et gratuite sur les plages après l’ombre des nuages, sa résolution entêtée, ses principes, son goût imbécile et illogique pour la fraternité et l’honneur.
Pour ma part, sa poésie et les extraits déjà parus au Mercure de France de son Journal m’accompagnent depuis très longtemps. Depuis ce jour où, étudiant en Sorbonne, errant dans une librairie, cherchant comme depuis mon adolescence — depuis que les livres d’Albert Camus m’avaient fait comprendre que je n’étais pas seul et que c’était permis — à retrouver dans les œuvres de l’homme la lumière du grand jour méditerranéen, avec sa férocité, sa vérité, son impitoyable chef d’accusation et sa voluptueuse langueur, j’ai ouvert le petit volume corné des Poèmes de Séféris. Ce petit livre de poche, je l’ai toujours ; je l’ai traîné avec moi dans tous mes voyages jusqu’à mon dernier séjour en Grèce, en 2016, où la violence de nos trahisons m’a sauté une dernière fois au visage, cette fois brutalement, et que j’ai résolu de cesser, politiquement, de me comporter en hypocrite.
Séféris est un homme sûr. On peut le suivre et l’écouter, il ne trahit pas. Il parle droit, poliment, mais dru. Il fâche, il est affreusement juste, il est républicain et antifasciste, il est traditionaliste et défait, il attriste et sème chez nous la confusion. Mais il ouvre toujours la fenêtre de sa grande maison devant la mer sur autre chose que notre misérable banalité.
Celui qui n’a jamais aimé aimera, Dans la lumière. Et tu es Dans une grande maison pleine de fenêtres ouvertes, Courant de pièce en pièce, sans savoir De quel côté d’abord jeter les yeux. Parce que les pins, le reflet des montagnes et le chant des oiseaux Vont disparaître. La mer va se vider, vitre émiettée, du Nord au Sud, Tes yeux vont se vider de la lumière du jour, Ainsi que se taisent, tout d’un coup, ensemble les cigales.
La Grive, 1946 (Traduction de Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki)
Il n’avait l’air de rien : d’un aimable fonctionnaire rondouillard, d’un fils de professeur, lui-même lettré, chauve, mauvais danseur, fumeur et timide ; il avait une voix rocailleuse et fanée de rouleur de cigarettes, de réciteurs de vieilles chansons, d’oncle mélancolique ; il aimait le général Macriyannis et le républicain Vénizélos, les vieux hommes analphabètes, les faux idiots et les peintres de paysages naïfs, les chiens paresseux, les gens prisonniers de leurs habitudes. Séféris était un Grec ordinaire, habité par une Grèce invariable — terrible, accusatrice, indéniable et splendide. Tout cela est vécu dans ces Journées et dit simplement, comme si — pauvres de nous — nous étions ses amis.
Et à la fin je crois que le livre est le lieu parfait pour rencontrer cet homme : après tout, cela nous contraint à nous taire un instant pour écouter jusqu’au bout la prière, le thrène, l’hymne noir et solaire de ce Juste, de ce héros rase-moquette du vingtième siècle — souvenez-vous, ce siècle où il existait encore des poètes, et où l’on achetait leurs livres pour, parfois, les lire à table, en famille, le dimanche ; ce siècle qui a donné naissance à cette drôle de race générée en France par Lamartine et Hugo, la race des poètes-diplomates — Vinicius de Moraes, Octavio Paz, Pablo Neruda, Miguel Ángel Asturias, Saint-John Perse… —, ces anomalies qui terrifiaient les dictateurs. Des milliers et des milliers d’Athéniens suivirent d’ailleurs le corbillard de Séféris en 1971, la tête enfin relevée, narguant les lugubres colonels qui se prétendaient leurs chefs en récitant son poème Reniement mis en musique par son ami Théodorakis : ainsi, ils disaient merde — ou plutôt όχι ! — à vous autres qui avez oublié qui nous sommes, avec les mots du petit monsieur ayant été l’ancien secrétaire général du ministère grec des Affaires étrangères qui, en 1940, avait dit merde à Mussolini.
Notre nouveau siècle, étrangement, alors que nous aurions tant de raisons de l’empêcher, voit sans panique l’extinction de cette guilde sentimentale, extralucide et affligée dont les derniers membres survivants un à un disparaissent dans notre vie à nous. Nous aurions pu au moins être mélancoliques, mais non : il semble bien que nous nous en foutions.
Alors pour se convaincre de sauver encore ce qui peut l’être, pour s’efforcer d’aimer Georges Séféris, le beau livre paru dans une traduction courageuse de Gilles Ortlieb me paraît indispensable. L’écrivain Hédi Kaddour a donné hier dans Le Monde des Livres, et bellement, comme d’habitude, des raisons impérieuses de l’acheter.
Ferdinand Guillemardet, ambassadeur de France en Espagne, Francisco Goya, 1798 (Musée du Louvre, Paris).
L’époque est tellement affreuse, la parole publique tellement dévastée que je ne vois pas quoi ajouter. Sinon peut-être des bribes de songes, des fumées psychotropes pour nous conduire, comme Virgile conduit Dante, dans notre petit enfer intérieur où le monde est tellement plus intéressant.
Ferdinand Guillemardet nous attend tout au bout. Il est assis dans son grand cadre de bois, retourné vers nous, dans une étrange contorsion de son corps, sur le mur du fond de la Galerie du bord de l’eau, un cul-de-sac du Louvre. Il semble assis à la table nappée de dentelles sur quoi trône son beau chapeau noir à plumet tricolore, et que nous l’ayons surpris dans son exil espagnol, comme pivotant sur sa longue écharpe de soie bleu blanc rouge à pompons dorés d’ambassadeur de la République française, cette sœur à problèmes de l’Europe, indisciplinée, agressive, péremptoire et géniale, patrie des lois avancées, des coups de pied au cul du trône renversé.
Mais tout le monde ici se moque de sa présence, de ses yeux ronds lancés vers nous. Les visiteurs du Louvre sont parfaitement indifférents à la beauté des épais coups de pinceaux qui ont fabriqué cette créature, à l’omniprésence du bleu blanc rouge, à la vérité, à la tâche de peinture blanche qu’un imbécile, ou que Goya lui-même, a fait en bas à droite, dans le brun de l’ombre. Ici, c’est un cul-de-sac, le bout du bout du musée, par où l’on accède à plus rien qu’à Ferdinand Guillemardet nous regardant, avec ses petites bottines pointues et sa main repliée bizarrement sur sa cuisse. Ils arrivent, lèvent le nez, cherchent une issue et font demi-tour : l’escalier est derrière, un peu caché.
Car outre ces fous de Français, il aimait aussi les femmes tristes, les hommes seuls, les imbéciles, les petits gros, les dames un peu vilaines mais fières d’être assise dans le beau fauteuil du peintre.
La scène est en 1798, à Madrid. Goya l’a peinte — l’Aragonais Francisco José Goya y Lucientes, un petit gros tout frisé, obséquieux, sourd et adorable, mélancolique aussi, aimant les Français, tout peintre de la cour royale d’Espagne qu’il était.
Nous sommes dans son atelier, j’imagine. Y passaient toute la bonne société de la ville, mais aussi les petits favoris de l’artiste certainement, les modèles sans nom ou bien traînant des noms trop considérables pour tenir sur une toile, à quoi le peintre alors répliquait astucieusement en ne peignant que le fond de leur âme. Car outre ces fous de Français, il aimait aussi les femmes tristes, Goya, les hommes seuls, les imbéciles, les petits gros comme lui, les dames un peu vilaines mais fières d’être assise dans le beau fauteuil du peintre, devant le haut fond noir, acajou, chocolat ou crème, ce vide où ne règne qu’elle et puis lui, le peintre de Fuendetodos dans l’ombre, dans notre dos de spectateur, avec sa couronne de bougies sur la tête, sa palette gluante et ses doigts barbouillés. Tous étaient ses petits favoris, les barons et les comtesses de sa petite cour personnelle, en plus de son fils Javier, de la pauvre Josefa son épouse et de tous les singes qui traînaient par là, les doigts chapardant ses biscuits et dégueulassant ses jolis canapés de brocart.
Guillemardet venait y boire du vin d’Aragon. Il avait hébergé Goya dans son ambassade lorsque les questeurs sadiques de l’Inquisition avaient cherché à lui extirper ses Caprices de la tête ; ce roublard lui devait bien ça.
Le docteur de Guillemardet, qui abandonna sa particule ridicule comme tout le monde, était un politique ; il n’aimait pas les évêques, il détestait les marquis, il conchiait les frères Lameth et les officiers de l’armée royale.
Ferdinand était Bourguigon, de vieille souche de Saône-et-Loire. Avant d’être député à la Convention nationale et avant d’être ambassadeur de France en Espagne, il était le maire d’Autun, là-bas. C’était le docteur de Guillemardet, comme on disait ; il avait guéri les malaises des gens du coin pendant des années avant la Révolution. Il n’était pas spectaculairement intelligent ou méchant comme l’évêque Talleyrand, il n’était pas hautain et splendide comme les frères Lameth qui étaient venus faire leur lycée dans la ville, mais aussi brutaliser quelques filles. Non, le docteur de Guillemardet, qui abandonna sa particule ridicule comme tout le monde, était un politique ; il n’aimait pas les évêques, il détestait les marquis, il conchiait les frères Lameth et les officiers de l’armée royale. La Révolution en fit donc l’un de ses frères.
Mais on dit aussi qu’il fréquentait les bordels, beaucoup, beaucoup trop. Il y ramenait ses cheveux tout bouclés, ses favoris d’Américain, sa bouille ronde et rose de joli monsieur, ses grandes mains agiles et perverses. Il paraît qu’il y attrapa une maladie et que c’est elle qui le rendra fou à la fin ; car Ferdinand Guillemardet mourra à quarante-quatre ans à l’asile de Charenton, faisant sous lui, déjà envolé pour toujours avant que son corps ne meure.
Le gardien ne sait pas qu’au-dessus de lui l’ambassadeur de France en Espagne et son bouillonnement bleu blanc rouge, provocateur, libérateur, sa belle tête de représentant représenté sous sa tignasse toute bouclée, regarde son ami Goya.
Aujourd’hui, Ferdinand Guillemardet nous attend, là-haut, au Louvre, dans son cul-de-sac, juste après les songes pénombreux et hallucinées du Greco, en compagnie de deux autres camarades d’atelier de Goya, enfermés dans la même solitude que lui, au bout du bout du musée.
Un gardien s’en moque absolument : il regarde des films sur son téléphone portable, assis au pied de la toile, comme un maton de la pénitentiaire, gardant distraitement une image enfermée dans sa cellule. Il ignore ce qui se passe ici. Il ne sait pas qu’au-dessus de lui l’ambassadeur de France en Espagne et son bouillonnement bleu blanc rouge, provocateur, libérateur, sa belle tête de représentant représenté sous sa tignasse toute bouclée, regarde son ami Goya, dans une drôle de pose en colimaçon, et que nous sommes entre eux deux, invisibles, insignifiants, mais inopportuns, comme l’intrus d’une conversation de café qui ne sait pas quand s’en aller.
Et nous aussi sommes des ignorants, ou au moins des oublieux : car c’est sans doute volontairement que nous ne voulons pas nous souvenir — malgré la piqûre de rappel que nous a malicieusement inoculé Pierre Michon dans ses Onze accrochés ici même — que oui, là derrière, derrière le grand cadre où Ferdinand Guillemardet nous attendra pour l’éternité, derrière le dernier mur du musée, au deuxième étage du Pavillon Égalité donnant sur la Seine, siégeait jadis le grand Comité de Salut public, celui de l’hiver de l’An II, celui de Robespierre, Saint-Just et Couthon, de Barère, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, de Carnot, de Lindet, des deux Prieur, de Jean Bon Saint-André — celui qui glaça le cœur des Français et qui aussi sauva le pays de la honte, de l’occupation étrangère, du démantèlement, de l’humiliation définitive dont il ne se serait jamais remis, et sans lequel, j’en suis certain, il aurait perdu jusqu’à son nom.
Ce tableau n’a pas été accroché là par hasard : il est la croix rouge indiquant la cachette du trésor. Ferdinand semble garder ce secret. Mais il faut l’interroger, pourtant. À moi, il a répondu.
Voilà une drôle d’histoire accrochée au-dessus de mon bureau. Une fable noire et en dentelles, absurde et pleine de songeries, bien française en un mot : obscure et pathétique, elle relate comment les restes de Descartes ont été rapatriés de Suède, dispersés dans des collections privées et jamais transférés au Panthéon, malgré un décret de la Convention nationale.
Je me suis fait un cadeau. Travaillant toujours sur mon Roman d’Antonelle, plongé tous les jours dans tout ce que la littérature et l’archive me proposent sur la Révolution française, je me suis offert un décret de la Convention nationale, comme il s’en est imprimé des milliers et des milliers à partir de 1792 pour être collés aux murs des quartiers, aux portes des églises expropriées, aux frontons des mairies ornementées de rubans tricolores.
Je voulais avoir entre les mains une preuve, une trace de cette éruption glorieuse de révolte et d’orgueil que fut, en France, le gouvernement des députés, entre la déposition du roi le 10 août 1792 et la violente captation du pouvoir par les « centristes » de l’époque, en 1795 — mon morceau de la Vraie Croix.
La Révolution, lorsqu’elle n’est pas calomniée, n’intéresse guère que pour ensanglanter nos bals masqués télévisuels.
Un décret de la Convention, disons-le, c’était autour de quoi tournait alors l’existence de la France. Ce n’était rien, en somme ; c’était aussi léger qu’une feuille de papier à gros grain, qu’une poignée de jolies lettres en Didon ou en Garamond imprimée dessus, mais aussi lourd que l’Histoire parlant par une bouche d’homme — que les Français légiférant par la voix de leurs représentants. Car c’était tout de même quelque chose de nouveau, dans le monde, des lois faites par des élus du peuple, bien que ce n’était à l’époque que le peuple masculin.
Une copie de ces décisions gouvernementales, aujourd’hui, ne coûte rien ou presque rien. Celles-ci, du reste ne sont ni rares ni particulièrement recherchées. La Révolution, lorsqu’elle n’est pas calomniée, n’intéresse guère que pour ensanglanter nos bals masqués télévisuels, faire des comparaisons stupides ou sortir Maximilien Croquemitaine de sa manche pour un effet bœuf, et d’une manière générale agiter la sainte trouille des sanglantes turpitudes du peuple, comme les monarchistes disaient alors ; un tel décret fait d’ailleurs encore peur aux ignorants, car ces années-là, de l’an I au Directoire — les plus belles, les plus terribles, les plus héroïques à mes yeux — n’ont pas très bonne réputation depuis que la France a décidé de ne se fier qu’aux ennemis de la Révolution pour s’informer sur elle.
Quinze ans plus tard, la reine partie, l’ambassadeur rappelé, on avait ressorti la boîte où le pauvre philosophe avait pourri et ramené ses restes brinquebalants en France, harnaché sur une diligence comme une cargaison de harengs séchés.
Il s’agit donc d’un décret d’octobre 1793. Le principe autour duquel les députés d’alors articulaient leur action était la raison raisonnante, la lumière de l’esprit humain. Qui de mieux, alors, pour incarner cette puissance de penser, que le ci-devant chevalier Descartes ? Locataire, à Amsterdam, d’une chambre obscure dans le quartier des bouchers et des synagogues, solitaire, entêté, cet homme avait désarticulé poliment la pensée magique régnant alors sur l’Occident pour la ré-assembler méthodiquement et lui donner une force de propulsion qui avait, dès lors, balayé le monde. La jeune République française aimait les hommes comme ça. Alors Marie-Joseph Chénier, poète et député, se chargea de présenter l’idée à ses collègues députés réunis dans la Salle du Manège de transférer les restes de Descartes au Panthéon, le temple national qui venait d’ouvrir ses lourdes portes.
Mais Descartes était en mille morceaux.
Mort à Stockholm, il avait d’abord été enterré là-bas dans le carré des indigents, des catholiques et des pestiférés sur ordre de son employeuse, la reine Christine. Il se trouve que l’ambassadeur de France était un ami de Descartes et avait refusé la pompe, le monument et les dorures que la capricieuse en chef voulait offrir aux mânes du trèscher philosophe français qu’elle avait pourtant fait mourir ; aux yeux du diplomate, tout cela était bien ridicule et Descartes l’aurait détesté. Aussi s’en était-on tenu là, à la demi-infamie d’un enterrement ordinaire.
Quinze ans plus tard, la reine partie, l’ambassadeur rappelé, on avait ressorti la boîte où le pauvre philosophe avait pourri et ramené ses restes brinquebalants en France, harnaché sur une diligence comme une cargaison de harengs séchés. Le roi Louis XIV avait alors fait déposer ce qui restait de lui dans un cercueil de cuivre à l’Abbaye Sainte-Geneviève, « sur le lieu le plus élevé de la capitale et sur le sommet de la première université du royaume », selon son premier biographe Adrien Baillet (c’est-à-dire là même où se dresse aujourd’hui le Panthéon — l’ancienne église Sainte-Geneviève). Cela s’était fait avec quelques honneurs, malgré les nez bouchés des Jésuites.
Aussi, pendant son rapatriement de Suède, quelques rapaces s’étaient-ils servis dans la grosse caisse de bois où l’on avait ramassé ses ossements. On en avait fait commerce.
Un siècle et demi passa. On oublia Descartes.
Mais des morceaux de lui circulèrent, car de riches brocanteurs avaient voulu posséder leur fragment personnel du philosophe d’Amsterdam avant qu’il ne soit rendu à son pays de malpolis. Et pour ce faire, pendant son rapatriement de Suède, quelques rapaces s’étaient servis dans la grosse caisse de bois où l’on avait ramassé ses ossements. On en avait fait commerce. Son crâne avait été détaché du reste et s’était échappé : il ne réapparut finalement qu’un siècle et demi plus tard, lorsqu’il fut vendu à Cuvier, en 1821, par un chimiste suédois — ou du moins qu’un crâne de Descartes fut vendu à Cuvier pour être entreposée au Jardin des Plantes, puis au Musée de l’Homme, où la chose est encore exposée aujourd’hui, entre la tête de Saint-Simon et celle du bandit Cartouche, avec une inscription latine et la liste de ses propriétaires successifs engravée à même l’os.
Le peu qui était demeuré dans le cercueil de cuivre de Sainte-Geneviève : voilà ce que trouvèrent les commis en pantalon de la Révolution, lorsque le Conservateur du Patrimoine du tout nouveau Musée des monuments français le fit ouvrir, en 1792 : un tibia, un fémur, un radius, un cubitus et un gravier de poussière. Ce fut ainsi que, au début de ce terrible hiver de l’an II qui fait encore trembler les croquants d’aujourd’hui, Marie-Joseph Chénier se chargea de convaincre la Convention nationale de faire une place pour cette maigre survivance auprès de Mirabeau, de Voltaire, de Le Peletier de Saint-Fargeau l’aîné, de Marat assassiné l’été précédent, et du grand Jean-Jacques Rousseau surtout, parmi les Grands Français. Les députés acceptèrent et le décret accroché aujourd’hui au mur de mon bureau fut adopté. Mais cela ne se fit jamais, pour des raisons aussi compliquées que tout ce que je viens de dire.
La pauvre brassée de son corps pulvérisé se trouve aujourd’hui au placard, dans une chapelle latérale de l’église Saint-Germain-des-Prés, entre celle de Mabillon et celle de Bernard de Montfaucon, comme une grosse boîte d’allumettes gardée, au cas où, près d’une cheminée éteinte.
Portrait de René Descartes (1596-1650), par Franz Hals (Musée du Louvre, Paris).
Comment continuer à faire vivre ses livres après leur publication ? Voilà une question qui me travaille depuis quelque temps et à laquelle j’ai donné, cet été, un brouillon de réponse. Il s’agissait, en l’occurrence, de lire en public des extraits choisis de mon Éloge de la grèvepublié l’année dernière et d’entrelacer ces lectures de microfictions et de collages sonores créés dans la solitude de l’atelier, pour en donner une version littéralement dramatique.
On jugera comme on voudra le résultat ; il reste que le geste, selon moi, était justifié. Il faudrait désormais faire de ce petit spectacle de théâtre politique quelque chose d’un peu plus sérieux, travailler avec des comédiens, plonger le public dans le clair-obscur de l’écoute et lancer cette drôle de petite machine, histoire de se dire que les livres font quelque chose aux lecteurs.
Voilà déjà le court préambule lu à cette occasion, suivi de l’enchaînement des virgules sonores diffusées entre les textes, que je ne peux évidemment pas reproduire ici selon ma fantaisie : on lira le livre pour les retrouver.
*
PRÉAMBULE
Qu’est-ce qui peut bien pousser un colonel d’infanterie plutôt conservateur, et même un peu réac, à quitter seul et par avion le gouvernement d’une République française qui s’offre aux larbins de l’envahisseur, puis à demander la protection et l’assistance de l’Angleterre pour sauver ce qui peut l’être de l’honneur national, et continuer l’État avec deux pauvres préfets et trois maigres socialistes ? Ses imposantes théories sur la défense nationale ou le souffle d’Edmond Rostand ?
Je raconte souvent avoir lu quelque part que De Gaulle avait été impressionné d’avoir vu L’Aiglon dans sa jeunesse, avec son père — son père prof d’histoire-géo. Alors je repense souvent à ce dernier voyage de sous-ministre qu’il a dû faire en avion, en juin 40, sachant qu’il ne reviendrait plus avant la victoire, survolant la Bretagne en feu où était réfugiée sa femme et sa fille. Et je me demande : mais que croyait-il, ce général éphémère d’un petit régiment blindé ? Pour qui — littéralement — se prenait-il ?
C’est une question qui n’est pas provocatrice, ni anodine ou anecdotique. Et au fond, c’est même une question qui en appelle d’autres, parfois provocatrices et du même acabit.
Par exemple : qu’est-ce qui peuplait les rêves intimes de Lénine rentrant en Russie en catastrophe au printemps 1917 pour ne pas manquer le grand soir à Petrograd ? Les premiers chapitres du Capital ou le souvenir des âmes enflammées et crépusculaires de Dostoïevski ? Et encore, plus récemment : qu’est-ce qui poussait en 1970 un syndicaliste indien d’une mine du sud chilien à lever le poing gauche, à voter pour l’Union populaire du docteur Allende, à exiger ses droits, la dignité, un salaire et la paix ? Était-ce les éclairs de Frantz Fanon ou les chansons de Victor Jara ?
Il y a ce qui forme l’esprit et ce qui donne du courage. Ce n’est pas la même chose.
D’un côté, il y a l’abstraction de la conscience, de la pensée de soi-même et des autres, qui fait le citoyen et organise la cité. Et de l’autre, il y a son moteur, son carburant et ses pistons : les songes, sans quoi l’esprit est impuissant à devenir une réalité. Et laquelle des deux a la force la plus puissante, à votre avis ? Pour ma part, je dis que la réponse n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Car je crois que l’imaginaire fait plus que nourrir ou agrémenter l’action politique : pour moi, il la fait naître, il lui donne naissance, il vient avant elle. La rêverie est la nourrice des combattants.
En 1880, tous ceux qui ont ouvert les livres de Marx avaient auparavant ouvert ceux de Victor Hugo, j’en suis certain. Et en 40, comme l’affirme si justement Régis Debray, tous les aviateurs anglais qui montaient dans leur Spitfire pour repousser les vagues de la Luftwaffe au-dessus de Londres, avaient plutôt les romans de Walter Scott en tête que les chapeaux melons des Tories qui gouvernaient.
C’est ce que j’ai voulu évoquer, pour mon époque, l’année dernière, en publiant l’Eloge de la grève dont je vais maintenant lire des extraits, entrecoupés d’entractes radiophoniques, de microfictions et de collages sonores.
Dans ce texte, pour moi, il ne s’agissait pas de révéler quoi que ce soit, sur les réseaux Macron, sur la corruption et les obscénités compliquées du capitalisme et du showbiz. Il s’agissait de donner à chacun de quoi braver le froid, les gaz lacrymogènes, les matraques, les LBD, la sottise médiatique, la méchanceté gouvernementale, en réchauffant un endroit caché, secret, au fond des âmes : celui où l’on se réfugie pour aimer, pour dormir, pour lire ou écouter de la musique, pour rêvasser sur une toile de Goya ou une fresque sumérienne, un endroit inaccessible aux autres, celui des promenades, du silence, de la vision de soi dans sa propre vie, dans le monde et dans le temps — un endroit irréductible, qu’on ne peut pas soumettre ou contraindre sans d’excellents arguments, lesquels, pour être efficaces, devraient davantage ressembler au Poséidon de bronze sorti des algues de la mer Egée plutôt qu’à une auto-attestation de déplacement du cabinet McKinsey : autant dire, une forteresse imprenable, où nous pouvons délirer librement.
Alors délirons. Et à la fin pourquoi pas, renversons tout, à l’aide de nos divagations, des poèmes de Neruda, du souffle de Coltrane, du génie supérieur de Bach, des confidences de Georges de la Tour, des miaulements de Mick Jagger ou de Jimi Hendrix, des romans de Faulkner, de Flaubert, de Camus, de Garcia Marquez, des gestes de Pina Bausch.
L’Eloge de la grève a été faite pour ça.
C’est qu’on voudrait tout dire sur la grève… (page 12)
Nous étions déjà là, dans la vallée des Rois, sous le règne désordonné et absurde du pharaon Ramsès III… (page 19)
En 1789, les choses sérieuses commencèrent dès janvier… (page 53)
Nous avons fait la grève des habitudes, la grève des évidences, et en suivant parfois des chefs qui nous trahissaient soudainement… (page 67)
De ce côté du monde, 1936 est notre année de naissance et celle de notre malédiction… (page 100)
Le plus dur est de reprendre le boulot aux usines Wonder… (page 123)
Nous voulons du pain et le paradis. Rien de moins… (page 150)
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On pourra enfin retrouver ici en vidéo la petite conversation que nous avons eue, l’écrivain Abdourahman Waberi et moi-même, sur cette performance politique minuscule présentée le 28 août sur le stand de la webradio Les Jours Heureux aux Amfis d’été 2021 :
De la culture antique des Cyclades ne subsistent que des traces laissant la science désarmée. Une Grèce effondrée. Un peuple sans visage. Une modeste fédération sans projet connu, dans un monde d’empires hallucinés de soleil, de dieux conducteurs de chars et de lions de combat. Le monde change si peu, au fond.
Les Ombres est un livre refusé, finalement abandonné et endormi dans un tiroir comme une cité désormais impraticable ou une idole abîmée, oubliée dans la réserve d’un musée de province. J’en publie l’argument ici, sous forme d’archipel — c’est assez logique, après tout… Car il s’agissait précisément d’une exploration inquiète des Cyclades ; inquiète de ne pas aller plus loin que les archéologues, de ne plus pouvoir rêver en somme. Journal en textes et en photographies à contretemps, il se voulait une enquête littéraire sur un sujet impossible, c’est-à-dire un monde absent : celui des gens qui vécurent en mer Egée, au comble de leur génie, cinq cents ans de solitude, entre 2700 et 2300 avant l’ère commune, et dont nous ignorerons tout pour l’éternité.
Pour ma part, je disais alors que notre dernière arme pour combattre l’obscurité est la littérature.
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L’idole est dressée dans le recul.
Brossée par les millénaires jusqu’à sa plus extrême blancheur, elle a des mains fines aux doigts longs dans la pierre, des bras géométriquement pliés sur les seins. La ligne de ses jambes est à peine modifiée par la pliure des genoux. L’ombre blanche se termine par deux pieds primitifs, debout sur leurs orteils anguleux.
Le triangle de la tête se tait. Seul le nez hume le vide qui nous sépare.
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On tire un coffre en bois qui racle le sol dur. La salle est basse de plafond, elle sent la fumée et l’olive. Une chaise observe dans un coin, une coupelle d’argile rêve sur une table, une silhouette s’assied dans la lueur d’un feu d’huile. Ici, la lumière ne suffit pas, il faut aussi les ténèbres, sinon on ne voit rien. C’est dans le noir du contrejour que le réel se déplie. Ainsi dans l’ombre des îles se faufilent les disparus. Où sont-ils tous ? La boule furieuse du soleil règne en silence. Des rochers abrupts glissent vers le sable mouillé, des empreintes d’oiseaux s’enfoncent dans l’eau froide, mais plus personne ne forme de pensées sur les criques, l’humanité détourne le regard. Un aloès agite vainement les bras dans le vent comme une anémone sous-marine et, sous la cavalcade des nuages, deux chèvres abandonnées boudent dans un enclos, près d’une poignée de cabanes. Mais aucun visage d’homme, pas un visage de femme non plus, pas même un enfant crotté se suçant le doigt en observant l’étranger. Pas plus matériel qu’une pensée, pas plus solide qu’un souvenir revenu en ouvrant le tiroir d’un vieux meuble, pas plus saisissable qu’une phrase de viole emplissant le ventre d’une chapelle, le peuple des Cyclades est partout ici dans le flot de la mer et du ciel, mais nulle part où être vu. Nous ne savons rien de ces gens perdus dans le brouillard du temps, sinon qu’ils étaient là et qu’ils sont aujourd’hui délivrés de leur corps, de leurs yeux brûlés par le sel de l’Égée, de leur langue mobile, de leurs pieds douloureux sur les pierriers, les plages et les chemins, de leurs mains maladroites sur la margelle des vases. Par l’esprit pourtant, nous pouvons voir comment ils allument une lampe et comment l’or de la lumière tremble sur la chaux. En écrivant, le regard de l’humanité révèle ce qui demeure. Idoles de marbre blanc, visages d’hommes noirs. Chercher une présence dans l’absence, c’est construire une utopie.
Alors nous voici et les voici. Que savons-nous d’eux ? Et de nous-mêmes ? Un vide en mouvement.
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Nous débarquons sur la plus grande des îles un matin, dans un suaire de soleil. Traversant la cale sèche, sous les bras de chef d’orchestre des grues, nous traînons notre valise parmi les coques moisies percluses de coquillages, trouvant notre chemin entre les moteurs diesels démantibulés sur des bâches comme des homards dépiautés par des ogres. Nous enjambons l’éponge des cordes imprégnées de mazout. Nous contournons les filets encore mouillés des rafles sous-marines de la nuit.
Les humains sont revenus dans ces parages, manifestement. Car les temps modernes remuent en tous sens sur ces promontoires au milieu du grand large : un peuple d’ouvriers en cuir, d’ingénieurs à lunettes en miroir et de méchants épiciers bourdonne comme une colonie de mouches sur une carcasse de baleine échouée ; le soir, ils semblent garder comme des sentinelles un damier de cavernes présidées par des télévisions, au fond d’arcades peinturlurées, décaties, sales, de boîtes éclairées de néons verts et de variété italienne, entrant et sortant de supérettes avec des biscuits d’usine, des cigarettes, des bouteilles, des lessives chinoises. La banalité avilit les couleurs, exagère les reliefs, déchire les cœurs en secret, sous l’autorité de l’empire de la mer moutonneuse, seul et dernier univers connu. Des hommes piétinent la terre ici, comme partout. C’est pourtant la terre des morts, ici, l’archipel des oubliés.
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Au cours du deuxième millénaire avant l’ère commune, le peuple des Cyclades a fait de ces bosses montagneuses brossées par le vent, de ces garrigues incandescentes éparpillées dans la mer Égée, son royaume sans chef.
D’abord des cités minuscules, jeu de cubes jetés au hasard sur les pentes des collines, ont été bâties autour des plages. On a élaboré des économies régionales pour des amphores tatouées de pieuvres, on a conquis des îlots avec des rames et des couteaux, on a régné sur des villages enroulé dans une cape de lin, on a durci les pieds des enfants autour des troupeaux capricieux et dans la paix des vergers.
Puis quand l’Égée s’est peuplée d’assassins, des fortins d’argile ont été dressés sur les pitons, dans le but de protéger la maigre pitance et les idoles somptueuses de ces petites bandes d’éleveurs et de cultivateurs sans langue.
Le temps des stratèges s’annonçait.
Alors les mains dans l’eau, le foin, l’huile et le crottin, on a bâti une civilisation ici, pendant mille ans. Des silhouettes de marbre ont été dressées dans des huttes d’argile éclairées à la fumée noire. On s’est appelé par un nom aujourd’hui ignoré, gens des îles, peuple de la mer, fédération de l’archipel, qui sait ? Hommes et femmes s’enterraient avec pompe, accompagnés sur le chemin du néant de provisions alimentaires, de bijoux, de dieux lares et de silence à perpétuité. On ignore quelle langue on parlait ici, quels dieux bourgeonnaient dans les cervelles, quel alphabet on savait tracer sur les murs. Entre le délire égyptien, la Phénicie aventureuse, les athlètes minoens et les autres peuples des alentours, peut-être étaient-ils les seuls à n’avoir jamais besoin d’écrire.
Ou alors ils ont fait diversion, qui le dira ? Ce que nous croyons savoir, nous l’avons appris par déduction : par-delà ces brefs éclats de lumière, on ne dispose guère, en effet, que de relevés topographiques et d’hypothèses invérifiables. De ces gens et de leur monde, ils ne savent rien dire d’autre, ou si peu, les archéologues, les historiens, les bibliothécaires, les géologues, les carpologues, les paléontologues, les palynologues, les archéozoologues, les lithiciens, les anthracologues. Tristes, comme tout le monde, ils regardent l’abysse sous les traces. Du reste ils avouent volontiers leur ignorance, laissant l’entier espace à la merci de la littérature, cette prédatrice amoureuse, le dernier recours pour faire renaître le réel quand la science est épuisée. Ainsi Socrate fut-il envoyé chez Diotime la magicienne pour être déniaisé.
Pour nous, la leçon à apprendre est d’envergure. Il s’agit de savoir si, oui ou non, dans le tumulte confus de l’univers des hommes, on peut construire quelque chose à partir de rien. Édifiante entreprise, aujourd’hui que tout se vaut, paraît-il, sauf les reliques des bigots. Pour le reste, c’est la sidérante nullité de l’équivalence universelle, où le peu qui nous échoie encore est aussi irréel que le tremblement de la chaleur sur l’asphalte.
Faisons donc la nuit pour faire renaître les choses.
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Cet archipel est la nuit la plus profonde des jours primitifs.
Dans les Cyclades, il n’y a plus rien, rien d’entier, rien d’intègre, rien de compréhensible aux esprits curieux. Dans les livres non plus. Pourtant nous pouvons sentir combien ces visages de marbre qui ont jadis porté les couleurs de l’émerveillement, combien ces bras croisés des idoles obstinément mutiques, combien ces coupes d’or qui ont autrefois accueilli les lèvres gercées des invisibles, offrent d’aperçus de la vie humaine. Voilà un commencement. Tout ce peuple d’artefacts, derrière les vitres des musées, suggère des visions fugitives d’humbles corps pensants qui avaient, il y a quatre mille cinq cents ans ans, la totalité de leur univers enceint dans un cercle de pentes odorantes semées de crottes animales, de criques glacées comme des émeraudes bruissantes de murènes, de chiens des mers bavards et de créatures à tentacules, de maisons ombreuses où les faces de leurs semblables leur parlaient d’eux-mêmes — sous un ciel infini, ce ciel de d’éblouissement, de vent et de tonnerre, bouclier bleu de la Grèce qui brûle les fronts et engloutit les navires. Sous l’obscurité, les humains ont survécu.
C’est que le vide, alors, n’est qu’une illusion. Sans doute est-ce simplement la paresse ou l’abattement qui font de la civilisation des Cyclades une énigme. Peut-être que tout est là et qu’il suffit de chanter l’absence pour la faire apparaître.
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Les pieds de l’ermite, éventails de pierres ponces, se mesurent à l’îlot à l’horizon, dans l’émeraude. Qui a nommé ce galet énorme posé sur la mer ?
La cité est loin sur la côte, derrière les caps, derrière les éboulements.
L’ermite joue, comme le soleil sur l’écrêtement des vagues, à celui qui bernera l’autre : est-ce lui qui flotte comme un bouchon sur la mer ou l’îlot qui navigue dans le haut-le-cœur du temps ?
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Je ne pars pas à la poursuite de l’Antiquité grecque, certainement pas. Mon objet d’étude n’est pas l’époque classique, les colonnes effondrées et les dieux nus aux généalogies impossibles. Je m’en vais plus loin dans le temps, un millénaire avant Périclès, dans une sorte de rien.
Car de ce temps oublié ne subsiste plus, littéralement, que trois fois rien. Le petit peuple des Cyclades de l’âge du Bronze ancien est une somme d’étonnantes ombres de l’humanité. Pour les rencontrer, seuls ont parlé les géomètres. La poésie n’a presque jamais rien dit de tous ces gens, ou alors dans des feuillets épars. Pourtant ici prospéra une nation — une nation atomisée, incertaine, inconsciente, mais bien vivante et pacifique, semble-t-il. Ces marins, ces jardiniers, ces athlètes, ces musiciens, ces gardiens de cochons et ces faucheurs de blé vécurent ici en paix, sans écriture connue, sans maître et sans ambition, disséminés dans leurs petits pays flottants avec leurs dieux lares et leurs grandes pirogues.
Aujourd’hui, nous pouvons seulement en faire des phrases, et voilà presque tout. Peut-être quelques images au sol, de vagues suggestions visuelles. Notre parole est désormais leur seule cohérence, une dernière chance de survie.
De même la Grèce d’aujourd’hui se dissout-elle dans ses propres délitements. On finit d’ailleurs par croire qu’elle disparaît peu à peu, qu’elle fond au noir lentement, comme absorbée par le bain d’acide d’une Histoire qui l’accable. Elle ne se retient à la lumière que par la parole de ses derniers passagers, narrant leur naufrage en temps réel, pour des Européens médusés.
A quel moment pourra-t-on dire qu’elle a disparu ? Et que pourra-t-on dire de son existence ? Peut-être les Grecs trouveront-ils un chemin pour ré-exister en gardant leur sang-froid et en examinant leurs propres traces dans l’ombre qui s’avance. N’est-ce pas le propre de l’entreprise littéraire, de révéler ce qui se trouve au-delà des traces, au-delà de l’histoire, au-delà du songe, au-delà de la parole ?
Disons que Les Ombres veut apporter le concours de la littérature — qu’on pourrait espérer décisif pour le présent — à l’éclairage du chemin ouvert par les archéologues et les historiens, et sur lequel l’Europe d’aujourd’hui s’est perdue.
Athènes, Milos, Paris. Juin 2018.
Du côté du soleil, un grand rivage déployé, Et la lumière limant ses pierreries sur les hautes murailles. Pas un être vivant, tous les ramiers partis, Et le roi d’Asiné, que nous cherchions depuis deux ans, Inconnu, oublié de tous, même d’Homère — Un seul mot dans l’Iliade et encore, incertain — Jeté là comme un masque d’or funéraire.