Note sur Dijon

Comment cette ville a-t-elle cru pouvoir devenir la capitale d’un royaume ? Au sortir du Moyen-Âge, elle n’avait pas la richesse profuse, rieuse et insolente de Paris. Elle n’était pas environnée par la prodigalité de la Brie et de la Beauce, comme la Lutèce tant aimée des senatus-consultes y prenant leurs bains. Elle n’avait pas non plus l’arrogance taiseuse de Lyon ou le côté follement bourgeoise, cosmopolite, idiote et fanfaronne, draguant outrageusement l’officier de marine, de Marseille, Bordeaux ou Nantes.

Elle n’avait ni fleuve ni montagne ni extravagance ou providence de la géographie. Elle n’avait que la richesse minière de ses alentours, sa paysannerie patoisant le morvandiou ou le bas-allemand, et surtout ses terres à vignes, jalouses, hautaines, indifférentes, mais qui s’étendaient jusque trop loin d’elle pour pouvoir qu’elle en soit vraiment le centre, l’autorité supérieure.

C’est donc l’insolente, rieuse et scandaleuse richesse de Paris qui a eu les préférences de l’Histoire, des Valois et des prévôts des marchands, la cité féminine et courtisane encore romaine, mondaine et guerrière, enveinée à la mer par la Seine, alors qu’elle, Dijon, dans ses terres à brouillard, était encore un peu germanique, encore un peu carolingienne, et alors que déjà le petit royaume d’Île-de-France et ses petits rois roublards avaient l’humour affuté, le sens de la combine, la folie en tête menant à de plus grandes, de plus impériales destinées.

Au lieu que Dijon, comme ses ducs, est resté subalterne et rigide, comme son Charles le Téméraire dont le cadavre a d’ailleurs fini congelé, nu, à moitié dévoré par les loups, oublié sur un champ de bataille refroidi, chu et négligeable, peut-être d’ailleurs pour avoir manqué d’ironie, de goût pour la dépréciation amusée de soi-même.

D’ailleurs, la Bourgogne n’a peut-être jamais été un grand royaume européen, même si elle a été un grand État, par esprit de sérieux, par pudibonderie, dogmatisme et orgueil, par obsession de la saine comptabilité, du tonnage bien mesuré, du setier de blé pesé à la livre près, par présomption de nouveau riche, de grenouille se voulant plus grosse que le bœuf.

Sur la carte de géographie de la Renaissance, cette ville de commerçants et de notaires était pourtant la grande métropole d’une route, certes. Mais ce n’était pas la route de l’Allemagne : ça, c’était Strasbourg, Metz, Nancy. Ni la route de la prospère, lente et patiente placidité des Flandres : ça, c’était Lille, Arras, Bruxelles. Dijon, c’était la route de la Suisse. Et de la haute et ennuyeuse enclave calviniste (vivant, elle, sous l’autorité des pics enneigés et fantastiques des Alpes), elle n’a conservé que la hauteur et l’ennui. Mais elle, contrairement à Genève, ne mène ni à l’Italie ni à la Bavière ni à l’Autriche…

Elle a été bénie par la fertilité du sol, la force de travail de sa paysannerie ignorante et toute occupée à ses affaires, mais pas par sa géographie, qui l’a placé littéralement nulle part, sans pouvoir rivaliser avec Lyon qui a deux fleuves, deux routes majeures confluant vers la mer, les hautes terres lunaires de l’Auvergne ou les Alpes.

Il n’y a littéralement rien à voir, ici. Ni fleuve, ni montagne, ni charmante citadelle illuminée. C’est une ville sombre et travailleuse, affairée, riche, chaussée de mocassins, bien isolée, comme un pavillon moderne dans l’une de ses villes nouvelles où les patrons de pizzeria et les gendarmes aiment se retrouver entre eux, en famille.

D’ailleurs son centre-ville a encore quelque chose de l’immobilité sombre, pluvieuse et longuement triste du Doubs et du Jura, de Pontarlier, de Dole. C’est un pays de patrons de sociétés minières reclus en ville, de boutiquiers, de propriétaires de vieilles vignes aristocratiques qui ne mettent plus jamais les pieds dans leurs domaines que bottés de cuir et accoutrés comme pour la chasse à courre, et de domestiques persifleurs, voleurs et canailles.

Ou alors je dis tout cela parce que j’y suis arrivé alors qu’il y fait aujourd’hui un temps de loup, brouillardeux et sombre, qu’il y souffle un air glacé de fondrière, humide, sans égards, d’étang en décembre.

Mais je constate que seul le XVIIIe siècle semble avoir donné à la ville un peu de son extravagance d’officier d’infanterie : de larges allées allant d’une place à l’autre, la pierre claire, les hautes fenêtres de ses palais à particules et de ses hôtels de lieutenants-généraux de sénéchaussée ou de bailliage, ses vastes portails à carrosses, ses grands noms, sa manie muséale, d’encyclopédiste, de collecteur de beaux livres. Bénis soient les Lumières d’avoir mis un peu d’élégance prétentieuse dans cette ville thermale de l’est, avec ses kiosques et ses placettes, ses colombages, ses longues rues tortueuses, de grande Vichy du Saint-Empire.