La Provence en 1900

Je cherche les mots pour évoquer l’une des facettes d’Arles que je remarque particulièrement cette année, j’ignore pourquoi : ces prospères immeubles en pierre de taille sans angles trop durs, arrondis comme des tranches de livre même parfois, ornés de frises géométriques et de bords sculptés de fruits, édifiés au tournant du XXe siècle pour de paisibles pères de famille, des bourgeois flaubertiens qui enfermaient là-dedans leurs progénitures en canotier et marinière, les chignons compliqués de leurs épouses en grande robe fleurie de drap italien, bibi de Marseille et châle de dentelle, l’argenterie de la famille, les bons du Trésor, le chien et la bonne.

Ces prospères demeures, discrètes, peu nombreuses, semblent être les fiertés bonhommes, les modestes « folies » de sous-préfecture de la Belle époque d’ici. Comme déférentes, ombreuses et révérencieuses, d’une politesse obséquieuse de notaire, elles sont les témoins de ce qu’a permis pour son électorat, dans les Bouches-du-Rhône comme dans tous les départements français, la IIIe République triomphante, cette France que la bourgeoisie manufacturière a faite à sa main une fois affranchie des révolutions de 1792, 1830, 1848 et 1871.

À l’écart, incongrus parmi les bicoques de maîtres-pêcheurs et les hôtels Grand Siècle, ce sont le plus souvent des immeubles aux épaules étroites, comme serrés dans un costume du dimanche taillé sur mesure, ourlés à leurs frontons, leurs linteaux et leurs grossiers mascarons à l’antique, faussement modestes et hautains comme des porteurs de moustaches en guidon de vélo et de cannes à pommeau, gentiment ventrus et un peu matamores comme les papas du Midi aiment paraître. Ils furent un temps les tanières de ces lignées interrompues d’abord par les guerres coloniales puis la Grande Boucherie de 14, la maison de Moussu Machin ou du Docteur Chose. Achetés à grand prix par les tourmenteurs de Rimbaud et Van Gogh à n’en pas douter, ils présentent toujours aujourd’hui leur entrée de maître au bout de deux ou trois marches, une main de femme en blouse de bronze montée en marteau sur le bois peint de la porte, des vestibules de fraîcheur, du carrelage à damier et des tommettes comme laquées de vernis à ongles, et là-haut, derrière la balustrade néoclassique qui, vue de la rue, dirait-on, la coiffe, des terrasses en plein vent sur le toit pour y faire claquer les grands draps amidonnés sur des cordes à linge et, peut-être, enroulés dans des plaids, observer les feux d’artifice du 14 juillet en compagnie des domestiques battant des mains.

En détaillant les façades claires, boutonnées, derrière de longues fenêtres à persiennes sur deux étages, pas plus, j’imagine sans peine l’agencement des pièces l’une après l’autre rationnellement distribuées : entrée avec les parapluies et les chapeaux, salle-à-manger, salon coquet comme un après-midi d’avril, cuisine, réserve au rez-de-chaussée, la soupière délicatement fleurie sur le buffet, le bois ciré, le portrait de l’ancêtre, les paysages peints, les bœufs attelés à la Watteau, les chaises pour les veillées le long des murs, les napperons, la cuisinière à gaz en fonte noire et chromée par l’ambre du cuivre, le potager et la véranda derrière, les orangers en pot, l’arrosoir, le banc d’osier, le sirop dans la carafe, à l’étage les chambres aérées chaque matin par la bonne et les salles d’eau rudimentaires, les bassines d’émail, les gants de toilette, les cubes de savon, les parfums de violettes, de framboises, l’alcool puissant de la lavande sur les draps militairement pliés dans l’armoire grinçante, le bureau de monsieur, l’odeur d’encre et de cigare, le boudoir de madame, le parfum de fleurs, le sentimentalisme fané.

Ce sont là les maisons de l’époque de Frédéric Mistral et du Félibrige, ce moment de l’histoire de France où les sous-préfectures de la Provence comme Arles, Avignon, Forcalquier, semblent basculer d’une époque à une autre, entrant dans ce qu’on appelait « moderne » à l’époque et qui est reproduit dans les catalogues délavés des Nouvelles Galeries, et ce par la volonté des présidents Émile Loubet ou Armand Fallières, de la compagnie des chemins de fer ou de je ne sais quelle puissance régulatrice qui commandait alors aux becs-de-gaz, à l’administration fiscale et aux demi-brigades de gendarmerie à casquette molle qui casernaient par là. On passe alors de la région fertile, désertique et sauvage, virgilienne, quoique déjà stendhalienne, méditerranéenne et noire, encore un peu romaine, où une petite paysannerie latinisée, farouche et superstitieuse, fait face avec défiance et obéissance à une grande noblesse richissime, désinvolte et raffinée, profiteuse, oublieuse de ses devoirs, gourmande et bécoteuse de bergères, une caste de marquis pleurnicheurs ou fantasques reclus dans leur manoir paradisiaque au faîte de l’escargot des villages perchés du Comtat ou du Luberon, on passe de cette Provence de bandits et de paysans sourcilleux, donc, à la vaste province pittoresque et champêtre actuelle, frivole et roucouleuse, vacancière, doucement emportée par le folklore de l’espadrille, de la flute et du galoubet, les amusements de la tauromachie et de la course camarguaise, des bergers jolis-cœurs et des fleuristes prénommées Mireille ou Fanny, où les grands propriétaires terriens, les fabricants de tonneaux, les huiliers des Alpilles, les maîtres-plâtriers ou les armateurs de tartanes portent le gilet blanc brodé de fougères, la montre à chaînette, le large panama et la barbiche de lansquenet. Ces Tartarins engoncés, riches à millions, ont alors quitté leur grand mas venteux, leur latifundium de la Crau, pour s’embourgeoiser, s’urbaniser dans leur nouvelle bonbonnière arlésienne, sous les grands platanes, avec eau courante et gaz de ville, se montrant le dimanche dans leur boggie à capote, gantés, prodigues, prolixes, ayant troqué l’épais falzar de coton pour le pantalon-cigarette à la mode de Londres, la rustique botte de cuir crotté pour la bottine cirée à talon, fièrement flanqués de leur fillette préférée, Angélique, Odette ou Yvonne.

Elle, je la vois devant la maison, nichée aux côtés de son père sur le boggie, rencognée, bouclée, recroquevillée sur sa banquette de cuir bouilli comme une grande poupée de chiffons posée là pour donner l’illusion d’être une vraie jeune femme à marier, et non une gamine accoutrée comme une dame-patronesse mais secrètement sexuée, secrètement perverse, quoique seulement avec les fourmis sur lesquelles elle verse la cire des chandelles, avec les mouches qu’elle enferme dans un verre renversé, avec les religieuses du collège de jeunes filles qu’elle déteste et calomnie en elle-même et dans son journal, et aussi bien sûr avec les gamines du métayer de son père, qu’elle humilie. Elle est sans doute un peu idiote et capricieuse, mais elle semble aux Arlésiens qui la voient passer avec ses mitaines blanches et ses anglaises dans les yeux aussi délicieuse qu’un dragée de baptême, aussi rose, aussi pâle, aussi subtilement sucrée, avec son ombrelle commandée à Lyon et ses lourds mollets d’adolescente hargneuse moulés dans des bas blancs repassés à la vapeur, et promise à un jeune officier des dragons, de la Coloniale ou des douanes.

C’est là que commence une autre histoire.