Morte saison

Depuis que j’ai fini mon Antonelle, ce roman énorme et convalescent, obèse, actuellement en lecture ici et là comme on entre à l’hôpital pour un check-up avant une opération à cœur ouvert, je dois avouer que la petite capitale de la Camargue m’apparaît distante, comme désenchantée, présente et superbe, mais vaguement absente à mon enthousiasme, comme une petite fille malade, distraite en tout cas, insensible à mes farces habituelles. Sentiment étrange de morte saison. Les lieux sont là — comment pourraient-ils ne pas l’être —, mais ils sont comme désinvestis du grand désir juvénile et parfois brutal, entêté, forceur, du romancier.

Peut-être que depuis que j’ai fait mourir Pierre-Antoine dans les dernières pages du roman, celui-ci est bel et bien mort en moi aussi. Et peut-être que son deuil imprègne les premières journées que je passe ici sans lui depuis plusieurs années, sans avoir à lui faire la conversation, à le réanimer, le questionner et l’apercevoir au détour d’une rue de La Roquette. Me reste en tout cas l’impression générale d’une visite dans les pas d’un disparu ou d’un muet, cloué dans son lit de peine, légèrement attristé par mes efforts vains, comme si je visitais la maison immobile d’un ancêtre, soudainement laissée en l’état, figée dans la surprise de son brusque départ.

Pierre-Antoine Antonelle est venu au monde dans l’écriture, a peu à peu surgi de la page, s’est dressé et a commandé, avec le même aplomb prudent que le marquis de Montcalm cité par Chamfort (« Tu commandes et tu t’excuses ? » s’étonne un Indien avec qui il a passé alliance, après que ce drôle de Français a voulu se faire pardonner une erreur.) Puis il s’est refondu dans le néant avec la page 794 de mon manuscrit, la dernière. J’en ressens donc un tristesse infime, une mélancolie fraternelle.

J’en suis donc à chercher des traces, puisqu’il n’y a que ça, puisqu’il n’y a plus rien devant moi de cette réalité ensorcelée, enchantée, carnavalesque, qui faisait véritablement revivre ses adjoints à la mairie, le menuisier Joseph Meyer, le cordonnier Antoine Baudesseau, les roides frères Léautaud, monsieur Loys de la Chassagne et sa bande de tueurs monarchistes, le vieux premier consul de Barras-Lansac, son frère Jacques-Philippe, Madelon Anayet qui ne le quitta jamais, Gilles et Nine Fouque, madame veuve Thérèse sa mère, son pote Jérôme Payan et sa fratrie en guenilles, l’impossible Jo Babandy, cette réalité engloutie dans le néant avec la fin de mon effort, de mon épuisant effort sur la page, irresponsable, vain et obligatoire.

Je suis finalement comme le grand Meaulnes cherchant sottement, mais jusqu’à l’épuisement, à retrouver ne serait-ce que les échos de la fête irréelle où, au bout de sa fugue, il a pour la première fois vu et aimé Yvonne de Galais.