Amiens, morte saison

Je suis clairement ici sur la route du septentrion de l’Europe, l’antique ligne de front des invasions. Par la fenêtre du train, je traverse les tranchées de septembre 1914, sur lesquelles l’armée allemande a été arrêtée par miracle, entre Montdidier et l’Oise. Les paysages déserts sont aujourd’hui mollement vallonnés, surlignés par le sourcils violacés des vieux bois où se planquaient, terrifiées, les mitrailleurs qui couvraient les Poilus auvergnats.

Dans le froid, en vue des lointains clochers pointus, dans les mornes étendues de pommes de terre, le vide murmurant, sinistre, diabolique du champ de bataille. Quelque part, Julien Gracq parle d’un « silence de bête assommée ».

La ville d’Amiens, elle, est endormie par l’hiver. Vide et travailleuse, toute occupée à ses propres affaires. Les commerces sont pour l’essentiel fermés cet après-midi. Des pancartes indicatives, présumément touristiques, mènent vers nulle part, ou alors vers la vertigineuse et somptueuse cathédrale historiée que le petit peuple picard du Moyen-Âge a dû pénétrer avec une déférence de créature minuscule, avec terreur, n’ayant jamais rien vu d’aussi haut, d’aussi blanc, d’aussi lumineux, grandiose et vaste.

Autour, ayant quitté l’Île-de-France et sa blancheur, ses yeux gris, sa pâleur de courtisane, je découvre le roux, l’anthracite, le brun, les premiers murs de briques, les saules défeuillés sur les rives de la Somme, les maisons rouges, étroites et coquettes, aux fenêtres blanches, les premières maisons à pignons de cette succursale des Flandres, les premières arrière-cours ombreuses, mouillées, où reposent dans le noir un arrosoir, une bassine, un vieux vélo.

Ville du Nord, de l’Empire carolingien, métropole de seigneurs Francs pas encore débourrés par l’intimité avec Rome. J’ai passé sans m’en rendre compte les frontières de l’empire du soleil méditerranéen.

C’est aussi déjà l’Angleterre, avec son imperturbable indifférence au voyageur, son afféterie de rombière, ses vilaines porcelaines. Je pense au Kent ou, mieux encore, à cet arrière-pays du centre de l’Irlande, visité par personne d’autre, à la limite, que des pèlerins ou des curistes.

C’est déjà un peu Amsterdam, avec ces canaux qui strient la ville comme des contre-allées longeant des cours potagères. Ils forment de silencieuses tranchées d’eau verte, fluide, courante, sans profondeur, dans un éternel bruit de bouche. Les maisons de guingois, multicolores, sommeillent pareillement. Les mêmes bicyclettes sont posées contre les mêmes portes, de ponton en ponton.

C’est aussi déjà l’Angleterre, avec son imperturbable indifférence au voyageur, son afféterie de rombière, ses vilaines porcelaines. Je pense au Kent ou, mieux encore, à cet arrière-pays du centre de l’Irlande, visité par personne d’autre, à la limite, que des pèlerins ou des curistes.

La Somme, c’est un peu gaélique, un peu néerlandais aussi, tout entier centré sur le bien-être de ses habitants, mais n’ayant cure, ou alors au minimum, des agents d’assurance ou des boutiquiers en vacances au hasard et passant dans le département dans leurs 2-CV surchargées, sur le chemin de Berck-Plage ou de Boulogne-sur-mer.

Ici, je me souviens particulièrement de deux ou trois jours d’errance, à Limerick, avec Mathieu Colloghan, où j’ai connu une telle indifférence placide, et un même laisser-aller aquoiboniste dans le caractère de l’agglomération urbaine, cette lourde et somnolente immobilité provinciale. Une adorable histoire de corneculs nous avait conduit jusque-là, dans cette cité ouvrière du centre de l’île, le jour de Pâques 1988, un jour de grand soleil et d’une étonnante douceur. Seul, sans un rond en poche, de rue en rue, les mains au fond des poches sous un ciel uniformément blanc, j’avais alors rencontré partout, en m’ennuyant à mourir, la même placidité, la même indépendance jalouse, la même hospitalité lointaine et je-m’en-foutiste qu’ici, les mêmes parcs déserts, les mêmes rues sans lumière, les mêmes arbres noirs, les mêmes murs de briques rouges aux fenêtres blanches sans personne derrière, les mêmes dos ronds et luisants de pluie, les mêmes pubs vides, les mêmes géraniums. Je n’étais pas chez moi, mais tout était étrangement rassurant, casanier.

Je suis oublié, nulle part, dans l’immense Picardie, nation hors de le terre, séparée de tout…

Amiens est une ville qui fut manifestement ouvrière et bourgeoise, et même bigote, mais qui apparemment a été refaite, remise en route pour et par les innombrables étudiants et lycéens à qui les rues piétonnes appartiennent désormais, dès 16 ou 17 heures, au soir tombant. Les filles, en bande, ont toutes le petit anneau dans les narines. Les garçons, le hoodie noir death-metal, la démarche nonchalante, lasse.

Le va-et-vient des voitures hors des ruelles me fait penser aux agglomérations-modèles des livres scolaires des années 50. Ou peut-être aussi aux garages pour gamins, dans quoi je faisais glisser mes petites voitures sur des toboggans de plastique, dans les années 70.

Je suis oublié, nulle part, dans l’immense Picardie, nation presque hors du pays commun, séparée de tout, autocentrée, rodomonte, triste et fanfaronne comme un Gilles un soir de carnaval, embaumant encore la sueur et le parfum des oranges écrasées.