« Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? »

Sur le site de France Inter, l’accroche de l’image ci-dessus est la suivante : « CONFIDENTIEL POLITIQUE – Jean-Luc Mélenchon pourrait-il prédire l’avenir ? C’est du moins ce qu’il a laissé comprendre sur France Inter. »

Une fois de plus, nous y voilà. Et nous voilà au même endroit, déplorant les mêmes catastrophes. Qu’on me pardonne, une fois encore, de ne pas hurler avec les loups. Qu’on me pardonne aussi de ne pas faire preuve de « confraternité » journalistique ; cette fiction-là, je l’ai éprouvée et définitivement rangée au catalogue des accessoires de cirque lors de mon passage au Média, où nous avons subi tous les sarcasmes, les calomnies, les mensonges, les insinuations, les persiflages, les saloperies qu’une corporation de métier, solidement arrimée à une fonction de pouvoir d’une puissance jamais atteinte par aucune autre, et dominée par une puissante coterie, peut déchaîner sur les siens, lorsqu’ils font un pas de côté et s’écartent volontairement de la masse. Mensonges, procès d’intention, vacheries de couloir, petits coups de pute mesquins — je connais.

J’ajoute que je l’ai ensuite reconnue pour ce qu’elle était, lorsque mes amis et moi nous sommes fait lourder par ceux-là même que j’avais mis un point d’honneur à défendre sous la pluie malodorante des attaques : cette veulerie est avant tout le produit d’une mentalité, que j’ai décrite ailleurs et souvent. Des journalistes « de gauche », non soumis à la pression perverse des oligarques, en sont tout aussi bien capables. Le tout est de se croire spécial. Or le journaliste est un citoyen comme un autre, soumis aux mêmes forces, produit par les mêmes facteurs, bousculé par les mêmes antagonismes que tous les autres — mais passons.

Cette fois, nous nous retrouvons pour assister à une séquence particulièrement dégueulasse, qui n’honore vraiment pas le palmarès de notre métier : je veux parler de la campagne de mensonge et de haine qui s’abat sur Jean-Luc Mélenchon personnellement, et sur le mouvement qu’il représente.

Je le dis sans hésiter : les folles affirmations qui lui ont été attribuées dans les médias français depuis 24 heures sont de pures fabrications.

J’écarte d’emblée la réplique facile : je ne serais pas « objectif » ni « neutre », parce que je dis publiquement mes préférences politiques. Je le fais pour trois raisons principales : d’une part, parce que l’époque épouvantable, le moment singulièrement désastreux que traverse mon pays l’appelle et que j’en suis un citoyen plein et entier, refusant de me laisser faire ; que je ne travaille pas et refuse de travailler comme journaliste dans un service politique ; et d’autre part, parce que ma fonction de journaliste en exercice, avec tous ses papiers en règle, est doublée depuis dix ans par ma vie d’écrivain, dont l’honneur, selon l’idée que je me fais de ce métier, repose aussi sur l’usage raisonné de son art, dans le monde où il vit. Je ne crois que pas l’on puisse trouver là une ou plusieurs raisons de disqualifier ce que je dis.

Un fait, central, maintenant : j’ai regardé en direct l’émission qui vaut à Jean-Luc Mélenchon d’être la cible de tas d’accusations infamantes. Et je le dis sans hésiter : les folles affirmations qui lui ont été attribuées dans les médias français depuis 24 heures sont de pures fabrications. Je ne ferai pas l’autopsie de cet épisode lamentable : d’autres, comme par exemple Le Monde diplomatique ou Acrimed, ou parfois les sites Médiapart* ou Arrêts sur images, s’en chargeront très bien, j’en suis sûr. Il est en tout cas une chose dont je suis certain : la conversation tenue ce jour-là était à peu près ordonnée, quoique dans l’hostilité sournoise et malveillante des intervieweuses ; elle a porté sur de nombreux sujets d’actualité ; rien qui ne soit banal.

Et soudain, au détour d’une phrase, alors même que la discussion avait porté juste avant sur l’écrasante responsabilité d’un nombre grandissant de médias populaires, notamment la chaîne d’extrême-droite CNews et d’autres, dans la montée inexorable et l’hégémonie grandissante du venin de l’autoritarisme réactionnaire en France, un grommellement s’est fait entendre : « Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? » a ruminé l’une des journalistes, hors champ, tandis que Jean-Luc Mélenchon parlait de la routine désormais systématique qui se met en branle en période électorale : un produit d’entreprise « sorti du chapeau » se prétend champion de la liberté, des crimes d’opportunité sont commis par des terroristes et une utilisation à des fins démagogiques en est faite par des élus de la nation et une partie de la presse.

Stupeur. Elle n’avait littéralement pas compris. Elle l’avouait à haute voix, au micro, avec tout le mépris qu’elle avait pour cet homme. Et c’est ce haut-le-cœur de pure mauvaise foi, cette mauvaise joie, qui est devenu le cœur du tas de boue qu’on jette sur ce dernier depuis dimanche.

Je veux seulement dire une chose très simple, à l’adresse de tous ceux qui pratiquent ce métier : ce que nous venons de voir, ou parfois de faire, est une honte.

Elle n’avait pas compris… Et ceux qui ont ensuite lancé la campagne de faux étonnement, de jésuitisme pathétique, de fabrication de l’information chimiquement impeccable qui s’en est suivi, en ont fait un sujet. Car eux non plus ne comprenaient pas. Mais ce n’était pas leur sujet, de comprendre. Leur sujet, c’était, comme leur consœur, de ressentir le même haut-le-cœur : « Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? » Et de le transmettre au public.

Alors ils ont déliré tout seuls, animés seulement par leur sentiment personnel envers un homme, leurs propres préférences politiques, et la mentalité délirante qui prévaut aujourd’hui dans le milieu du journalisme, s’appuyant sur ce que nous connaissons trop bien : le pet fétide de « la petite phrase », la crotte de bique de l’information. Un cocktail parfaitement toxique et dégradant.

Le résultat, nous l’avons sous les yeux : un tohu-bohu indécent et grotesque, le déchaînement de tous les nervis et de tous les violents, tous les sociopathes chouchoutés par certains d’entre nous en pleine décompensation, et nos chefs se succédant sur les plateaux pour délivrer à Jean-Luc Mélenchon des brevets de bonne conduite ou de républicanisme, des bons et des mauvais points, des anathèmes, des édits d’excommunication extravagants, non seulement sans qu’il puisse se défendre, mais en plus sans qu’on lui accorde la dignité de n’endosser que ses actes réels. Et, ce lundi soir, l’accusation ultime : utiliser un appel public au massacre des siens comme « une diversion ».

Ce que nous venons de voir, ou parfois de faire, est une honte. D’ailleurs, je vais faire une dernière fois preuve de confraternité : je vais dire nous.

Je veux seulement dire une chose très simple, à l’adresse de tous ceux qui pratiquent ce métier : ce que nous venons de voir, et parfois de faire, est une honte. D’ailleurs, je vais faire une dernière fois preuve de confraternité : je vais dire nous. Eh bien tout ce qui ne va pas dans notre métier, toutes les raisons pour lesquelles notre métier est aujourd’hui méprisé, tout ce qui pousse nos concitoyens dans les bras de fadas numériques ou de salauds virilistes, tout ce qui détraque la nation, écœure les électeurs, nous l’avons cette fois encore endossé, nous l’avons apprécié, et nous avons plongé dans le bain d’acide, une fois de plus. Alors même qu’une année électorale d’une importance extrême pour la vie de la France, et de l’Europe, s’est ouverte.

Alors je demande une dernière minute d’attention. Mesure-t-on seulement le mal que ferait — et en admettant seulement que ce ne soit qu’une hypothèse — le fait de nous être trompés ? Même maladroitement, même inconséquemment. Le mal que cela ferait non seulement à la personne et aux proches de Jean-Luc Mélenchon, mais surtout le mal que cela ferait au débat public, à l’état intellectuel de l’opinion, à la sincérité des futurs scrutins, à l’exigence de gravité et dignité dans laquelle devrait se mouvoir l’action politique, alors même que la France traverse une période extrêmement dangereuse de son histoire ? Non, on le mesure pas, ce n’est pas possible ; ou alors c’est que notre inconséquence et notre cynisme ont atteint un niveau plus qu’alarmant.

Eh bien moi, je dis que nous nous sommes trompés. Et que les fautifs sont chez nous. Que nous manions une force politique sans rendre de compte à personne et que cette force est très largement hostile à Jean-Luc Mélenchon et à son mouvement. Que cela peuple nos conversations de couloirs et de cantine. Que nous le savons et que nous nous en moquons. Que cela altère gravement le jugement de beaucoup d’entre nous. Que cela nous a sauté au visage ces deux derniers jours. Que notre responsabilité est très largement engagée, et entamée.

Mais soyons clair : je n’ai aucun espoir que cela change. Mais au moins, la prochaine fois — puisqu’il y en aura une —, que le petit ver du doute ait gagné quelques cervelles serait déjà un bon début.


* Mise à jour du 8 juin 2021 : Tout compte fait, il semble bien que Médiapart ait décidé de cotiser à la calomnie. Les détestations personnelles, là aussi, ajoutées à un léger fond de paranoïa, ont pris le pas sur tout le reste.

Nous avons perdu toutes nos batailles

Porte d’entrée, Arles (août 2020).

J’ai l’habitude quelquefois d’ouvrir un cahier et de recopier ici, voire de mettre au propre, des fragments épars. En voici un exemple : un poème en deux parties, qui traîne en morceaux dans mes papiers depuis deux ans. L’une est le préambule d’une série de romans, l’autre un petit archipel inutile. Des photographies de l’été dernier, à l’étrange format carré, les accompagnent.

*

Nous avons perdu toutes nos batailles, I

Nous avons perdu toutes nos batailles. Aucun de nos drapeaux n’est resté bien longtemps dans le vent des jours et des nuits. De nos duels, nous sommes sortis cisaillés par le doute. Et nos chefs sont morts ou en exil.

Mais nos îles règnent toujours sur leurs eaux, disséminées sur la mer, oubliées de tous. Nos gouvernements font encore des rêves.

Nous nous accordons à la géométrie du monde, nous sommes ses porte-voix. Il n’est pas raisonnable de nous penser dociles. Aucun prince lointain ne peut tenir nos archipels.

Et si nos pauvres redingotes entrent dans les palais, nous imposons la justice. Le plus souvent, le temps ordonne que nous perdions nos procès. Alors à notre tour, nous buvons en souriant le poison qu’on nous donne.

Nous sommes les héroïques.

*

*

Nous avons perdu toutes nos batailles, II

LES HÉROÏQUES

Les siècles qui passent nous imaginent dormant de l’autre côté des murs. On ne croit en nous que comme on croit aux présages.

*

CHANSON DES SOLITAIRES

Souveraines,
Mais pas plus loin que l’horizon,
Que la dernière fumée,
Nos îles sont insaisissables.

La nuit ne tombe pas chez nous.

Chez nous,
Le ciel n’effraie pas, il procure.
Tous les arpents sont libres.

Chaque matin, pour reconnaître notre domaine,
Nos marins nagent autour des phares,
Saluant de la main les amis sur le rivage.

Mais toutes les barques du monde sont brisées.

*

ENVOI

Quand le ciel nous questionne, nous l’écoutons,
Nous qui lui parlons toujours.

Au clairon des Pères Fouettard

Chaque jour désormais en France, les vaillants clairons de la liberté veulent entraîner le pays dans une nouvelle baston ridicule. Sans emprise sur le débat public, impuissants, désarmés, nous sommes dépendants de ces chevaliers à la triste figure montant tous les matins à l’assaut de leurs moulins à vent.

Ils ne comprennent rien, mentent, déforment, délirent. Pourtant, ils ont les podiums, les cravates, le pouvoir. Mais malgré leur hégémonie, ils ont peur de tout, tapent méchamment, bien qu’à côté, ne rêvent que d’interdire et de bâillonner ceux qui ont remué dans la salle, ceux qui ont posé des questions, ceux qui ont égratigné leur vocabulaire. Hier, ils nous saoulaient avec leur conception complètement cinglée de la république et de la laïcité, ou encore les fantaisies navrantes de l’Union européenne ; depuis quelques mois, leur dernière lubie, c’est l’islamo-bidule et aujourd’hui l’interdiction de l’UNEF. C’est prodigieux, pathétique, consternant.

Et dire qu’il y a des gens que j’estime perdus dans les rangs de ce carnaval de claironneurs. Quelle tristesse.

Dénoncer l’américanisation des universités françaises ne signifie rien si on n’étend pas cette dénonciation aux pratiques, au langage, à la philosophie, à la représentation du monde qui sous-tend tout ce qu’ils considèrent comme normal et raisonnable.

Je ne sais pas si ce qui est à l’œuvre ici est seulement de l’ignorance. Certes, il y a de la mauvaise culture (comme on parle de la malbouffe) derrière tout cela, un gruau fétide de toutes sortes de littératures englouties plus que digérées, d’ingrédients incompatibles, antagonistes et incompris, qui à la fin font une soupe à la fois insipide et dégueulasse.

Ces gens ont, par exemple, le culot de s’approprier les travaux de Régis Debray. Un doigt imprécateur levé, ils dénoncent la bouche en cœur l’américanisation des universités françaises. Bien sûr, il ne leur viendrait pas à l’idée que cela ne signifie rien si l’on n’étend pas cette dénonciation aux pratiques, au langage, à la philosophie, à la représentation du monde qui sous-tend tout ce que eux-mêmes considèrent comme normal et raisonnable, et même souhaitable : c’est en jean et se rêvant Barack Obama qu’ils célèbrent leurs idoles, leurs Johnny enterré à la Madeleine, leurs élus, leur jeune président et sa Première Dame, leurs désirs de confort californien — fun, printanier et apolitique —, leurs rêves d’avenir — une société de clients, un État déguerpi —, la soumission des armes françaises à l’OTAN, le règne des palmarès, la domination des oligarques et l’étouffement moralisant des va-nu-pieds, au nom de la responsabilité individuelle — tout cela étant parfaitement moulé à Washington et resservi par eux tout chaud, au nom de la jeunesse et de la modernité, à nos vieilles sociétés politiques, sans que cela ne les défrise outre mesure.

Ces gens sont des bouches à feu prononçant des grands mots — liberté, égalité, fraternité — mais seulement parce que ça fait joli : il ne leur viendrait pas à l’esprit d’accepter le sens politique de tout cela. À raison du reste, car ce serait catastrophique pour leurs certitudes et leurs intérêts. Régis Debray faisait d’ailleurs remarquer incidemment que, lors de son apparition dans l’imagerie républicaine en 1848, la fraternité de notre devise était représentée par « des flèches liés autour d’une hache« . Les flèches et les haches, ça fait bizarre dans la civilisation du feel-good et de « la lutte contre les extrêmes ».

Nous sommes habitués à ces Gilles d’apocalypse, me direz-vous. Ces gens sont aussi capables de citer René Char, Arthur Rimbaud, Albert Camus ou Victor Hugo avec des trémolos dans la voix et un souvenir ému pour leur professeur de français de Première-Terminale ; ils en font des posters, des communiqués de presse et des journées spéciales ; en les imprimant sur leur tote-bags, ils disent admirer Louise Michel et Thomas Sankara — mais ils sont les premiers à se dresser vaillamment sur leurs ergots de démocrates si d’aventure, au hasard d’un quart d’heure médiatique, un responsable politique vient à reprendre l’une de leurs exigences pour le temps présent. La culture, pour eux, c’est de la décoration. Activité a priori non-essentielle, pour ceux qui ont les moyens ou des passe-droits.

Au fond, ils sont habités par une forme d’impérialisme mental, mus par l’arrogance du plus fort.

Mais ce qui les anime surtout, je crois, ces claironneurs, c’est une mentalité de propriétaires — une forme d’arrogance paternaliste, insécure et prétentieuse, comme les crises de nerfs de ces voisins inquiets que l’on empiète sur leur gazon ; ou de ces pères de famille à l’ancienne, bastonneurs d’épouses, dépressifs refoulés, se vengeant de l’inanité de leur existence en violentant tout ce qui passe sous leur autorité ; l’injustice en majesté, fière d’elle-même, détestée par tous.

C’est l’inconséquence en personne, la bêtise qui prend une ombre pour la chose, qui interprète la demande de délicatesse pour de la censure. Et nous sommes, nous, dans leurs esprits paniqués, leurs enfants terribles sur lesquels ils exercent leurs droits légitimes — leur monopole de la violence.

Au fond, ils sont habités par une forme d’impérialisme mental, mus par l’arrogance d’être les plus forts. Comme les gouvernements des États-Unis d’Amérique et ceux qui ont la cervelle formée là-bas, ou plus patriotiquement comme les Jésuites l’étaient jadis sous la dictature des rois de France, ils se croient partout chez eux et exigent d’y avoir accès, puisque le monde leur appartient : dans les réunions de femmes, dans les cœurs religieux, dans les esprits abattus, révoltés ou créatifs. Les en exclure, ou même leur demander poliment de foutre la paix deux minutes, et c’est le scandale ! Non : ils veulent avoir la clé de toutes les alcôves. Avec leurs âmes de surveillants généraux, de pions, ils veulent voir, vérifier que les mômes sont couchés, que la lumière est éteinte, qu’on ne chahute pas dans les piaules. Ce sont des parents angoissés, imbéciles et fouineurs, imposant leur autorité inconsistante partout, sur tous les corps et, croient-ils, tous les esprits.

Idiotie vieille comme le monde. D’ailleurs, quelqu’un qu’ils disent admirer, qu’ils peignent sur les murs de leurs « Espaces loisirs », avait pourtant prévenu que rien n’est jamais réduit par la boulimie d’interdits des bigots et des soudards — et même, que cela ne fait que tout empirer. Souvenez-vous.

« Et la Mère, fermant le livre du devoir
S'en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences,
L'âme de son enfant livrée aux répugnances... »

Bien sûr, ils ne voient pas le ridicule de tout cela — et certainement pas non plus le danger.

Mais alors, sergents-chefs obéissants de cette société d’honnêtes gens, la presse les accueille à bras ouverts dans leurs banquetteries matinales, trop heureuse d’avoir autre chose à se mettre sous la dent que la litanie invérifiable des expertises médicales, des prévisions au doigt mouillé et des divagations de Diafoirus qui se succèdent sur leurs plateaux depuis un an : enfin, disent les ignorants qui président ces agapes, une polémique qui fait bouger la France. Enfin du spectacle. Enfin du débat.

Et voici nos menus du jour encombrés de ragoûts infâmes. Et la vie, dehors, avec ses catastrophes et ses détresses, qui continue, décalée, violente, sans maîtrise, tandis que nous justifions pour nos maîtres, les yeux baissés, à l’estrade, notre vision du sexe des anges… Misère.

Bien sûr, faux modestes et vrais complices, nos journalistes les plus doctes ne voient pas le ridicule de tout cela — et certainement pas non plus le danger. Car il faut bien l’admettre : hier en France, la guerre civile (la guerre policière contre les civils, forme moderne de la guerre civile) n’était qu’un risque ; c’est désormais un souhait, un projet, un avenir voulu, préparé et organisé à la fois par ces Pères Fouettards qui nous font chaque jour la leçon, mais aussi par leurs relais médiatiques, papillonnants et zélés.

Pour ma part, je laisse les irresponsables à leur irresponsabilité. Je ne participerais pas à ces hurlements. Ni à cette sinistre bouffonnerie qui tient lieu, dans mon pauvre pays, d’air du temps.

La seule chose à faire, c’est de les dépouiller de leur pouvoir.

Il reste que je suis en colère d’avoir été réduit à ce refus et à cet écœurement, à cette solitude qui est la seule issue pour ne pas perdre la raison. Et puis je sais que ce retrait ne sert à rien, n’a d’influence sur rien, ne conduit à rien. Même la dénonciation de ces claironneurs irresponsables qui nous caquettent chaque jour leurs lubies dans les oreilles est inutile, j’en suis convaincu. Je ne parle d’ailleurs ici qu’à ceux qui sont déjà d’accord avec moi. Les gens de pouvoir, les indignés des matinales, eux, sont inaccessibles ; ils sont partis devant ; ils marchent en tête des légions de rats qu’ils ont enchantés avec leur flûte, avec le pipeau aigre de leurs imbécillités officielles, et rien ne les arrêtera, ni des raisonnements ni des contradictions en tout cas. Leur but n’est pas de discuter : il est de vaincre en rappelant qui c’est le patron.

Pour éviter la guerre civile qu’ils veulent mener — ou plutôt qu’ils veulent, comme d’habitude, faire mener par leur valetaille pour ne pas se salir les mains —, la seule chose à faire, c’est de les dépouiller de leur pouvoir, et vite, avant qu’il ne soit trop tard. Mon choix rationnel, en l’absence d’alternatives plus efficaces et pérennes, est de le faire par le vote. Et en attendant, de tenir bon. Tenir bon et inciter autour de moi à tenir bon. Le chant des sirènes que nous entendons, attachés à notre mat d’impuissance, n’est que la cacophonie de naufragés dont le navire coule inexorablement, et qui s’en prennent à nous qui n’étions déjà plus à bord.

L’heure d’ouvrir les fenêtres et d’aérer ce pays dégradé viendra, il le faudra bien et il faudra qu’ils s’y fassent. Ou alors — et ici, je m’adresse à eux — leur burlesque et désolante Tour de Babel sera emportée elle aussi par la violence qu’ils ont fait germer toutes ces années dans leur petit laboratoire. Pour rire, croyaient-ils.

La révolution en dentelles

Jean-Louis Laneuville : Portrait de Bertrand Barère, député du Tarn, 1794 (Kunsthalle de Brême).

Le roman d’Antonelle avance. J’en suis à la moitié du livre. En travaillant à son écriture, m’esquintant les yeux sur toutes sortes d’archives, je suis frappé par cette chose qui est, me semble-t-il, vraiment propre au XVIIIe siècle français : le côté anachronique, certainement décalé, des noms que l’époque donnait aux choses politiques.

On jurerait qu’il y avait, dans tout choix d’appellation, dans toute dénomination publique, une obligation d’élégance — mais une élégance mâle, sans pitié, belle et aérienne, mais sévère et légiférante, comme une noce de Watteau dansant au premier plan de l’une de ces batailles navales obliques dans la fumée des canons, avec ses fanions au vent et ses voiles crevées, qu’on voit aux murs des musées de la Marine.

Jacobins, Feuillants et Cordeliers électrisaient les clubs de Paris ; Monnaiders et Chiffonistes se battaient au poignard dans les ruelles d’Arles pour le contrôle de la municipalité révolutionnaire… Que de jolis noms, pour ce qui n’était en fin de compte que des rassemblements d’hommes, sans doute pas plus raffinés que nos réunions syndicales ! Je ne doute pas qu’on trouvait dans les clubs, tous les soirs à dix-huit heures, des esprits sophistiqués méritant ces épithètes, mais aussi des fumeurs de pipe, des tripoteurs de citoyenne et des dégoiseurs de mots d’ordre, toute une compagnie jacassière de juristes de café-cabaret, d’idiots au cœurs d’or et de forts-des-halles. Et cette bande de finauds aimait se faire désigner, dans les journaux, par de gracieuses images, par des métaphores de boîte à biscuits…

C’était de drôles de bonshommes, tous autant qu’ils étaient, maniant eux aussi la délicatesse et la bouche de fer.

Pour être juste, on peut se dire que c’était de drôles de bonshommes, tous autant qu’ils étaient. Naïfs et redoutables, ils maniaient habilement, dans leur existence réelle, la délicatesse et la bouche de fer ; ils étaient aussi prompts à la montée à l’attaque qu’à la pleurnicherie, aussi doués pour le Vive la Nation ! de Valmy que pour les robinsonnades de théâtre aux armées — rhéteurs en cravate de mousseline, avec des mains à épée, à verdict, à torgnole, qui dans leur sentimentalisme se comportèrent pour l’essentiel avec un courage qu’aucun de nous n’aurait aujourd’hui, même au plus fort de la guerre civile, des assassinats, des complots, des nuits épuisantes où se jouaient en même temps le destin de quelques avocats en perruque et le sort de la République française.

Et contrairement à ce qu’on appelle communément la Terreur, toutes ces belles expressions ne sont pas des inventions a posteriori, ces ornements parfois loufoques de l’Histoire : ce sont les Conventionnels de 1793 et 1794, entre les commandes de poudre et les décrets d’arrestation, qui se désignaient eux-mêmes par ces termes charmants et terribles.

Voilà qui est du plus pur style français, comme on dit d’un habit de nankin ou d’un baiser qu’il est à la française.

En France, au XVIIIe siècle, les paysages virgiliens et la mort sans dieu marchaient ensemble. Ainsi, au milieu d’une Convention boutonnée, héroïque, incorruptible, l’un des députés les plus scandaleusement corrompus, exécuté en même temps que son ami Danton, était aussi l’auteur d’Il pleut, il pleut bergère et du formidable calendrier républicain, lequel donna à la langue française quelques uns de ses plus beaux objets de rêveries et de frissons — Floréal, Thermidor, Brumaire, Ventôse ! —, j’ai nommé monsieur Fabre, dit Fabre d’Églantine.

Voilà qui est du plus pur style français, comme on dit d’un habit de nankin ou d’un baiser qu’il est à la française. C’est Greuze, Fragonard, David et Géricault tout ensemble : le mariage, d’apparence contre nature, de l’élégance bucolique et du couteau aiguisé de la raison raisonnante. Il faut reconnaître que la galanterie champêtre du siècle de Louis XV, ces simagrées naïves de toile de Jouy, si agaçantes parfois chez Rousseau, devinrent redoutablement puissantes une fois mêlées aux démonstrations implacables d’un Bertrand Barère, d’un Maximilien Robespierre, d’Antoine de Saint-Just, un jeune et beau député tout juste débarqué de sa cambrousse ennuyeuse et humide, vivant rue Caumartin, à Paris, de ses performances de sénateur romain face aux invasions barbares.

Les armées de Florence, Pise, Sienne, Mantoue ou Venise livraient leur batailles toutes empannées de rubans, d’armoiries brandies, d’étendards à gueule de lion et de tambours fleuris.

La Révolution a beaucoup remisé de termes d’Ancien régime au magasin des accessoires démodés, comme les baillages, les sénéchaussées, les vigueries et les marquisats, mais elle a conservé cette manière très antique de vêtir le monde de toutes sortes d’étiquettes adorables. Sous le gouvernement révolutionnaire de 1794, lorsqu’il s’agissait de baptiser le nouveau monde qu’on administrait, ça fleurait toujours bon le Comité d’agriculture & des Arts et les salles à cartes de l’Amirauté, en souvenir de ces trois-mâts goélettes de la Royale, armés de trente-cinq canons pour conquérir les plus lointaines îles de l’autre côté du monde, mais qui furent quand même baptisées L’Étoile, La Boudeuse ou même La Belle-Poule, frégate de la classe Dédaigneuse.

Sous la Révolution, les exemples abondent : les ministres et les députés déchus réunis en 1793 autour de Brissot, Vergnaud, Roland et Pétion furent baptisés les Girondins, les hommes de la faction patriotique qui gagnèrent seuls la guerre contre tous se nommèrent les Montagnards et les indécis attentistes de l’hiver de l’an II formèrent la Plaine, le Marais, le Ventre ou même parfois les Modérantins ; même les vêtements illustraient cet état d’esprit : on portait en guise de déclaration politique des pantalons rayés, des carmagnoles rouges, et de grandes plumes noires s’élevaient des chapeaux — et peut-être de l’esprit ? — des représentants en mission ; et, à la fin, même l’austère projet collectiviste du cadastrier François « Gracchus » Babeuf finit par être aimablement baptisé la Conjuration des Égaux.

C’est peut-être aussi, je crois, une survivance de la manie toscane de la guerre en couleurs vives.

J’imagine que cela vient de loin, du Moyen-Âge où l’on s’entretuait pour le gentil dauphin, de la Renaissance française puis de l’âge baroque, où l’on n’était pas avare de Rêveuse, de Badinage ou de Folies d’Espagne pour viole de gambe, de Barricades mystérieuses pour soirs d’hiver et d’Indes galantes pour petit théâtre avec orchestre. En France, il y a toujours eu du rose dans le rouge sang, un ruban de soie pour nouer les mains des cadavres, un mot rond et glissant pour désigner les éruptions de violence.

C’est peut-être aussi, je crois, une survivance de la manie toscane de la guerre en couleurs vives : les armées de Florence, Pise et Sienne livraient leurs petites batailles toutes empannées de bannières et de gonfalons, d’armoiries brandies, d’étendards à gueule de lion, les genoux empêtrés dans des tambours fleuris, en bonnet, en livrée bayadère, en chausse courte à mi-cuisses, comme nous le racontent les peintures à fresque de Paolo Uccelo, les récits d’exil de Pétrarque ou les lamentations de Dante citant les guelfes et les gibelins.

Les Français se seront simplement souvenus que, si l’amour de la liberté venait d’Amérique, la joie d’agir venait d’Italie.

La grande dispute

S’il y a bien un moment où faire de la politique sert les intérêts de la nation, c’est bien maintenant. C’est pourquoi vous ne m’entendrez pas déplorer la proposition de candidature formulée par Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2022. Bien au contraire.

On sait bien que le chœur des pleureuses qui s’est mis en branle ce week-end préparait sa belle salve depuis un moment. Ainsi donc, alors que nos hôpitaux se noient et que plus personne ne sait comment faire marcher l’État, il serait indécent de parler de politique et d’engager la grande dispute ? Ce serait inopportun, bizarre, égocentrique — comment osez-vous ? demandent nos chaisières d’oligarques.

Je ne suis pas dupe. Ils veulent seulement rajouter encore un peu de chloroforme au débat public en France ; débat public déjà totalement anesthésié depuis des mois par tout ce que le pays compte de serre-files, de matons en cravate et de semeurs de zizanie sur nos plateaux de télévision. Ils ont peur. Ça commence à tanguer dans la ruche, il veulent enfumer les abeilles ; ça commence à craquer partout dans la soute, il veulent redonner du rythme au tambour de la chiourme. Et puis, en passant, mettre un peu de sel sur la détestation de la personne de Jean-Luc Mélenchon ; ces gens ne se privent jamais de petits plaisirs mesquins (même si j’espère à chaque fois que seuls les esprits mesquins tomberont dans le panneau).

Et brossons également, comme un tapis de miettes sur une table bien mise, les opinions personnelles de François Hollande, de ses courtisans et de ses créatures : leur bilan ne mérite qu’un souverain mépris — au moins, une belle indifférence. Quelle autorité ont-ils, eux dont l’œuvre est précisément l’affreuse époque que nous traversons ? Aucune. Ce qu’ils nous ont fait ne mérite « ni égards ni patience », comme l’écrivait le grand dynamiteur René Char.

Quant à l’argument consistant à rabattre notre caquet sous prétexte que l’heure serait venue de faire sa place à la jeunesse : merci, on nous a déjà fait ce coup-là en 2017. Tocard, c’est à tout âge.

Non, cette fois, la ficelle est un peu grosse. Pour ma part, je ne rentrerai pas dans la farandole, désolé.

Car il n’y qu’un seul moyen pacifique de nous extraire des sables mouvants de l’ère des managers.

Soyons clair. Autant l’abominable mandat de Donald Trump devrait logiquement entrer, avec le reste, dans le palmarès des « grands accomplissements » de Barack Obama, autant l’aventure dans laquelle se sont lancés les Français en 2017 nous a conduit logiquement au marigot actuel : le règne de petits consuls arrogants et beaux-parleurs est en train d’offrir comme sur un plateau notre vieille nation épuisée à un club de démagogues d’extrême-droite. C’était prévisible ? Pour ma part, je l’avais prévu. Nous y sommes.

Alors non, je ne jouerai pas le jeu de la déploration ou du moraliste outragé parce que la politique est enfin de retour. Je ne réfugierai pas non plus, comme nous le conseille perfidement le service public de l’audiovisuel, dans la peur du grand méchant loup Mélenchon : je ne considère pas les affaires publiques comme un lieu digne du gnagnagna de mômes de 14 ans. Je ne me résignerai pas au pire et je ne chipoterai pas.

Car il il faut le dire : il n’y a qu’un seul moyen pacifique de nous extraire des sables mouvants de la médiocre ère des managers : par le haut, par l’exercice réel de la république, par l’affirmation du plus élevé des principes démocratiques, par la saisie de l’un des derniers pouvoirs qui nous reste — l’une des dernières libertés qu’on semble vouloir nous laisser, alors que toutes les autres nous sont enlevées, semaine après semaine, au nom de notre plus grand bien : le pouvoir de décider, par l’expression de la souveraineté populaire exprimée par des institutions, c’est-à-dire la polémique, la confrontation programme contre programme, la lutte pour la conviction des esprits, un par un. Une campagne, en somme ; oui, une épuisante campagne électorale qui doit nous conduire à l’épuisante procédure bureaucratique d’un scrutin national. Veut-on nous enlever aussi cela ?

Le roi avait convoqué les États-généraux ? Tant mieux ! Ce fut ainsi que le pays se tira d’affaire.

Allons, allons. Durant l’hiver de 1788 à 1789, alors que les médecins faisaient la tournée des masures où des enfants leur présentaient des ventres gonflés et malnutris, que d’énormes glaçons dévastaient les berges des fleuves de France, que les corbeaux mangeaient les derniers brins de paille qui traînaient encore dans les champs, qu’à Paris quatre mille mendiants étaient recensés par la Police générale dans les rues et les garnis, la France ne s’est pas arrêtée de parler pour se tirer d’affaire — au contraire. Le roi avait convoqué les États-généraux ? Tant mieux ! Ce fut ainsi que le pays se sortit de l’impasse : ce fut par l’énergie jacassière du peuple français, sa folie de discuter, de se disputer, de trancher et d’arbitrer, de faire tomber les idoles, de se donner des chefs et de nouveaux copains. De reprendre la conversation là où il l’avait laissé, quand les endormeurs lui avaient assuré que tout était sous contrôle.

Pour nous, de même, aujourd’hui. C’est maintenant qu’il faut ouvrir les fenêtres en grand : car vraiment, le pays sent le renfermé — le confiné.

L’autre chemin, c’est la violence. Mais les humanistes en sortent toujours perdants ; on tue mieux chez les cyniques. Or, il nous faut l’accepter : comme aux États-Unis (où l’équivalent de la population totale de la France a sciemment voté pour un clown malfaisant, rappelons-le quand même aux optimistes), comme dans la magnifique Éthiopie qui est en train de sombrer dans la guerre civile, comme un peu partout dans le monde, la rage a enflammé nombre de cœurs, dans notre Europe inconséquente et sentimentale. Et beaucoup de monde ici en France veut la violence, la recherche, l’attend, la prépare ou l’incite. Moi, je ne m’engagerai pas dans cette voie sans issue, où les mieux armés gagnent toujours et où l’on se retrouve, à la fin, au point de notre départ. Je n’ouvrirai pas les portes de l’enfer pour satisfaire mon exaspération : je voterai. Et j’espère que nous serons nombreux à voter les persifleurs et les va-t-en-guerre hors de nos palais. Et pour cela, il faut lancer la grande dispute.

Je ne vois pour ma part que des bénéfices à ce que la politique soit remise au centre de l’échiquier.

Alors oui, la proposition de candidature de Jean-Luc Mélenchon est une bonne nouvelle, une excellente nouvelle, même : je ne vois pour ma part que des bénéfices à ce que la politique soit remise au centre de l’échiquier. La politique, et non pas les sottises, le showbiz, les pleurnicheries, le concours de beauté ou de t-shirts mouillés qui sont notre lot quotidien, tous les matins, au cours de nos offices radiophoniques. Et lui sait faire cela mieux que personne, aujourd’hui, que cela plaise ou non. Qui d’autre aujourd’hui, à la tribune de l’Assemblée nationale, a si souvent sauvé l’honneur ? Il a, pour cela, la colonne vertébrale philosophique et la force de caractère. Ça haussera le niveau. Ça forcera les réponses. Ça démasquera les imposteurs. Ça lancera — enfin ! après tant de mois de charabia — la grande dispute.

Chacun choisira selon sa préférence, mais au moins l’annonce de sa candidature nous aura rappelé de quoi il est question exactement quand nous sortons notre mot fétiche, à nous autres en Occident : démocratie. Et nous aurons enfin passé notre temps à autre chose qu’à discuter du misérable petit tas de mensonges qui nous est proposé quotidiennement par nos médias confus et impuissants, quand ils ne se sont pas tout entiers engagés dans la campagne pour remplacer nos chefs paniqués par une brute détestant les Arabes. Au moins, ce devrait être notre exigence. Notre exigence non négociable.

Oui, parlons et tranchons. Je l’ai dit dans mon dernier livre : « Nous voulons du pain et le paradis. Rien de moins. Au fond, les désaccords avec nos chefs ne sont pas politiques, ils sont philosophiques. Ce n’est pas que nous rejetons leurs épatantes trouvailles ou que nous refusons d’en débattre ; ce n’est pas que nous contestons leurs chiffres ou que nous avons d’autres additions à fournir pour orner leurs budget, non : nous refusons de nous rendre à la destination où ils nous conduisent, voilà tout. »

Mais ouf, enfin quelqu’un vient d’ouvrir la porte d’un grand coup de pied !

Je vis donc le moment que nous traversons — et la promesse que l’on y hausse le ton pour enfin refaire de la politique — avec soulagement. Je craignais quelquefois que tous, nous les Français, nous nous soyons laissés berner par l’accablement, l’aquoibonisme, l’abdication face aux fausses évidences et leur omniprésence, leur poids d’âne mort partout dans nos vies. Mais ouf, enfin quelqu’un vient d’ouvrir la porte d’un grand coup de pied !

Alors à la fin, messieurs et mesdames les arbitres des élégances, aujourd’hui que la France est étourdie, affaiblie, mal gouvernée et revêche, aujourd’hui que la société française est travaillée par une drôle de fièvre que de sales charlatans cherchent à aggraver, pour notre part nous sommes prêts à la grande dispute. Y a-t-il un meilleur moment pour entrer en campagne qu’aujourd’hui, alors que les autorités en place nous somment de rentrer dans le rang, de ne rien discuter, de ne plus rien voter, de ne plus jamais remettre rien en cause que la misérable bicoque de boue et de fric qu’ils bâtissent au-dessus de nos têtes depuis trente ans, et dans laquelle on nous enjoints de voir Notre-Dame de Paris ? Y a-t-il un meilleur moyen de reprendre le contrôle d’une situation totalement à la dérive ? Qu’on me le dise.

Pour ma part, j’étais morne et impatient. Je suis maintenant réveillé.

Les livres sont inoffensifs

Georges de La Tour, « L’Éducation de la Vierge » (vers 1650), The Frick Collection.

Et s’il est encore quelque chose d’infernal
et de véritablement maudit dans ce temps,
c’est de s’attarder artistiquement sur des formes,
au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle
et qui font des signes sur leur bûcher.

Antonin Artaud

Certains prix littéraires sont repoussés à plus tard ? Tant mieux. Qu’on me pardonne ce moment : il me donne l’occasion d’être injuste et de râler en paix. Parce que je croyais avoir des révolvers dans ma bibliothèque, alors que ce sont des joujoux.

Les livres sont inoffensifs. Sinon, d’ailleurs, ils seraient combattus. Or personne ne les combat, ici, dans notre Occident narcissique : nous sommes même encouragés par nos ministres et nos maires à lire, et même à « lire en fête », à « lire aux éclats » et autres calembours. Les livres ne font plus de mal à personne.

On ne monte plus nulle part de barricades au nom de Lamartine, d’Émile Zola ou de Victor Hugo ; on ne s’échange plus de vers de Neruda sous le manteau avant de saboter des trains ou d’abattre des mouchards ; on ne monte plus à la tribune de la Convention nationale en citant Plutarque ou Sénèque ; on ne part plus clandestinement pour Londres poussé dans le dos par Edmond Rostand ; on ne gouverne plus avec les conseils personnels de Cicéron, de Montaigne, de Thomas More ; on ne monte plus jamais au maquis avec un Gabriel García Márquez, un Alejo Carpentier ou un Yannis Ritsos dans la poche ; et pas un ministre n’a fait le déplacement à Saint-Florent-Le-Vieil, en 2007, aux funérailles de Julien Gracq : nous étions tous trop occupés à commenter le voyage privé du président Sarkozy à Louxor avec sa nouvelle girlfriend dans un avion de l’oligarque Vincent Bolloré.

Ce temps-là est passé. Il a disparu, qu’on le veuille ou non. Aujourd’hui, la grande affaire c’est l’écran, la vidéo virale, la déclaration sous-titrée, l’interview sans filtre et « déformatée », l’image qui prouve ; je n’en ris ni n’en pleure, je dis seulement que c’est ainsi.

Ils n’ont plus aucune faculté explosive, de sabordage ou d’envol

Oh ils ne sont pas inoffensifs en eux-mêmes, les livres — au contraire ; ils sont devenus inoffensifs, sans jambes et sans mains, sans emprise désormais, car on les a faits tels. Simplement ils n’ont plus aucune faculté explosive, de sabordage ou d’envol — plus aucune force motrice pour l’action et le destin de l’humanité.

Alors ouvrez les librairies, n’ayez pas peur. Ouvrez-les pour que des hordes de clients, au cœur soudain brisé par une soudaine pénurie de culture, se ruent sur le dernier Marc Lévy, les dernières arnaques en développement personnel (les plus grosses ventes de nos jours), les croûtes sanguinolentes et les mensonges d’Emmanuel Carrère, si cela vous fait du bien ; ouvrez-les pour que les libraires continuent de gagner des clopinettes et d’employer des smicards, si cela est, pour vous, dans l’intérêt supérieur de la nation ou du peuple enfermé. Fort bien. Mon sujet n’est pas là.

Mon problème est que l’on s’emballe pour une chose aussi inoffensive que les livres.

Ce ne sont plus des maîtres, ce sont au mieux des compagnons.

Car c’est un fait : le showbiz les a anesthésiés. Certes, d’après les journaux du jeudi, les livres « remuent », « secouent », « agitent » ; ils ont d’ailleurs droit à de jolis comptes-rendus extasiés des copains, font les couvertures glamour des magazines des copains et reçoivent les gros prix libérateurs des copains ; mais ils s’en vont sans dommage, une fois accomplis leurs trois petits tours distrayants. Ce ne sont plus des maîtres, ce sont au mieux des compagnons, mais la plupart du temps des accessoires ; nos égos débordés par nos passionnantes occupations ne vont tout de même pas s’abaisser à obéir à des crasseux en robe de chambre, à des Diderot, des Stendhal, des Balzac, des Flaubert, des Cendrars, des Giono, des Camus… On ne sait jamais, à force de prendre les écrivains au sérieux, on pourrait finir par se faire licencier. Ou pire : par se faire mal voir.

Voilà pourquoi, après leur lecture, nos vies ne s’en trouvent en rien modifiées : pubards et banquiers y veillent d’ailleurs jalousement, en en faisant des films avec des vedettes, vedettes mises ensuite sur la couverture des livres, pour que l’on s’y mire comme dans un miroir de Dorian Gray. Nous ne sommes pas Angelo Pardi, nous sommes Olivier Martinez. L’ère des managers a fait des livres des choses apaisantes et rassérénantes, de jolis moments à passer (merci, d’ailleurs), des tours de manège à 20 euros, Space Mountain et iMAX Digital 3D pour confinés en pandémie, des trucs feel good — des pastilles pour la toux en somme.

Chaque rentrée littéraire est d’ailleurs un fantastique petit cabinet de curiosités.

Je ne parle pas de leur contenu, non : oh leur contenu aujourd’hui est terrible ! Bien souvent il est à l’image des âmes tourmentées qui les a fait naître, les Houellebecq, les Despentes, les Darrieusecq, les Nothomb, les Carrère ; c’est horrible, ce qu’on trouve dans les pages de nos livres : clochardisations, viols, maltraitances d’enfants, récits d’hospitalisations, incestes et manipulations mentales, perversions en tous genres et de toutes époques, révélations dégueulasses sur nos célébrités, psychanalyses qui ont viré vinaigre, petites horreurs quotidiennes du coin de la rue, étranges bonniches kidnappeuses et destins de grands cinglés admirables et ténébreux (parfois un peu nazis).

Bien sûr, tous ne sont pas cauchemardesques. Il y en a pour tous les goûts. Chaque rentrée littéraire est d’ailleurs un fantastique petit cabinet de curiosités. On y trouve chaque fois son monstre, mais aussi son imbécile heureux, son pickpocket surgi de nulle part et une farandole de numéros sympathiques et bigarrés : le baroudeur retour d’Afrique, féroce infirme retour des pays chauds (j’en étais : mon seul succès !), le gosse de riche trouvant la vérité dans un ermitage, le premier roman du chanteur, le Pierrot dans la Lune, l’infirmière courage nettoyant ses bandelettes, l’historien Tournesol. Les bourgeois adorent ça ; pardon, les lecteurs adorent ça (pour les prolos, il y a la télé : ça leur suffit, paraît-il).

Si les livres n’étaient pas inoffensifs, on ne jouerait pas Les Misérables depuis dix ans dans les théâtres de Pékin.

Mais toutes ces dernières parutions — ces « offices » en forme de fournées ou de « charrettes », escaliers pour l’échafaud où seuls survivent ceux qui peuvent être utiles aux bourreaux — sont des divertissements, des fantaisies, des objets de décoration et d’accompagnement en vacances, pour se changer les idées, pour penser à autre chose ; ils nous font nous sentir mieux ou bien ils nous mettent « une claque », un « coup de poing » dans la gueule, comme des coachs d’aérobic, des ostéopathes de centre-ville ; peut-être qu’au fond, ce sont eux qui font que nous sommes dociles avec nos gardes-chiourme — après eux, nous sommes bien fatigués. Et de fait, ils ne font tomber aucun trône. Ils ne sont ni plus et ni moins opératoires qu’une pommade, une crème de nuit ou un somnifère : d’ailleurs souvent, auprès de nos lits, ces produits de seconde nécessité que sont les livres sont rangés au même endroit et utilisés successivement, avant d’aller dormir.

Si les livres n’étaient pas inoffensifs, on ne jouerait pas Les Misérables depuis dix ans dans les théâtres de Pékin, sans aucune conséquence pour la dictature chinoise ; les pubards et les banquiers qui nous gouvernent n’auraient pas le culot de citer systématiquement un vers de l’anarchiste anti-nucléaire René Char pour justifier leur dernière « initiative » de DRH. Si l’on prenait les livres au sérieux, on ne préparait pas l’entrée au Panthéon — au nom de la cause LGBTQ ! — d’Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, c’est-à-dire d’un adolescent violé sur la route par des soldats, vivant sa seule expérience homosexuelle comme une plongée dans l’autodestruction et les amours « dégoûtantes » (c’est lui qui parle), et le plus halluciné et le plus raffiné, mais aussi le plus malodorant, le plus violent des ivrognes de Saint-Germain-des-Prés qui, s’il apparaissait encore aujourd’hui, comme lors de ses dernières années de vie, ruminant dans sa pisse le long des grilles du jardin du Luxembourg, serait balancé aux flics par ceux qui veulent aujourd’hui le conduire de force dans le tombeau national, en haut de la rue Soufflot.

Festival littéraire : congrès de pharmaciens.

Les livres n’ont plus aucune influence sur nos vies, sinon à la marge, comme les films de cinéma, sur nos façons de nous fringuer, d’allumer nos clopes ou de penser à nos relations ratées et pourries. Ni sur celles de nos gens de lettres, d’ailleurs. Avez-vous remarqué que les plus sérieux de nos écrivains, les plus appliqués à leur travail (l’oncle Le Clezio, les demi-frères Michon et Bergounioux, et les mômes Enard, Vuillard, Quintane, Ferrari, pour ne citer que ceux que j’ai lu…) vivent comme en exil, glosant à part dans des colloques et des « ateliers du roman » sur des choses absconses et incompréhensibles ? Ils ont raison, au fond, puisque les livres ne nous font plus rien. Festival littéraire : congrès de pharmaciens.

Ce n’est pas la faute des livres eux-mêmes, peut-être. Mais de la sale habitude que nous avons prise de nous moquer des répercussions de nos actes ? Car s’il y a un mot qui résume bien l’époque, c’est peut-être : l’INCONSÉQUENCE. Ce n’est pas que plus rien n’a de sens, que plus rien n’a de valeur, que plus rien n’a d’autorité — mais que RIEN N’A DE SUITE.

La guerre est suspendue

À notre frère Joël Paparella


I

Nous dormons en plein jour.
Une grande palme strie le soleil sur notre vie abandonnée,
Sur notre chaise vide laissée sur la plage.
La maison n’a plus de fenêtres.
Les volets sont tombés et le sable a roulé jusqu’à nos pieds.
L’océan, là-bas, est incompréhensible
Et cruel comme un amour terminé,
Comme un corps qui se donne injustement à un autre corps.
L’attente n’est plus une attente, mais un silence.

Voici la guerre de nos vies suspendue.

Le canon de notre fusil est figé,
Éclatement ardent et accusateur
Nous laissant l’horrible chance d’un dernier regret.
Notre balle ne suit plus son trait.
L’énergie de l’assassin n’est pas tout d’un coup libérée.
La catastrophe est remise à plus tard, après un interlude.

Une fourmi avance sur la rampe de la balustrade.
Le rideau de la fenêtre bouge dans un courant d’air.
Une embellie blondit le monde entier, puis s’essouffle.

La longue journée s’étire

De la confusion du réveil à l’évanouissement de minuit,
Sans varier, sans moduler sa longue phrase de flûte un peu fausse.

Et l’on voudrait faire de la philosophie avec cela :
Haut les mains, il est l’heure de penser !
Mais que faisions-nous avant, sinon déjà penser
Avec nos mains,
Avec nos tâtonnements dans le brouillard,
Avec notre faim,
Éclairés seulement par une pauvre bougie perçant l’heure jaune et confuse,
La seconde où dans l’éblouissement de midi
Les doigts tombaient sur une forme complexe ?
Nous pensions, déjà — nous ne cessons jamais.
Seulement nous l’avions peut-être oublié, dans le feu du combat.

Or désormais la guerre est suspendue :
Nous écoutons sa plainte à la radio,
L’oreille collée au transistor qui ne transmet plus rien.


II

Désormais nous avalons nos pensées comme l’eau des fontaines,
Poursuivis par la soif.
Des jours s’accumulant, nous sentons les brûlures.
— Mais tout se guérit, tous les feux s’éteignent toujours.
Pourtant, le monde part dans l’autre sens
Et nous restons sur le chemin,
À reculons ou en avant,
Impossible de le savoir,
Renonçant à craindre l’arrivée prochaine de l’orage,
Des grandes maladies,
Des cavaliers du désastre,
Des eaux noires, avaleuses et broyeuses.

Le temps tourne sur lui-même,
Toupie, hypnose, théâtre,
Annoncé au tambour tous les soirs à huit heures
Et reconduit à jamais.

Des vies disparues
Il ne nous reste rien, sinon quelques traces,
Une géométrie de pierres au sol dans les hautes herbes,
Parfois un fronton dressé devant nous,
L’encadrement d’une fenêtre, blanche comme un os,
Ne donnant plus que sur le mur bleu roi du grand large,
Une photographie dans un tiroir,
Des dieux dentus et emplumés,
Des nudités barbues et terribles,
Des chevaux à tête d’homme,
Des fleurs, des sabres, des coulures de sang,
Un homme déganté regardant sa vie perdue,
Une femme se caressant le bras dans une pensée sans importance,
Des formes de hiboux, de bœufs, de chats,
D’étranges séductrices surgissant nues et chevelues des vagues,
Vertes avec des yeux d’ivoire,
Des ombres.

Désormais les morts ne sont plus que des songes,
Des images punaisées sur nos murs.
Dans des fumées nous croyons deviner des vies,
Des fragments — rien d’intègre.
Mais nous oublions que se trouvaient là
La grandeur,
L’honneur d’avoir été vivant,
Les amours dévoreuses et cruelles,
Les immenses folies exemplaires de nos ancêtres.

Convaincus par la banque et la chiourme
Que le destin ne nous concerne plus,
Nous errons dans nos appartements immobiles.
Maintenant que la guerre de nos vies est suspendue,
Ne nous importe plus que notre chambre,
Que le périmètre de notre lit défait,
Que la tribu de nos voisins.
— Et tout cela grandissant, poussant en nous comme des colères.

Aujourd’hui que des haut-parleurs nous informent,
— Eux seuls paraît-il nous révélant les mystères —,
Le souffle de l’humanité nous contourne à peine
Et l’avenir appartient à nos geôliers.

Paix immobile et vide
Juste avant le verdict.

Paix des prisonniers.


III

Au monastère d’avril,
L’heure tourne dans des assiettes sorties et rangées,
Et des paquets et de l’eau,
Dans des tables faites puis défaites,
Sur les bancs des dormeurs,
Derrière les passants de nos insomnies.
Entre les mâtines et les vêpres,
Les toits dorment, les ruelles montent vers les déserts.
Sur la bosse de la colline,
Le vent plie les hommes et dégage la couche ronde dans les herbes.
Mais personne ne vient plus.

Ici, le ciel se tait.

À bien regarder, je crois renaître chaque jour —
Chaque jour plus étourdi et plus grave,
Seul et assis,
Tout enchanté de vieillir.

Et puis enfin l’été s’impose.
L’été rouge, l’été des clameurs,
L’été qui nous dévore depuis des années,
L’été des jambes courant sur les routes, des mains nues,
Des foules au pied des citadelles,
Des fuites héroïques à travers les montagnes,
L’été des révoltes et des libérations,
Des montres écrasées sous le talon,
Des cellules ouvertes d’un coup de pied sur la rue,
De la foudre, des étoiles sidérantes,
Du ciel enfin débarrassé des nuages des dieux,
L’été de toutes les autres vies,
Des départs définitifs.

Le temps s’ouvre comme un fruit mûr fendu en deux,
La roue de l’infini se remet à tourner.

Caché depuis trop longtemps
Dans les plis de la robe des commanderies,
Je pars.
Je descends vers la mer.
J’emprunte le chemin du milieu,
La route des exodes et des apparitions.

Des prieurés sombrent dans les ornières.
Les hautes prairies s’immergent lentement dans l’absence.
L’ombre s’enjambe.

Au sommet de la dernière pente,
Le soleil déroule dans la plaine et au-delà
Les ondes des collines se succédant jusqu’à l’horizon,
Comme les méplats d’un drap frais qu’on déplie et qui claque.

Une corde de guitare est pincée. C’est la fin de la sécheresse.

La mer commune est là,
Terrible libératrice, bouche avide,
Inchangée depuis des millénaires,
Dans la forme d’un fossile trouvé,
Dans l’escargot des remparts,
Plus haute et plus heureuse,
Que l’accablement du pèlerin.

La guerre de nos vies,
Répétition des jours, monotonie des nuits,
Entre d’un coup dans le silence et bascule,
Comme le monde soudain se tait
Lorsque le plongeur sautant du ponton
Entre dans l’eau où brille une monnaie
Et remonte le poing levé brillant comme la gloire.

Après tout, le diable a toujours raison.
Le grand soleil se découvre au bout d’une leçon de ténèbres.

Printemps, été, automne 2020


Éloge de la grève

« Éloge de la grève », Seuil / Don Quichotte, 160 pages, 12€. Sortie le 3 septembre 2020.

Je n’ai pas de chat possessif à filmer, pas de copains dans le showbiz pour me recommander ; je ne me suis infiltré nulle part, ni rien fait en loucedé ; il n’y a dans mon livre ni scoop ni décryptage, aucun thérapie par le yoga ou les électrochocs ; je n’ai plus d’amis journalistes, tous fâchés à mort ou barbouillés par ma présence ; je n’irai pas à la télé — mais j’ai écrit cela, répondant à une commande, reprenant un vieux dessin.

Ainsi donc, mon Éloge de la grève est en librairie désormais.

J’ai travaillé seul et confiné, en me marrant, comme face à la mer, avec du style, la porte ouverte sur le grand large ; j’ai voulu mettre le feu au sein des foules sentimentales, allumer la mèche d’une guirlande de pétards dans les jambes des flics et des ministres.

J’ai plaidé à l’ancienne, voulant faire enrager les cœurs, déclamer les muets et me dévouer « à l’esprit des pauvres, à un très haut clergé », ainsi que notre frère Arthur Rimbaud le fit jadis.

Vous le verrez peut-être en librairie. Ouvrez-le. Si ça sent la poudre, tant mieux.

Écrit du bord de la route

Charlie Chaplin dans The Vagabond, Mutual Films (1916).

J’affirme que l’espèce humaine est un peuple. Je suis républicain, socialiste et athée. Mais à mon grand regret, de nombreux partisans de l’universalisme comme moi se sont aujourd’hui embourbés dans les sables mouvants de la paranoïa.

Encore une fois, je me suis trompé de pronostic. Comme lors du coup de force médiatico-judiciaire contre la France insoumise il y a deux ans, j’ai cru cette fois encore que la victime ne se retrouverait pas en position d’accusée, par la vertu tordue d’un débat public impossible. Or les minauderies de certains amis après l’ignoble agression publique de la députée Danièle Obono par un hebdomadaire d’extrême-droite (un tabloïd raciste d’ailleurs étonnamment normalisé dans un pays aussi politique que le nôtre) m’ont une fois de plus démontré mon erreur.

J’ai cru que nous en sortirions réconciliés, ne serait-ce qu’un peu. Et vaccinés contre les grandes bouches à feu, les ligueurs, les tartarins de plateau télé, les moulineurs de bras. Mais une fois la condamnation de principe énoncée, on a retourné le canon dans l’autre sens. Pour moi, l’abjection de Valeurs actuelles était évidemment l’ultime épisode d’une suite de calomnies, d’exagérations de chaisière, de divagations et d’accusations par association que je croyais cantonnées aux adversaires classiques de la gauche : contre-révolutionnaires, droitards, bigots. Mais à la faveur de cette déjection, des objections sont venues aussi de la famille se réclamant de l’humanisme philosophique, une famille de pensée à laquelle j’appartiens depuis toujours, et dans laquelle je mourrai. Une fois de plus, je me retrouve sur le bord de la route.

Les Français, comme d’autres peuples, devront faire face au fait colonial.

Alors voici ce que je dis. Que cela plaise ou non, les Français, comme d’autres peuples, devront faire face au fait colonial. Ses désastres et ses effets. Ses survivances et ses éclats. Or en l’état, étant donné l’époque, l’académisme républicain ne parvient pas à y faire face. Incanter l’universalisme ne mène nulle part : trop courte, déglinguée par quelques médiocres, cette doctrine n’est plus opérante — ou du moins pas assez pour cimenter la nation. Qu’on le regrette ou non, c’est ainsi — c’était aussi le cas, à gauche, s’agissant des questions écologiques voici quelques années pas si lointaines ; pas de quoi, à mon sens, filer l’affolement cardiaque.

Et que certains en tirent des doctrines essentialistes ne signifie pas que l’essentialisme soit la seule issue pour y répondre. Ni que — absurdité dernière ! — le mouvement insoumis auquel appartient Danièle Obono, et surtout son patron, Jean-Luc Mélenchon, y souscrivent. Pourquoi le dire et le faire croire ?

Quant à moi, j’ai eu ma part de conflits et de défaites amères face aux tenants de la critique dite « décoloniale » de la République. Je m’oppose ouvertement à sa frange la plus radicale ; à ses chantages, à ses provocations, à sa mauvaise foi ou, parfois, à son mépris de la culture et de l’histoire occidentales, qui ne sont pas réductibles à de juvéniles interprétations morales.

Je ne suis l’avocat de personne ; on connaît mes préférences politiques ; ayant des amis communs, j’ai croisé Danièle Obono de loin, lui ai fait une ou deux fois un signe amical, et je suis avec intérêt, par les médias, son travail de parlementaire. Je suis certain qu’une conversation entre nous révélerait de nombreux sujets d’accord et d’instruction, mais aussi quelques désaccords, quelques approches différentes, du fait de nos tempéraments, de nos générations, de nos lectures, de nos parcours. La vie de l’esprit, quoi.

Comment pourrait-il en être autrement, si l’on tient vraiment à refonder une nation malade et errante, comme la France l’est aujourd’hui ?

Or j’affirme qu’ignorer ses travaux, déformer ses points de vue, négliger son identité et son expérience, l’amalgamer à d’autres, la confondre dans un grand flou catégoriel, c’est ajouter le mépris à l’injure. Ce n’est digne ni de la République ni de l’humanisme. J’affirme qu’il existe, dans la mouvance dite « décoloniale » des interrogations, des concepts, des constats, des rapprochements, des développements discursifs qui méritent grandement d’être entendus, intégrés, sincèrement acceptés. Cette drôle d’école de pensée est du reste très diverse, aux courants antagonistes, peu stable et encore en construction, traversée de contradictions, de folkore, d’impasses et de grandes avenues lumineuses parfois : la qualifier de « doctrine » serait pour le moins fumeux.

Mais au lieu de la repeindre en Saturne dévoreur d’enfants, je demande de lui appliquer au moins ce qui est le meilleur du Vieux Monde : l’esprit d’examen. Comment pourrait-il en être autrement, si l’on tient vraiment à refonder une nation malade et errante, comme la France l’est aujourd’hui ? Comment pourrait-il en être autrement, si nos institutions à refonder ne veulent pas être condamnées à la sclérose dès leur naissance ? Comment pourrait-il en être autrement si l’on se prétend universaliste, et donc capable de maintenir cohérente l’idée d’un préférable absolu comme l’unité du genre humain, en dépit de toutes les objections philosophiques ou historiques ?

« Rien n’est vrai qui force à exclure », nous a prévenu le grand Albert Camus, qui a vécu dans la profondeur de sa chair le fait colonial, ses injustices, ses points aveugles, ses contradictions, ses paradoxes, ses victimes perdues — sa tragédie, blessante et éblouissante. Alors de grâce, mes amis fâchés, évitons le don-quichottisme républicain, donnant l’assaut à des moulins à vent pris pour des chevaliers mauresques. Réfutez, mais réfutez juste. Contestez, mais contestez droit. Bataillez, mais contre vos adversaires : ceux qui détruisent l’État.

Et laissez Danièle Obono tranquille.

Temps perdu

Ancienne épicerie, Arles (France), août 2019.

Automne 2019

Je suis né au plus fort de la guerre du Vietnam.

Cette affirmation seule suffit à me faire légèrement dérailler. Car je viens d’un monde disparu ; il faut en convenir, une fois pour toutes.

Longtemps, j’ai cru pouvoir maintenir brûlantes quelques braises dans le présent, mais non ; le temps ne m’appartient plus. M’arrêter de force n’a pas marqué la frontière entre un avant et un après, mais entre le temps du sommeil et celui de l’hypnose.

Je ne suis pas sur le départ, le monde est parti dans mon dos.

Et je cherche encore des éclats du paradis dans la caverne.