Sanctuaire

Dans le train abandonné de l’ancien président Jafaar Nimeiry, Khartoum (Soudan), mars 2020.

J’extrais du chaos qui passe une forme qui dure.

Le monde est une énigme pour qui exige des réponses. Mais nous autres les humains sommes de bien curieuses créatures : seuls au monde à pouvoir toucher l’absence, nous nourrissons l’esprit par la main et la main par l’esprit. Ainsi, nous caressons les choses que nous trouvons belles : la joue d’une petite Aphrodite, l’épaule d’un cavalier de bronze, le visage fuyant d’une photographie, la dépouille effondrée d’un mur, le dessin de nos pères, une margelle de marbre, une tunique plissée tombant sur une sandale, une porte fermée sur la disparition.

Et ces choses pourtant mystérieuses, pourtant fragmentaires, incomplètes et lointaines, sont d’un coup comme des preuves ; elles marquent la fin de nos raisonnements. Nous nous arrêtons là et le monde existe soudain, dans l’envers et l’endroit de la lumière.

Mais puisque la matière disparaît avec le temps et que nous ne pouvons plus approcher ce qui a disparu que du bout des phalanges, comment espérons-nous retrouver les traces des choses immatérielles, entendre les confidences et revoir les gestes des morts ?

Par la voix, la voix seule, le récit tout haut. —Tel est le seul et dernier refuge des morts et de leur génie.

Mexico City

Devant les bureaux du candidat Lopez Obrador, Mexico City (Mexique), novembre 2018.

C’est dans un climat de surréalisme quotidien, presque ordinaire, que j’ai assisté à un événement politique de première importance : l’investiture du président mexicain Andrés Manuel López Obrador. Du coup, les images ramenées sont bizarres.

Quelque chose cloche dans mes photographies de Mexico. On les dirait trempées dans un sirop de prune, teintée d’un rosâtre général, accentuant les noirs, rosissant les blancs. A mon retour à Paris, je les feuillette et je me rends à l’évidence. Ce jour-là, ce jour que j’ai photographié, on pouvait voir passer distinctement les avions devant les spectres gigantesques du Iztaccíhuatl et du Popocatepetl : les grandes urnes enneigées cernant la ville brûlaient sur leurs pentes une douce lumière rousse et précise, une couleur de flamme, dans le lointain pour une fois tangible. La brume acide, le sfumato qui d’habitude efface ici tous les angles, s’était dissous. Le ciel était vide. On voyait clair. Une joaillerie de crépuscule couronnait la longue façade du palais présidentiel. C’était un jour cristallin, avec un soleil tranchant comme du verre. L’air était nouveau. On respirait mieux.

Mais aujourd’hui, de retour en France, il ne me reste plus que des aplats de rose et de noir. Des peaux bronzées, des visages du Grand Siècle, des yeux en amande, des chapeaux de paille, des moustaches, des joues grêlées, des ventres ronds, des mains fortes, certes ; mais tout cela noyé dans le contraste et comme plongé dans une aurore de montagne.

Dubitatif, j’ouvre les journaux pour y trouver d’autres images prise ce jour-là. Là aussi, tout est rosâtre. L’ombre est impénétrable, la lumière est pâle, presque funèbre, mais fleurie. On croirait que tout est baigné de pourpre, dans un jus de violine, un monde nocturne, aubergine, vieille encre. Il faut rendre les armes. Ce n’est pas moi, c’est le Mexique qui est comme ça.

Ce que j’ai vu, c’est la perpétuelle et charmante hallucination mexicaine, révélant en même temps l’envers et l’endroit du monde.

Tout est double ici. Les choses, naïves, et leurs songes, obscurs, se superposent. On vit à la fois dans la réalité brute et dans son contraire. Les yeux de l’univers louchent, comme, à travers l’œilleton de l’appareil, le vertige d’une mise au point difficile. Le réel renaît tous les matins comme une image en double exposition se révélant peu à peu dans son bain chimique et qu’il faut figer au fixateur juste au bon moment, à la bonne seconde. C’est un cauchemar et un éveil à la fois. Un paradoxe, une fois pour toutes, comme règle commune.

Je garde donc de ces deux semaines passées à Mexico le souvenir d’avoir été roulé par des génies. De vraies génies, des créatures de fable, invisibles et fictives, mais pourtant plus puissantes que n’importe quel homme, des démons que je n’ai pas vus mais qui m’ont à l’évidence possédés et m’accompagnent, comme une fièvre endormie. Inoculé malgré moi, je suis devenu un diable. Je suis rentré au Mexique comme dans un sort ou une malédiction et j’en suis ressorti fier et déniaisé, vêtu de la tunique de Socrate revenant, songeur, de la chambre de Diotime. J’ai vu.

Ce que j’ai vu, c’est la perpétuelle et charmante hallucination mexicaine, révélant en même temps l’envers et l’endroit du monde. Un vertige plus juste, plus précis que le réel. Grouillant de fleurs, d’armes à feu et de livres.

Derrière tous les visages, des crânes. Derrière l’amour, l’abandon. Derrière la joie, l’exil. Derrière l’ordre du cosmos, la folie. Cette teinte sur mes photographies, ce rose et noir, c’est cela : la vie et la mort, le jour et la nuit, les paumes des écolières et l’œil des chevaux, la mère et l’assassin. Cette lumière dévoile simplement l’envers du monde, sa face sourde, présente partout, en surimpression de tout — en tout cas ici, à Mexico.

Devant les bureaux du candidat Lopez Obrador, Mexico, 1er décembre 2018.
>> Toute la série peut être vue ici.

Inconséquence du showbiz

salle-theatre

J’ai passé une mauvaise journée, hier. Une journée de reclus, d’assiégé, repoussant les amis se présentant à ma porte, bombardant de boules de neige les fâcheux qui croisaient dans mes parages.

Je n’avais pas envie d’entendre les bardes s’étant présentés sur la place du village, avec des chansons qu’ils croyaient toutes neuves, mais que je connais trop bien.

Or, successivement, dans une belle ordonnance dont les directeurs des médias d’aujourd’hui ont le secret, faisant monter sur la scène leurs vedettes dans des costumes faisant croire au public qu’ils n’avaient jamais été là auparavant, l’ancien ministre Nicolas Hulot et le comédien Vincent Lindon ont fait valoir leur ordre du jour. Et beaucoup de mes amis d’applaudir, de féliciter le rhéteur et l’artiste, de faire des serments et des citations, battant des mains parce qu’enfin, dans notre époque étouffante, des grands quelqu’un parlaient pour eux et disaient les choses qu’il fallait.

Mais admettons que je suis grognon, pas à la mode et tout ce qu’on voudra, et qu’on pouvait y piocher quelques oracles de fortune cookie

Passons sur le fait que, pour l’un, il s’agissait d’un insupportable catalogue des vents. D’un alignement d’une centaine de poncifs, trempés dans un vocabulaire managérial que, personnellement, j’exècre comme s’il s’agissait de la langue même du démon. S’y étaient également faufilées deux ou trois petites horreurs démagogiques, notamment sur la globalisation de la vertu et l’urgence, bien sûr, de s’émanciper des politiques partisanes — on connaît la chanson. Mais admettons que je suis grognon, pas à la mode et tout ce qu’on voudra, et qu’on pouvait y piocher quelques oracles de fortune cookie, donnant de la couleur à la garden-party. Quelques mots, pourtant. On aura ici l’outrecuidance de rappeler le palmarès du chanteur : animateur de télé, sportif multi-activités de TF1, entrepreneur de shampooing, auteur de brochures à grosses ventes, millionnaire, ancien ministre souriant du victorieux et désastreux président Emmanuel Macron — notre Donald Trump à nous, proconsul juvénile et instable de notre lointaine province d’empire —, proclamateur complice des ordonnances sur le Code du Travail ou la loi Asile Immigration, ainsi que de toutes les autres horreurs et humiliations validées par lui jusqu’à sa démission.

Pour l’autre, il s’agissait d’une drôle de confession, le nouveau moment poignant d’un comédien dont on n’a jamais bien su où il se trouvait réellement, une panouille engagée dira-t-on, pour épater positivement le public et livrer, je veux bien le croire, son cœur mis à nu, après quelques films qui l’auraient réveillé. Soit. Son propos n’avait rien de bien extraordinaire, pour ceux qui suivent avec un peu d’attention la vie politique française, mais disons que les bases étaient là, maniérées et candides. Mais on aura quand même, en passant, la même outrecuidance pour le palmarès de celui-là, parce que c’est utile pour « bâtir la confiance » (c’est la mode managériale ; on le voit : j’essaye, malgré mon âge, de rester dans le coup), en rappelant son engagement politique bien antérieur à son épiphanie, vécue comme si de rien n’était en une de Médiapart, sous le ravissant déguisement de « voix citoyenne ordinaire » soudain levée, dans les premières tiédeurs de ce drôle de printemps 2020 : amitié profonde avec François Bayrou, soutien affiché de son MoDem, millionnaire lui aussi, puis satellite un peu complexé des vainqueurs des présidentielles suivantes, Nicolas Sarkozy, François Hollande puis Emmanuel Macron, copain chéri de Rachida Dati, la brute politique qui règne sur la mairie du 7ème arrondissement de Paris.

Mais, oui, passons.

Les trouvailles dont ils ont truffé ces appels ne sont pas nouvelles. Cela fait des années que de pauvres militants les portent à bout de bras, sous les ricanements et les jets d’épluchures des plateaux de télévision…

Ce qui me turlupine, pour ma part, ce n’est pas leur capacité à opérer en eux-mêmes et pour eux-mêmes une conversion. Cela, je l’ai fait moi-même. Je connais, j’encourage et j’approuve. Ce sont deux choses bien différentes, loin des méfiances entre personnes, deux objections très politiques que j’ai à leur faire — à l’un, à l’autre et à tous ceux qui ont entendu leurs appels.

D’une part, les trouvailles dont ils ont truffé ces appels ne sont pas nouvelles. Cela fait des années que de pauvres militants les portent à bout de bras, sous les ricanements et les jets d’épluchures des plateaux de télévision, de leurs copains et de leurs appuis. Les plus sérieuses, les plus charpentées, notamment celles prônées par Vincent Lindon, sont d’ailleurs portées, sous une pluie de calomnies, de mensonges, de coups bas, de méchancetés, par Jean-Luc Mélenchon depuis bientôt vingt ans et par son mouvement La France insoumise depuis 2016. Mais alors, elles ne trouvaient pas le chemin des oreilles qu’elles ont enchantées hier. J’attends donc les explications de ceux qui étaient sourds et qui, tout d’un coup, ont entendu. Et que l’on ne vienne pas me dire que tout n’était finalement qu’une question de casting : une élection présidentielle n’est pas un concours de Mister France. Mais du coup, je préfère leur donner rendez-vous à la prochaine élection présidentielle pour savoir si, oui ou non, ils seront aussi inconséquents qu’ils l’ont été, pour notre malheur, en mai 2017. Car tel est l’enjeu. En attendant, je ne paye pas ma place pour leur spectacle.

Ce qui m’amène à ma deuxième objection. Je recommande à mes amis, et en l’occurrence à mes proches amis, la plus extrême prudence envers le show-business et ses engagements. Notre époque est empoisonnée de spectacle, de starlettes, de gommeux célèbres, de génies éphémères, d’icônes et de gladiateurs. Mais partout où le vedettariat s’est penché sur le bon peuple, le désastre a été patent. Bepe Grillo est un histrion. Le président ukrainien, un ectoplasme. Donald Trump, une catastrophe. Or tous sont des créatures du showbiz, tous ont promis autre chose, une autre époque, d’autres façons, pour révéler en fin de compte leur vraie nature et leur vrai pouvoir : celui de brasser du vent et d’empuantir l’atmosphère. Car le lieu par eux investi — les affaires publiques, au cœur d’une crise extrêmement grave de l’Occident et des systèmes démocratiques — n’est pas de leur ressort et ne doit pas l’être ; ce serait alors livrer nos nations et nos existences à tout ce qui les dégrade aujourd’hui : l’émotion permanente, le critère de la popularité, la providence de l’individu, l’image souveraine, les amitiés souterraines, la légèreté bourgeoise. Bref, je n’ai aucune confiance dans le vedettariat artistique pour remplacer utilement le vedettariat financier ou technocratique.

Tout Hollywood et tout New York n’ont rien pu faire pour Hillary Clinton.

Et puis, soyons francs. Je pense vraiment qu’on néglige le niveau d’exaspération, ici bas, envers les créatures d’en haut, ministres, banquiers, chevaliers d’industrie, mais aussi vedettes et créatures audiovisuelles du même monde. À la fin, je suis certain qu’à force d’être humiliés par le showbiz, à force qu’on démontre à la télévision et au cinéma à quel point ils sont moches et bêtes ; à force d’être singés par des belles figures portant de fausses perruques, pétant à table et se tenant mal dans le monde ; à force d’être éborgnés, gazés, mutilés, incarcérés, expulsés, réduits à la misère sociale et au déclassement dans le silence des cœurs purs des premiers rôles ; à force d’être trahis par les faiseurs de promesses en l’air ou les pétitionnaires oublieux ; à force de n’avoir aucun recours pour obtenir justice, ni le vote, ni la presse, ni les arts, ni le tribunal, ni le syndicat, ni la manifestation, ni la pétition, ni le lieu de travail, les gens qui ne sont rien vont finir par trouver les moyens par eux-mêmes, de manière bien peu policée, de renverser une fois pour toutes les trônes, mais aussi leurs bouffons et tout l’orchestre. Tout Hollywood et tout New York n’ont rien pu faire pour Hillary Clinton.

Ne nous faisons aucune illusion : les jolies figures qui apparaissent dans nos écrans sont pour beaucoup profondément haïes, pour leurs ambiguïtés, pour leur frilosité — pour leur inconséquence. Ils ne nous montrent aucune voie, puisqu’ils sont eux-mêmes coincés dans une impasse et que c’est exactement cela qu’ils ont exprimé l’autre jour : ils agitent naïvement leur milieu, comme si celui-ci avait quelque velléité, un jour, de renoncer à son pouvoir.

Non, pour moi tout cela est mauvais signe, très mauvais signe. Je n’ai aucune confiance dans ces hommes. Qu’un animateur de télé et un comédien aient été les seules voix de quelque portée, dans ce moment épouvantable de notre existence, est pour moi l’indice que quelque chose cloche sérieusement dans mon pays. Je refuse pour ma part la dépolitisation des affaires publiques, comme le rappelait hier excellemment, à la hache à petit bois, mon ami Alexis Poulin. C’est le souhait, et le projet, de ceux qui nous tourmentent aujourd’hui : éliminer l’opposition politique, au profit d’une comédie du plaidoyer qu’on a beau jeu, ensuite, d’avoir simplement entendu.

Toutes les nouvelles sont fausses

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Soleil couchant sur la Digue de mer vu depuis une 2-CV, Camargue (France), août 2019.

Que de vérificateurs, d’examinateurs de dépouilles, de recoupeurs d’informations, de nos jours. Que de prophètes ayant vu le vrai soleil derrière le ciel. Ne les écoutez pas : ils sont tous myopes.

Une ancienne vérité dit que la réalité toute entière échappe à l’autopsie. Je la crois juste.

Mon métier, ou disons mon gagne-pain, consiste depuis vingt ans à recueillir des informations lointaines et en rendre compte à ceux qui parlent le français. Drôle d’habitude, pour une drôle d’époque — mais là n’est plus la question. Lorsque j’observe le monde désormais, j’ai beau assembler en moi les faits et les parages immédiats des événements, je dois avouer me trouver de plus en plus, chaque fois, devant des gestes obscurs et rituels, l’effet en surface d’un courant souterrain, surgi des profondeurs de l’histoire et des petites folies humaines. C’est ma leçon de ténèbres quotidienne.

Pire encore : plus je crois connaître un sujet, plus je m’efforce d’en écarter les informations les plus saillantes, les angles les plus tranchants ; c’est volontairement, par soif, par avidité de l’air du grand large, que je préfère désormais les ombres, les évocations, les rappels, les impressions floues et euphorisantes de l’ignorant — de celui qui regarde de loin, de très loin, avec le plus pauvre, le plus primitif des chagrins.

Un événement d’actualité ne passe jamais vraiment aux aveux.

« On ne peut, je crois, rien connaître par la science ; c’est un instrument trop exact et trop dur », écrivait à raison Jean Giono, mauvaise tête une fois de plus décisive. Il avait raison. Quel que que soit notre effort pour le dépouiller jusqu’à sa nudité la plus extrême, un événement d’actualité ne passe jamais vraiment aux aveux ; sa vraie nature est cachée quelque part derrière une fumeuse combinaison de faits, certes, mais surtout d’énigmes, de tourments, de désirs, d’incroyables divagations intimes et de larmes montées aux yeux pour nous seuls.

Voilà pourquoi, au fond, les chirurgiens de l’information peuvent toujours décortiquer les contenus suspects, comme disent ces démineurs balourds et mal outillés ; ils peuvent désassembler tout ce qu’ils veulent à l’écarteur et au scalpel, fact-checker et désintoxiquer sans prudence la parole de leur prochain, épiler tous les cactus : jamais ils ne rendent autre chose qu’un son de cloche fêlée, le charabia pète-sec d’un procès-verbal.

Mais de nous, rien ; de la profondeur inquiète de nos gestes, rien non plus.

Un écran n’est pas un miroir, c’est un trou.

Car avouons-le, après tout. Certes notre âge est celui du téléviseur et de tous ces rectangles hâves dans quoi nous croyons nous regarder nous-mêmes ; mais un écran n’est pas un miroir, c’est un trou.

Posons des questions graves : que vaut le témoignage d’une âme agitée, rencontre de hasard, de circonstance le plus souvent déplorable, devant l’objectif d’une caméra, le bonnet magnétique d’un micro, un journaliste venu d’ailleurs ? Il vaut ce que vaut cette relation un peu dégradée, bien que souvent tendre et confuse entre le journaliste et sa source. Or derrière chaque témoignage, combien de secrets ? Rien non plus ne permet de témoigner d’un événement auquel on assiste sans faire témoigner aussi nos yeux, notre ventre noué, notre désir soudain éveillé par trois fois rien, le soleil mandarine qui se couche le soir sur Khartoum, le ciel anthracite de Belfast, notre peur, notre orgueil aussi bien. Or derrière chaque affirmation savamment calculée, combien d’incertitudes ?

Acteurs de l’histoire ou témoins égarés, nos secrets et nos incertitudes sont des moteurs puissants de nos vies, de nos vies privées et politiques, de nos rengorgements de coq et de nos peines, de nos vies idiotes faisant parfois des idioties.

Les faits, les chiffres. On peut toujours mettre ces choses-là entre deux lames de microscope, mais que l’on ne s’étonne pas à la fin de ne rien comprendre à rien, de prendre la peau pour l’âme. « Le monde a mille tendresses dans lesquelles il faut se plier pour les comprendre avant de savoir ce que représente leur somme », ajoutait notre libérateur irascible de Manosque. Lequel s’emportait souvent le matin, racontent sa femme Elise et ses deux filles, incapable de lire sans colère plus que quelques lignes des journaux livrés au Paraïs.

Joseph et Teresa

Joseph et Teresa
À gauche : « Portrait de Joseph Roulin assis », Vincent Van Gogh, Arles, 1888 (Musée des Beaux-Arts de Boston). À droite : « La Condesa de Chinchón », Francisco Goya, Madrid, 1800 (Musée du Prado).

Prenons deux toiles de deux grands peintres et regardons-les. Un homme, une femme. Leur bouche est fermée, ils sont peints, ils sont assis face à nous. Ils nous montrent l’issue.

Tous les hommes sont des Joseph Roulin lorsque la volonté qui les pose sur une chaise est aussi ardente que celle de Van Gogh  ; toutes les femmes sont des comtesses de Chinchón sous la caresse d’une pitié comme celle de Goya.

Le tout est de savoir bien juger. Mobiliser cette ardeur, laisser libre cette pitié. L’équilibre est fragile.

D’abord, il faut savoir montrer l’endroit, le coussin bleu, la table verte, au minotaure d’Arles, et le convaincre de s’asseoir quelques heures, tandis qu’il ajuste sa casquette des Postes et lisse sa double barbe de silène ; il faut savoir faire le calme dans l’atelier de Madrid, pour que la demoiselle enceinte aux boucles rousses aie le loisir de se perdre dans d’indolentes pensées sans importance, de trois-quarts sur le beau fauteuil doré.

Et une fois assis, le miracle se produit. Soudain ce n’est plus un homme qui s’offre, ce n’est plus une femme rêvant là. Joseph et Teresa nous incarnent tous, par une drôle d’opération de l’esprit. Ils sont assis pour nous, ils nous accusent et nous absolvent en même temps dans leur immobilité. Tous les messies qu’on nous enverra ne pourront jamais être aussi proches de nous : chaque homme vivant et chaque femme vivante est leur pareil, leur face-à-face, leur interlocuteur secret — instruit, repentant et fier.

C’est très simple, vous voyez ; on apprend ce genre de choses dans la solitude : dans les affaires humaines, le regard est un dieu. Lui seul produit des miracles  — car le miracle ici ne dépend pas seulement de la sombre royauté du vieux postier d’Arles ou du tendre désarroi de Teresa de Borbón y Vallabriga, comtesse mélancolique  : il dépend de Vincent Van Gogh face à lui et de Francisco Goya face à elle. Ces hommes n’ont rien vu que la grandeur et c’est la grandeur qu’ils ont peints.

L’enseignement de cette histoire est redoutable. Lorsque le monde est affreux, nous sommes le dernier refuge.

Un mot sur la Terreur

Comité de Salut public

Je suis en train d’écrire un nouveau livre, dont la partie centrale se déroule de 1747 à 1817 et dont le cœur battant se serre au moment de l’an II. Du coup, je m’informe sur les aventures qu’ont vécu d’autres romanciers qui sont passés par là. Et je suis frustré, et dubitatif.

Écrivant moi-même ces temps-ci un roman se déroulant pendant la Révolution française, je suis obligé de me rendre à une évidence, en lisant ou en écoutant d’autres romanciers raconter leur propre traversée de cette époque. Notamment lorsqu’ils évoquent, dans leur œuvre, ce semestre magnétique qui va de l’hiver 1793 à l’été 1794 et qu’ils appellent « la Terreur » : ils ne parlent que d’eux-mêmes. Et pour beaucoup, à quelques exceptions près, malgré leur immense talent, il y a au préalable un tremblement frivole, une pose de bourgeois offusqué qui me dérange.

Un doigt imprécateur levé, ils parlent de l’effet de sidération du décompte des fournées de la guillotine ; ils tremblent devant ce qu’ils disent ne pas comprendre, parce que c’est trop dur ; et ils s’engouffrent dans leurs histoires avec la certitude qu’ils entrent là dans le noir, un noir de caverne ou de cachot, la taupinière macabre des Français, pour n’explorer, finalement, que leurs propres peurs refoulées, leurs fantasmagories d’enfant.

Or s’il y a bien un effet de sidération, c’est celui qui rive leurs regards aux Grands Comités, à leurs figures tutélaires, plutôt qu’à la grande roue qui broie les Français à l’époque sur son passage, et dans laquelle les protagonistes parisiens, coincés dans leur petit quartier qui va, en gros, de la place Maubert à la place de la Concorde, de Saint-Germain-des-Prés au Marais, ne sont que les agents d’une fourmilière privée de sommeil et obsédée par l’ordre législatif. C’est celui qui ne leur fait voir que le détail de la grande fresque, qui enferme leurs yeux. Or on ne voit rien à travers une loupe, sinon un fragment déformé, mouvant et incompréhensible.

Au lieu que, moi, comme romancier, j’entre dans mon histoire — l’incommunicable destin, scandaleux et terrible, de l’Arlésien Pierre-Antoine Antonelle — comme compagnon de route de mon personnage et non de son époque, et non comme une sorte de mémorialiste frissonnant encore des crimes de mes frères au moment de relater leurs vies.

Je ne vois rien de littéralement hors de portée dans ce « semestre terrible » comme se contente de l’appeler Antonelle trois ans plus tard…

Je le laisse faire, je regarde autour de moi, je regarde autour de lui. Je vois surtout l’infernale violence de l’époque, l’invasion, la duperie générale, la guerre entre voisins, la guerre partout, l’arrogance, l’imbécillité et la sauvagerie de l’ancien monde qui distille tous les poisons pour ne pas mourir, ce qui m’offre des échos étonnants avec l’époque actuelle. En conséquence, je ne vois rien de littéralement hors de portée dans ce « semestre terrible » comme se contente de l’appeler Antonelle trois ans plus tard, alors qu’il est emprisonné à Vendôme pour avoir trempé dans la Conjuration des Égaux de Gracchus Babeuf. Du reste, il se trouve là, en cellule, aux marches de l’échafaud, en compagnie précisément d’Amar, Vadier, Duplay père et fils, les logeurs de Robespierre, Drouet, des petits chefs sans-culotte, des Jacobins plus radicaux que lui et qui l’ont retrouvé dans la fumée de leurs pipes et partageant leur bière lorsqu’il s’est agi de tenter de redonner un peu d’honneur à une Révolution ensuquée dans les dîners de Jean-Lambert Tallien et les combines des Directeurs corrompus et incapables.

Du coup, j’en ressors abattu, rincé, épuisé par l’immense folie du temps, certes, mais comme un soldat retour du front, un brave caporal racontant pour ses amis l’incroyable aventure d’un lieutenant héroïque, triste et ébloui, me fichant complètement du qu’en-dira-t-on, plutôt que comme ce cœur pur souillé par les turpitudes immorales de ma parentèle, qui en fin de compte est une manière bien narcissique de mettre en lumière sa propre sensibilité, pour ne pas dire son sentimentalisme. Et de passer totalement à côté de son sujet, pas très loin certes, mais à côté, comme si ces romanciers n’avaient pas voulu, au nom de leur sidération, se compromettre. Mais par peur de quoi ?

Conversations avec personne

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L’histoire de l’écriture de mon dernier roman, qui paraît ce jeudi 3 octobre aux éditions Anamosa, porte aussi le récit de ces cinq dernières années de ma vie. Des années qui m’ont endurci, fait vieillir et poussé à rêver plus puissamment que jamais auparavant.

Le plein été est le bon moment pour faire le point. Les villes attendent. Les automobiles chuchotent. Les campagnes vrombissent d’insectes et de vies enfouies. Dans l’ombre, on peut penser en silence. On ne sort jamais indemne d’un mois d’août en Europe. Tout ce qu’il y a d’essentiel nous a été rappelé et c’est notre choix de nous en souvenir ou non.

Pour ma part, c’est ce que j’ai fait cet été, exilé deux semaines durant dans la cité d’Arles. J’étais un hussard réfugié sur les toits de cette citadelle oubliée, capitale de Jules César, refuge de têtes brûlées, de gougnafiers et de magiciennes, violenté par le mistral et un peuple de moustiques. Escargot d’or roulé dans le soleil de ma chère Provence, siégeant dans le creux d’un coude du Rhône, aux portes du grand désert ensorcelé de la Camargue. Labyrinthe de marécages et de salins débouchant sur la mer infinie, bleu roi, les rouleaux d’écume, la fraîcheur dangereuse et consolatrice de la Méditerranée. Désert peuplé par les spectres immobiles des petits minotaures noirs des manades, des bandes d’oiseaux mercenaires, des chevaux aux yeux de femme, errant dans des brousses poétiques de sables mouvants. On le voit, je suis envoûté par cette ville et son domaine.

A propos de mon dernier livre

Nous entrons désormais dans l’automne alors que paraît ce jeudi, aux éditions Anamosa, mon deuxième livre de l’année, mon quatrième livre en tout : Les Hommes du ministère, un étrange roman de 270 pages dont je voudrais rapidement raconter la genèse. Mais d’abord, disons que la chose est très belle et que j’en suis fier. Une Polaroïd prise dans un bar de Nakfa Street à Asmara, que le photographe Marco Barbon a bien voulu nous laisser utiliser, parle la même langue que moi. Voilà l’objet, élégant et grave, disais-je l’autre jour, grâce au travail de polisseuse de verres de Marie-Pierre Lajot et à la foi bagarreuse de Chloé Pathé. Qu’elles soient encore une fois remerciées ici.

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Ce roman et moi, nous avons une longue histoire affectueuse et de vieilles blessures. Je vais le regarder paraître comme un parent accompagne, pour son premier jour d’école, un enfant un peu singulier, avec ses drôles d’épis dans les cheveux.

J’ai l’habitude de dire qu’il contient tout ce que je n’ai pas dit dans Les Erythréens. Il est en effet composé d’une cuisine savante de confessions recueillies inutilement pendant des années, auprès d’exilés érythréens qui avaient fini par avoir confiance en moi, alors que j’avais déjà fait paraître mon livre et que je n’en finissais plus d’être empêtré dans leurs histoires. Des anciens fonctionnaires, des fils de commerçant, des prisonniers encore hallucinés. Ils m’ont tout raconté, au cours de conversations dont je ne devais rien faire, des conversations entre amis finalement, leur petite vie, leur ordinaire de petits bonhommes opprimés. Les lubies de leurs chefs. Leurs habitudes de bureau. Leurs craintes idiotes. Notre vie à tous, au fond. Là-bas et ici, il n’y a aucune raison pour que ce soit différent, après tout.

Genèse d’un « concept-album »

En partant m’installer, en 2013, comme correspondant de la presse française au Maroc, j’ai donc commencé à mettre en forme, avec eux, un roman sur l’exil, cet état de fait et ce sentiment qui me taraudent depuis mon adolescence, passée en partie très loin de chez moi, dans la Californie de Ronald Reagan. L’exil est depuis longtemps l’objet d’une attention particulière dans ma vie. C’est même lui, ses allers-retours, son terrifiant attrait, qui m’a conduit à lire des livres : d’abord le merveilleux Moby Dick, puis Noces et L’Eté d’Albert Camus ; puis à en écrire : d’abord Les Erythréens, puis Athènes ne donne rien et enfin Shiftas, paru en mars dernier. Seul et un peu désemparé pendant les premières semaines, je voulais me fabriquer un compagnon de voyage.

J’ai travaillé un an durant, laborieusement, sans notes, juste sur la base de mes souvenirs, avec ce qu’ils contiennent de fantasmes, d’exagérations, d’obsessions, d’amour de la fatalité. Devant mes yeux, au-dessus de mon bureau : A Love Supreme, l’album en forme de tables de la loi de John Coltrane, qui a présidé à mon effort. Je voulais la même liberté dans la progression, le même élan céleste, affranchi et un peu fou, apparemment désordonné, étourdissant.

Et en assemblant ces récits, je me suis rendu compte que nous étions tous, eux et nous, soumis aux mêmes courants souterrains : la marche martiale et souvent burlesque des puissants du moment, par laquelle nous sommes entraînés malgré nous. Et à la fin, l’évidence m’a sauté aux yeux : la jouissance du pouvoir, le goût du règne est de nos jours une passion bien médiocre. « Les grands de ce monde croient se draper dans la grandeur de l’histoire, est-il écrit quelque part dans le livre, quand en réalité ils sont empêtrés dans un fatras de courriers. » Et nous craignons bêtement des forces dérisoires, flics, présidents, ministres, grands quelqu’un et petites personnes. Il faut nous affranchir de tout cela. La grandeur n’est pas là, elle est dans l’héroïsme de ceux qui leur résistent, même silencieusement, même minablement.

Puis j’ai mis un point final à ce livre en rentrant en France, dans un appartement inhabité qu’on me sous-louait pour quelques semaines, avec une valise, des doutes inextricables, aucun projet et plus un euro en poche.

Itinéraire d’un manuscrit

A mon grand étonnement, dans les maisons d’édition, mes interlocuteurs habituels n’ont pas estimé que mon effort appelait le leur. En quelques semaines, je me suis donc retrouvé sans rien. Mais j’avais confiance. J’aimais ce récit et je trouvais injuste qu’on le dédaigne : même revenu en France, je portais encore mon exil et son enfant comme une curiosité qu’on ramène d’une équipée lointaine, un peu exalté par ce que je portais, malgré l’indifférence parisienne.

Et puis un jour, la demi-marquise d’une grande maison d’édition m’a fait des promesses, depuis son bureau de Saint-Germain-des-Prés. Elle m’a menti aussi, des mois durant. Elle m’a raconté n’importe quoi, comme on fait beaucoup dans ce milieu. Et puis enfin la vérité a éclaté : je pouvais ranger mon texte dans un quelconque placard, il ne paraîtrait pas chez elle. Plusieurs années durant, j’ai donc trimballé ce texte ici et là, le modifiant avec le temps, sans susciter beaucoup d’intérêt, au point que j’ai fini par renoncer. J’ai écrit Shiftas, j’ai signé un contrat pour sa parution, j’ai vécu six mois sous les injures et les mesquineries de mes chers confrères et mes chères consœurs après avoir rejoint la première équipe du Média, j’ai été durement blessé par la trahison de quelques imposteurs et je n’ai plus pensé à mes conversations avec les hommes du ministère.

Puis, comme un coup de pistolet dans une cathédrale, Chloé Pathé et Marie-Pierre Lajot ont demandé à lire ce texte. Malgré ma résignation, elles l’ont aimé, elles l’ont enrôlé, elles l’ont cajolé. Et le voici, cinq ans après que l’encre du point final eut séché sur la dernière page.

Mettre un disque

Se souvient-on encore de la sensation que procurait le geste de mettre un disque ? Le sortir de sa pochette délicatement, aviser l’étiquette centrale, poser la face A, placer le bras sur le ruban noir précédant la première piste ? Voilà ce que je ressens aujourd’hui.

Plus précisément : j’ai la sensation de lancer un phonographe dans un grand entrepôt abandonné, presque pour moi seul, ou alors pour quelques amis et des inconnus rencognés dans l’ombre. Car quand on est, comme moi, plus attiré par le monastère que le dîner en ville, faire paraître un livre dans la France d’aujourd’hui, un peu à contretemps de la carnavalesque rentrée littéraire, est un exercice de haute solitude, il faut le dire. Depuis les marges du marché, il est toujours difficile de regarder sans s’énerver la parade du succès, le goût du moment, les combines écœurantes d’un milieu peu accueillant pour les étrangers et les outsiders non générateurs de revenus, de contempler partout, et de force, les jeunes premiers taciturnes, les faux aventuriers et les starlettes ténébreuses des grandes maisons d’édition contant leurs enfances barbares ou leurs mariages stupides, quand on est soucieux d’autre chose, de la complainte des pauvres, du petit délire intérieur des âmes poétiques contemplant un paysage, de la médiocre folie du monde, des rêves dérisoires des subalternes et des idiots. On est condamnés à rester sur place, luttant un livre après l’autre pour raconter nos histoires à trois ou quatre groupuscules, sans beaucoup de réconfort. Mais heureux et joyeux d’avoir une fois de plus porté le grand exercice de l’écriture d’un livre à son terme, discrètement mégalomane, se disant que, même si personne ou presque ne le voit, on se bâtit un destin avec deux ou trois cents lecteurs si tout va bien, l’attention d’aucun jury et l’affection d’aucun roi.

Vous voilà prévenus. Je continuerai, en dépit de tout. Comme ce très romanesque Pierre-Antoine Antonelle qui occupe beaucoup de mes journées depuis cet été et dont je reparlerai ici le moment venu.

Éloge du démodé

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L’Union européenne est la pire ennemie de l’Europe. Voilà le rappel d’une forte vérité qui, aujourd’hui, peut difficilement sortir de la bouche de ces « jeunes » qui font les délices de nos managers.

La campagne pour les élections européennes a été, il faut le dire, assez lamentable. Honteusement déséquilibrée, empreinte d’une désolante sensiblerie, elle devrait déboucher dimanche sur un résultat que personne ne comprendra. Seuls m’ont consolé quelques francs-tireurs. Plutôt du côté des anciens et des vieux routards d’ailleurs, les plus jeunes étant souvent, sur le sujet, les plus conservateurs et les plus sentimentaux, ce qui souvent revient au même du reste. Ainsi je rappelle incidemment à mes cadets que le programme Erasmus, parangon paraît-il, a bien moins fait pour l’Europe que l’ordre cistercien, Don Juan d’Autriche ou le glorieux Club des Jacobins, pour ne citer qu’eux.

L’Union européenne, avatar raté d’une utopie défunte ?

Je pense à l’écrivain Régis Debray, par exemple, qui arpente le tout-Paris télévisuel depuis quelques semaines pour présenter, à un public incrédule et américanisé, son dernier contre-pied* : un éloge raisonné de Paul Valéry, académicien extralucide qui avait compris, dès 1945, que ce qui agite nos âmes pures aux mains sales dès qu’il s’agit d’Europe était ensablé depuis belle lurette. L’Union européenne, avatar raté d’une utopie moribonde ? J’aime voir les yeux ronds de ses interlocuteurs, ils me rappellent à quel point j’adore ceux qu’on appelle les vieux. Leur réputation n’est plus à faire, leur carrière arrivée à leur apogée, leur passé regardé avec distance et le présent engrangé avec gourmandise. Quel soulagement ! Quel poids en moins ! Et surtout quelle force de subversion, au fond !

Dans un autre ordre d’idées, je pense aussi à Jean-Luc Mélenchon et ses interventions magistrales devant les députés. Je sais bien que l’humeur la mieux partagée, dans la petite France des managers, est de détester cet homme d’État. Et puis je sais aussi que, lorsqu’on prononce son nom, il faut aussitôt ajouter : quoi que l’on pense de lui… C’est bien pratique, ça évite de l’écouter. Or, dès qu’il grimpe les marches du perchoir de l’Assemblée nationale, c’est un tort et un manquement grave à l’alimentation de la cervelle de ne pas faire attention à ce qu’il dit. J’invite d’ailleurs les incrédules à observer les visages désarmés sur les bancs du gouvernement, ainsi que ceux de ses collègues libéraux, lorsqu’il raisonne à coups de marteau contre leurs lubies absurdes. Ils n’ont, au fond, rien à dire. Ils attendent sagement d’oublier l’implacable ordre géométrique grâce auquel il a détricoté leurs certitudes.

La corruption, qui se manifeste pourtant sous nos yeux de mille manières et à laquelle nous ne savons plus donner son nom légitime de corruption…

Ainsi, l’autre jour, devant un hémicycle quasiment vide, il a déployé à l’équerre, et dans un français impeccable et flamboyant, sans notes s’il-vous-plaît, une démonstration parfaitement cohérente sur la signification politique de l’Etat tel qu’il a été conçu en France depuis Louis XI, puis affirmé dans sa forme la plus puissante par le soulèvement de la nation entre 1789 et 1794, l’indispensable présence des services publics du coin de la rue pour garantir la promesse du pacte « Liberté, égalité, fraternité » inscrit partout au fronton de nos administrations, la cohérence globale de la République, l’application au travail des fonctionnaires lorsqu’on ne fait pas d’eux des pions de DRH, la force motrice des idées en politique…

Et surtout : il a levé ce lièvre bien planqué dans les replis de la société française qu’est la corruption. Oui, la corruption, qui se manifeste pourtant sous nos yeux de mille manières et à laquelle nous ne savons plus donner son nom légitime de corruption. Mesdames, messieurs, un député français a lâché ce mot devant la représentation nationale… Et la représentation nationale a plongé le nez dans ses parapheurs.

Et puis un éloge des fonctionnaires à l’ère du tout-privé, du tout-yankee, du tout-auto-entrepreneur de son destin individuel : tout bonnement magistral, voilà ce que je dis. Je ne m’en remets pas.

Les armes intellectuelles étaient là, mais nous avons préféré autre chose.

Il faudra, si nous nous obstinons sur le chemin de la catastrophe, se rappeler que les armes intellectuelles étaient là, mais que nous avons préféré autre chose, nos farandoles de colocataires, nos épées de bois, les postures larmoyantes des antifascistes d’opérette, et puis les boogie-woogies de Johnny Juncker & The Commissionners.


* Régis Debray, « Un été avec Paul Valéry » (Éditions des Équateurs / Parallèles, avril 2019).

Système bloqué

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On croit rêver. Le dévissage vertical du président de la République de ce soir a été suivi, dans la foulée, par le dévissage latéral des commentateurs habituels. Rien à attendre, rien à faire. Le système est bloqué, par la faute d’un seul. C’est sidérant.

Au fond, les Gilets jaunes et leurs soutiens politiques sont les derniers signes de vie, de résistance à l’agonie, de protestation contre la souffrance, d’un pays constamment, incessamment maltraité. Tout le reste est ensablé dans la confusion, le mensonge et une sorte de méchanceté philosophique, qui considère que ce sont les humains qu’il faut réformer, pas les Etats. C’est pourquoi il me semble que le président de la République, ce soir, tente tout simplement d’asphyxier ce qui reste d’opposition, sous le poids du pouvoir démesuré que lui confère cette Ve République agonisante et toxique.

Nous avons eu affaire, une fois de plus, à la restitution frivole d’un séminaire de management.

On aurait pu faire au président Emmanuel Macron une suggestion venue du passé, suggestion soufflée par l’homme qui a voulu la Ve République, à laquelle il tient tant, un homme auquel il aimerait tant ressembler. Annonçant le référendum sur l’élection du Président au suffrage universel en 1962, Charles De Gaulle déclarait en effet, lors d’une conférence de presse : « Si votre réponse est ‘non’ (…) ou même si la majorité des ‘oui’ est faible, médiocre, aléatoire, il est bien évident que ma tâche sera terminée aussitôt et sans retour. Car que pourrai-je faire ensuite sans la confiance chaleureuse de la nation ? »

On aurait pu avoir l’honneur d’assister à un geste d’homme d’Etat, face à un pays en état d’insurrection permanente et de délitement méthodique. A la place nous avons eu affaire, une fois de plus, à la restitution frivole d’un séminaire de management.

Il s’agit donc, à partir d’aujourd’hui, de choisir de le suivre dans le vertige de l’étouffement, de passer le reste de nos vies sous chloroforme, ou de brasser encore plus l’air ambiant, d’ouvrir les fenêtres et les portes à coups de pied, de ne pas lâcher prise. Beaucoup de contre-pouvoirs ayant abdiqué, le Parlement étant étranglé, la rue, « le nombre écrasant et malpoli » comme je l’écrivais ailleurs, est devenu le seul contre-pouvoir significatif en France, aujourd’hui.

A ceux qui trouvent la situation inconvenante, je dis : il faut vouloir aussi les conséquences de ce que l’on veut, répétait De Gaulle, paraît-il. Vous avez voulu Macron ? Vous aurez aussi les Gilets jaunes.

La répression vue du télésiège

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D’une manière générale, il vaut mieux rester calme dans les moments critiques. On dit à bon droit que la colère, l’angoisse ou la panique ne servent à rien. Voilà pourquoi je m’efforce d’être mesuré aujourd’hui. Même pour sonner l’alarme.

Nous sommes, en France, plongés dans une grave crise. Mais la désinvolture bourgeoise de l’époque, l’esthétisme gratuit et l’esprit de sérieux, la puérilité grandiloquente des grandes causes qui n’en sont pas, la masquent très habilement. Mais sans doute est-ce également une marque de la médiocrité de l’époque, qui fait que c’est un jeune homme rentré précipitamment de quelques jours au ski qui ordonne à son gouvernement fébrile de restreindre un peu plus les libertés civiles, dans un pays pourtant fondé sur elles. Le fait est que le moment est inquiétant.

On peut donc s’attendre bientôt, par exemple, à l’arrestation prochaine d’opposants politiques.

Jamais je n’aurais cru, dans ma vie, entendre un Premier ministre de la République française annoncer ce qu’Édouard Philippe a annoncé tout à l’heure. Et comme si l’instauration d’un État plus policier encore n’était pas suffisante pour nous stupéfier, pris dans les vapeurs psychotropiques de Donald Trump, il a claironné : « Nous avons organisé le plus grand débat que ce pays ait connu. Ce n’est pas un hasard si les casseurs se remobilisent alors que le débat est un succès. Ce que veulent ces gens, ce n’est pas le dialogue. Leur seule revendication, c’est la violence. » C’est moi qui souligne. A l’Ouest, au propre comme au figuré.

On peut donc s’attendre bientôt, par exemple, à l’arrestation prochaine d’opposants politiques. À l’organisation brutale de la censure. À la ruine financière de militants. Les droits que les Français se sont reconnus dans leur législation — car il est toujours bon de rappeler qu’un droit est toujours « reconnu », jamais « octroyé » — sont déjà amplement violés, et cela au nom de leur bien-être. Les trompettistes de la démocratie à tout bout-de-champ se comportent comme des caudillos. Des scènes hallucinantes ont lieu au Parlement. Les ministres se moquent du monde. Le durcissement autoritaire d’Emmanuel Macron et son équipée est évident, spectaculaire. Mais pourtant, on s’en réjouit.

La République est devenue floue. Chacun la sienne.

D’ailleurs, je ne sais pas ce qui est le plus stupéfiant dans le moment que nous traversons : l’arrogante légèreté du pouvoir, son divorce manifeste avec l’Etat, qui ne fait plus qu’obéir en silence, l’enracinement inexpugnable de la colère populaire, ou la tétanie des contre-pouvoirs. Plus rien n’a de réelle autorité, le décrochage est général : école, justice, police, armée, fisc, universitaires, journalistes, patrons, ingénieurs, intellectuels, artistes, plus personne n’a de prise sur le débat public. La République est devenue floue. Chacun la sienne.

Côté politique, l’hégémonie des partisans du pouvoir est imposée cyniquement. L’opposition de gauche est calomniée ou niée. L’extrême-droite est cajolée. Dans les médias, la protestation et le plaidoyer ne font plus que dégoûter tout le monde. Les ONG et la presse sont inopérants. Les institutions para-étatiques sont désarmées. C’est la glaciation.

Et pendant ce temps-là, le seul électorat mobilisé est celui de la bourgeoisie.

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