La petite civilisation de l’ONU

Le désaveu infligé à la Russie, aujourd’hui à l’Assemblée générale des Nations unies, après une semaine de sang, d’effroi, d’impuissance et de bêtise, m’a révélé quelques idées simples. Que la diplomatie pouvait être d’une puissance sous-estimée. Et qu’en France nous avons été indignes d’une nation civilisée.

Il y avait quelque chose de bouleversant et d’apaisant de voir, tout à l’heure à New York, le défilé des représentants des États membres de l’ONU devant l’Assemblée générale, tous ou presque exigeant de la Russie qu’elle respecte son voisin l’Ukraine, tous ou presque exigeant un programme unique : une désescalade de la guerre, un cessez-le-feu immédiat, un cycle de pourparlers.

Tout cela était articulé dans un jargon de diplomates, policé et corseté, au pied de l’immense mur d’or encadré de marbre vert et noir, frappé de l’insigne des Nations unies, qui borde l’East River, dans l’air froid de la climatisation, le crachotement et l’écho des petits micros pliables d’ambassadeurs patauds portant un badge autour du cou. Et c’était à la fois pathétique et civilisé, dramatique et tranquille — comme un moment digne et grave de notre Histoire, au fond, comme est l’Histoire moderne en tout cas, quand elle se déroule dans le cadre du droit, du protocole, d’une charte, d’un règlement, d’une entente mutuelle sur des règles communes.

Cela m’a rappelé, en vrac, que la diplomatie pouvait être un instrument d’une grande tenue et d’une grande puissance, que les sections parisiennes en 1792 défilèrent devant les députés de la Législative en criant Vive la loi !, que le nombre, en diplomatie comme dans la rue, est une force toujours sous-estimée. Et sur moi, cela a eu l’effet d’un baume, d’un élixir calmant mon écœurement devant l’incapacité que nous avons eue, en France, d’affronter la crise actuelle avec le respect de l’intelligence des mots et des idées, du passé et de l’avenir, le respect des vivants, des morts et des géographies qui font ordinairement la culture.

Comme d’habitude, toutes sortes d’images fausses, de crétins bavards, de bibelots sentimentaux et obscènes ont envahi nos médias.

Car ces derniers jours, le spectacle lamentable du débat public a été indigne d’une nation comme la nôtre. On a vu toutes sortes de vedettes faire assaut de sottises, de calomnies, de faux effarements, et même d’appels aux armes. Le gouvernement a été inconsistant et parfois burlesque ; le Président, narcissique et calculateur ; les poutiniens d’opérette de l’extrême-droite ont bafouillé leurs âneries réchauffées pour la circonstance, rajoutant tout de même pour l’occasion quelques êtres humains sur la liste de ceux qu’ils détestent et souhaitent faire souffrir : rien de nouveau, en somme. Et comme d’habitude en temps de guerre, toutes sortes d’images fausses, de lieux-communs, de crétins bavards, de bibelots sentimentaux ou obscènes ont envahi nos médias.

Et enfin hier à l’Assemblée nationale, les huées, les injures, les infamies (« cinquième colonne », « traître », « agents de Poutine »…) qui ont été jetées contre Jean-Luc Mélenchon — qui demandait lui aussi une désescalade de la guerre, un cessez-le-feu immédiat, un cycle de pourparlers —, ont achevé de déshonorer les bouches en cœur qui se prennent pour des justiciers, et qui prétendent nous représenter ou nous distraire. Que l’on me pardonne : je dis que l’on peut s’opposer en politique en respectant ses propres électeurs, les électeurs de ses adversaires, et la simple dignité civique, mais ce n’est manifestement pas l’avis des meilleurs d’entre nous.

Admettons que nous sommes un pays malade et que ceux qui gouvernent nos corps et nos esprits ont soif de violence. Il faut alors regarder ailleurs pour retrouver le goût de vivre.

Et justement : aujourd’hui, en regardant le débat à l’ONU, je me suis senti rassuré par le fait que des hommes et des femmes, paisiblement, ont pu s’inscrire sur une liste d’orateurs pour une session d’urgence ; qu’ils ont pu s’appliquer à écrire des discours au nom de leur patrie ; que timidement, la bouche sèche, impressionnés et craintifs, ou bien fiers et contenus, ils se sont avancés vers le podium et ont attendu qu’une présidence placide leur donne la parole ; que les îles Salomon ont pu tenir la tribune autant de longues minutes que les États-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie ; que les représentants des « grandes puissances », comme on dit, ont pu dérouler leur mauvaise foi sans être interrompus, tout en étant suivis par le démenti cinglant apporté, dans la foulée, par l’ambassadrice du Bhoutan. Je me suis senti, comme citoyen, grandi par cet événement ; et comme être humain, j’ai retrouvé un peu d’espoir, alors que la menace d’une guerre totale et annihilatrice, pour la première fois de ma vie, est une réalité.

Permettez-moi de faire comme le représentant de Saint-Vincent-et-les-Grenadines l’a fait cet après-midi.

Oui, la civilisation, c’est bien cela : ce sont de petits bonhommes, de petites bonnes femmes mandatés, courtois et disciplinés, trottinant sur la moquette et grimpant à la tribune de l’ONU, parlant aux Russes, parlant aux Américains, parlant en lisant un petit papier à la grande broyeuse tragique qui emporte le monde, pour dire leur point de vue, avec des mots que tout le monde peut comprendre. Cela peut paraître ennuyeux, oui, mais il est certain que la barbarie est de l’autre camp : le camp de ceux qui disent que négocier, c’est se soumettre, qui exigent plus de violence, plus d’armement, plus de soldats, sans jamais que l’on parle, sans jamais que l’on contredise les chefs, sans jamais que la petite musique parfois ridicule de la discussion ne vienne déranger les tirades inconséquentes de leurs forts-en-gueule.

Alors, permettez-moi de faire comme le représentant de Saint-Vincent-et-les-Grenadines l’a fait cet après-midi : oui, je l’assume, j’exige moi aussi une désescalade verbale et militaire, un cessez-le-feu immédiat, des négociations sans conditions. Et j’ajoute même ma touche personnelle : une paix durable pour une Ukraine libre et souveraine, et pour l’Europe entière, Russie comprise. Je l’exige, depuis la feuille blanche sur quoi j’écris. Je l’exige, et tant pis si cela ne sert à rien et que nos vedettes de la radiotélévision me traitent de capitulard : moi, avant que nous sombrions dans la nuit sans contrôle dans laquelle ils vont nous précipiter si l’on ne les contredit pas, je l’aurais exigé — si un jour on fait le compte de qui a fait quoi.

Je suis convaincu que ce n’est pas stérile ; du moins que ce pourrait ne pas l’être, si l’on respectait la petite civilisation montée et tenue debout, étrangement, par l’Organisation des Nations unies. Car à la fin, je l’avoue : la conclusion de cet après-midi historique à l’ONU m’a mis les larmes aux yeux, puisque j’ai vu, pour la première fois en une semaine de guerre, que cette haine barbare qui s’est déchaînée sur l’Ukraine pouvait être contrée. Les amis, le vote final a été la première défaite publique de la Russie.

L’agresseur a été condamné, démenti, rencogné en compagnie d’une poignée d’États parias perdus dans les fumées de leurs petits calculs, face à un salle entière lui disant qu’il était seul. Qu’il était seul, et qu’il avait tort. C’était terrible, et déstabilisant comme un espoir que l’on retrouve après l’avoir perdu. Comme l’a bellement et tristement soupiré l’historien François-Xavier Nérard aussitôt après le vote : « Pauvre Russie, par qui es-tu soutenue ? » Oui, par qui ? Et pour quelles stupides raisons ? L’écrasante majorité de l’humanité, réunie en nations, l’a désavouée publiquement, les yeux dans les yeux. Sans verser une goutte de sang. Avec de petits papiers pliés en quatre, aussitôt remis dans la poche, et un scrutin à main levée. Quelle folie ! Quelle victoire beaucoup plus grande, beaucoup plus importante, beaucoup plus significative que celles où l’on compte les cadavres !