Ferdinand nous attend

Ferdinand Guillemardet, ambassadeur de France en Espagne, Francisco Goya, 1798 (Musée du Louvre, Paris).

L’époque est tellement affreuse, la parole publique tellement dévastée que je ne vois pas quoi ajouter. Sinon peut-être des bribes de songes, des fumées psychotropes pour nous conduire, comme Virgile conduit Dante, dans notre petit enfer intérieur où le monde est tellement plus intéressant.

Ferdinand Guillemardet nous attend tout au bout. Il est assis dans son grand cadre de bois, retourné vers nous, dans une étrange contorsion de son corps, sur le mur du fond de la Galerie du bord de l’eau, un cul-de-sac du Louvre. Il semble assis à la table nappée de dentelles sur quoi trône son beau chapeau noir à plumet tricolore, et que nous l’ayons surpris dans son exil espagnol, comme pivotant sur sa longue écharpe de soie bleu blanc rouge à pompons dorés d’ambassadeur de la République française, cette sœur à problèmes de l’Europe, indisciplinée, agressive, péremptoire et géniale, patrie des lois avancées, des coups de pied au cul du trône renversé.

Mais tout le monde ici se moque de sa présence, de ses yeux ronds lancés vers nous. Les visiteurs du Louvre sont parfaitement indifférents à la beauté des épais coups de pinceaux qui ont fabriqué cette créature, à l’omniprésence du bleu blanc rouge, à la vérité, à la tâche de peinture blanche qu’un imbécile, ou que Goya lui-même, a fait en bas à droite, dans le brun de l’ombre. Ici, c’est un cul-de-sac, le bout du bout du musée, par où l’on accède à plus rien qu’à Ferdinand Guillemardet nous regardant, avec ses petites bottines pointues et sa main repliée bizarrement sur sa cuisse. Ils arrivent, lèvent le nez, cherchent une issue et font demi-tour : l’escalier est derrière, un peu caché.

Car outre ces fous de Français, il aimait aussi les femmes tristes, les hommes seuls, les imbéciles, les petits gros, les dames un peu vilaines mais fières d’être assise dans le beau fauteuil du peintre.

La scène est en 1798, à Madrid. Goya l’a peinte — l’Aragonais Francisco José Goya y Lucientes, un petit gros tout frisé, obséquieux, sourd et adorable, mélancolique aussi, aimant les Français, tout peintre de la cour royale d’Espagne qu’il était.

Nous sommes dans son atelier, j’imagine. Y passaient toute la bonne société de la ville, mais aussi les petits favoris de l’artiste certainement, les modèles sans nom ou bien traînant des noms trop considérables pour tenir sur une toile, à quoi le peintre alors répliquait astucieusement en ne peignant que le fond de leur âme. Car outre ces fous de Français, il aimait aussi les femmes tristes, Goya, les hommes seuls, les imbéciles, les petits gros comme lui, les dames un peu vilaines mais fières d’être assise dans le beau fauteuil du peintre, devant le haut fond noir, acajou, chocolat ou crème, ce vide où ne règne qu’elle et puis lui, le peintre de Fuendetodos dans l’ombre, dans notre dos de spectateur, avec sa couronne de bougies sur la tête, sa palette gluante et ses doigts barbouillés. Tous étaient ses petits favoris, les barons et les comtesses de sa petite cour personnelle, en plus de son fils Javier, de la pauvre Josefa son épouse et de tous les singes qui traînaient par là, les doigts chapardant ses biscuits et dégueulassant ses jolis canapés de brocart.

Guillemardet venait y boire du vin d’Aragon. Il avait hébergé Goya dans son ambassade lorsque les questeurs sadiques de l’Inquisition avaient cherché à lui extirper ses Caprices de la tête ; ce roublard lui devait bien ça.

Le docteur de Guillemardet, qui abandonna sa particule ridicule comme tout le monde, était un politique ; il n’aimait pas les évêques, il détestait les marquis, il conchiait les frères Lameth et les officiers de l’armée royale.

Ferdinand était Bourguigon, de vieille souche de Saône-et-Loire. Avant d’être député à la Convention nationale et avant d’être ambassadeur de France en Espagne, il était le maire d’Autun, là-bas. C’était le docteur de Guillemardet, comme on disait ; il avait guéri les malaises des gens du coin pendant des années avant la Révolution. Il n’était pas spectaculairement intelligent ou méchant comme l’évêque Talleyrand, il n’était pas hautain et splendide comme les frères Lameth qui étaient venus faire leur lycée dans la ville, mais aussi brutaliser quelques filles. Non, le docteur de Guillemardet, qui abandonna sa particule ridicule comme tout le monde, était un politique ; il n’aimait pas les évêques, il détestait les marquis, il conchiait les frères Lameth et les officiers de l’armée royale. La Révolution en fit donc l’un de ses frères.

Mais on dit aussi qu’il fréquentait les bordels, beaucoup, beaucoup trop. Il y ramenait ses cheveux tout bouclés, ses favoris d’Américain, sa bouille ronde et rose de joli monsieur, ses grandes mains agiles et perverses. Il paraît qu’il y attrapa une maladie et que c’est elle qui le rendra fou à la fin ; car Ferdinand Guillemardet mourra à quarante-quatre ans à l’asile de Charenton, faisant sous lui, déjà envolé pour toujours avant que son corps ne meure.

Le gardien ne sait pas qu’au-dessus de lui l’ambassadeur de France en Espagne et son bouillonnement bleu blanc rouge, provocateur, libérateur, sa belle tête de représentant représenté sous sa tignasse toute bouclée, regarde son ami Goya.

Aujourd’hui, Ferdinand Guillemardet nous attend, là-haut, au Louvre, dans son cul-de-sac, juste après les songes pénombreux et hallucinées du Greco, en compagnie de deux autres camarades d’atelier de Goya, enfermés dans la même solitude que lui, au bout du bout du musée.

Un gardien s’en moque absolument : il regarde des films sur son téléphone portable, assis au pied de la toile, comme un maton de la pénitentiaire, gardant distraitement une image enfermée dans sa cellule. Il ignore ce qui se passe ici. Il ne sait pas qu’au-dessus de lui l’ambassadeur de France en Espagne et son bouillonnement bleu blanc rouge, provocateur, libérateur, sa belle tête de représentant représenté sous sa tignasse toute bouclée, regarde son ami Goya, dans une drôle de pose en colimaçon, et que nous sommes entre eux deux, invisibles, insignifiants, mais inopportuns, comme l’intrus d’une conversation de café qui ne sait pas quand s’en aller.

Et nous aussi sommes des ignorants, ou au moins des oublieux : car c’est sans doute volontairement que nous ne voulons pas nous souvenir — malgré la piqûre de rappel que nous a malicieusement inoculé Pierre Michon dans ses Onze accrochés ici même — que oui, là derrière, derrière le grand cadre où Ferdinand Guillemardet nous attendra pour l’éternité, derrière le dernier mur du musée, au deuxième étage du Pavillon Égalité donnant sur la Seine, siégeait jadis le grand Comité de Salut public, celui de l’hiver de l’An II, celui de Robespierre, Saint-Just et Couthon, de Barère, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, de Carnot, de Lindet, des deux Prieur, de Jean Bon Saint-André — celui qui glaça le cœur des Français et qui aussi sauva le pays de la honte, de l’occupation étrangère, du démantèlement, de l’humiliation définitive dont il ne se serait jamais remis, et sans lequel, j’en suis certain, il aurait perdu jusqu’à son nom.

Ce tableau n’a pas été accroché là par hasard : il est la croix rouge indiquant la cachette du trésor. Ferdinand semble garder ce secret. Mais il faut l’interroger, pourtant. À moi, il a répondu.