
Voilà une drôle d’histoire accrochée au-dessus de mon bureau. Une fable noire et en dentelles, absurde et pleine de songeries, bien française en un mot : obscure et pathétique, elle relate comment les restes de Descartes ont été rapatriés de Suède, dispersés dans des collections privées et jamais transférés au Panthéon, malgré un décret de la Convention nationale.
Je me suis fait un cadeau. Travaillant toujours sur mon Roman d’Antonelle, plongé tous les jours dans tout ce que la littérature et l’archive me proposent sur la Révolution française, je me suis offert un décret de la Convention nationale, comme il s’en est imprimé des milliers et des milliers à partir de 1792 pour être collés aux murs des quartiers, aux portes des églises expropriées, aux frontons des mairies ornementées de rubans tricolores.
Je voulais avoir entre les mains une preuve, une trace de cette éruption glorieuse de révolte et d’orgueil que fut, en France, le gouvernement des députés, entre la déposition du roi le 10 août 1792 et la violente captation du pouvoir par les « centristes » de l’époque, en 1795 — mon morceau de la Vraie Croix.
La Révolution, lorsqu’elle n’est pas calomniée, n’intéresse guère que pour ensanglanter nos bals masqués télévisuels.
Un décret de la Convention, disons-le, c’était autour de quoi tournait alors l’existence de la France. Ce n’était rien, en somme ; c’était aussi léger qu’une feuille de papier à gros grain, qu’une poignée de jolies lettres en Didon ou en Garamond imprimée dessus, mais aussi lourd que l’Histoire parlant par une bouche d’homme — que les Français légiférant par la voix de leurs représentants. Car c’était tout de même quelque chose de nouveau, dans le monde, des lois faites par des élus du peuple, bien que ce n’était à l’époque que le peuple masculin.
Une copie de ces décisions gouvernementales, aujourd’hui, ne coûte rien ou presque rien. Celles-ci, du reste ne sont ni rares ni particulièrement recherchées. La Révolution, lorsqu’elle n’est pas calomniée, n’intéresse guère que pour ensanglanter nos bals masqués télévisuels, faire des comparaisons stupides ou sortir Maximilien Croquemitaine de sa manche pour un effet bœuf, et d’une manière générale agiter la sainte trouille des sanglantes turpitudes du peuple, comme les monarchistes disaient alors ; un tel décret fait d’ailleurs encore peur aux ignorants, car ces années-là, de l’an I au Directoire — les plus belles, les plus terribles, les plus héroïques à mes yeux — n’ont pas très bonne réputation depuis que la France a décidé de ne se fier qu’aux ennemis de la Révolution pour s’informer sur elle.
Quinze ans plus tard, la reine partie, l’ambassadeur rappelé, on avait ressorti la boîte où le pauvre philosophe avait pourri et ramené ses restes brinquebalants en France, harnaché sur une diligence comme une cargaison de harengs séchés.
Il s’agit donc d’un décret d’octobre 1793. Le principe autour duquel les députés d’alors articulaient leur action était la raison raisonnante, la lumière de l’esprit humain. Qui de mieux, alors, pour incarner cette puissance de penser, que le ci-devant chevalier Descartes ? Locataire, à Amsterdam, d’une chambre obscure dans le quartier des bouchers et des synagogues, solitaire, entêté, cet homme avait désarticulé poliment la pensée magique régnant alors sur l’Occident pour la ré-assembler méthodiquement et lui donner une force de propulsion qui avait, dès lors, balayé le monde. La jeune République française aimait les hommes comme ça. Alors Marie-Joseph Chénier, poète et député, se chargea de présenter l’idée à ses collègues députés réunis dans la Salle du Manège de transférer les restes de Descartes au Panthéon, le temple national qui venait d’ouvrir ses lourdes portes.
Mais Descartes était en mille morceaux.
Mort à Stockholm, il avait d’abord été enterré là-bas dans le carré des indigents, des catholiques et des pestiférés sur ordre de son employeuse, la reine Christine. Il se trouve que l’ambassadeur de France était un ami de Descartes et avait refusé la pompe, le monument et les dorures que la capricieuse en chef voulait offrir aux mânes du très cher philosophe français qu’elle avait pourtant fait mourir ; aux yeux du diplomate, tout cela était bien ridicule et Descartes l’aurait détesté. Aussi s’en était-on tenu là, à la demi-infamie d’un enterrement ordinaire.
Quinze ans plus tard, la reine partie, l’ambassadeur rappelé, on avait ressorti la boîte où le pauvre philosophe avait pourri et ramené ses restes brinquebalants en France, harnaché sur une diligence comme une cargaison de harengs séchés. Le roi Louis XIV avait alors fait déposer ce qui restait de lui dans un cercueil de cuivre à l’Abbaye Sainte-Geneviève, « sur le lieu le plus élevé de la capitale et sur le sommet de la première université du royaume », selon son premier biographe Adrien Baillet (c’est-à-dire là même où se dresse aujourd’hui le Panthéon — l’ancienne église Sainte-Geneviève). Cela s’était fait avec quelques honneurs, malgré les nez bouchés des Jésuites.
Aussi, pendant son rapatriement de Suède, quelques rapaces s’étaient-ils servis dans la grosse caisse de bois où l’on avait ramassé ses ossements. On en avait fait commerce.
Un siècle et demi passa. On oublia Descartes.
Mais des morceaux de lui circulèrent, car de riches brocanteurs avaient voulu posséder leur fragment personnel du philosophe d’Amsterdam avant qu’il ne soit rendu à son pays de malpolis. Et pour ce faire, pendant son rapatriement de Suède, quelques rapaces s’étaient servis dans la grosse caisse de bois où l’on avait ramassé ses ossements. On en avait fait commerce. Son crâne avait été détaché du reste et s’était échappé : il ne réapparut finalement qu’un siècle et demi plus tard, lorsqu’il fut vendu à Cuvier, en 1821, par un chimiste suédois — ou du moins qu’un crâne de Descartes fut vendu à Cuvier pour être entreposée au Jardin des Plantes, puis au Musée de l’Homme, où la chose est encore exposée aujourd’hui, entre la tête de Saint-Simon et celle du bandit Cartouche, avec une inscription latine et la liste de ses propriétaires successifs engravée à même l’os.
Le peu qui était demeuré dans le cercueil de cuivre de Sainte-Geneviève : voilà ce que trouvèrent les commis en pantalon de la Révolution, lorsque le Conservateur du Patrimoine du tout nouveau Musée des monuments français le fit ouvrir, en 1792 : un tibia, un fémur, un radius, un cubitus et un gravier de poussière. Ce fut ainsi que, au début de ce terrible hiver de l’an II qui fait encore trembler les croquants d’aujourd’hui, Marie-Joseph Chénier se chargea de convaincre la Convention nationale de faire une place pour cette maigre survivance auprès de Mirabeau, de Voltaire, de Le Peletier de Saint-Fargeau l’aîné, de Marat assassiné l’été précédent, et du grand Jean-Jacques Rousseau surtout, parmi les Grands Français. Les députés acceptèrent et le décret accroché aujourd’hui au mur de mon bureau fut adopté. Mais cela ne se fit jamais, pour des raisons aussi compliquées que tout ce que je viens de dire.
La pauvre brassée de son corps pulvérisé se trouve aujourd’hui au placard, dans une chapelle latérale de l’église Saint-Germain-des-Prés, entre celle de Mabillon et celle de Bernard de Montfaucon, comme une grosse boîte d’allumettes gardée, au cas où, près d’une cheminée éteinte.
