
J’ai profité — si l’on peut dire — de quelques jours de repos forcé pour terminer la lecture d’une biographie de Jean Moulin. J’y ai appris quelques leçons qui rendent modestes. Mais j’en ramène aussi les impressions laissées par une lumière plus banale, plus fade portée sur un homme assez ordinaire que la légende a entraîné dans son courant et qu’elle n’a finalement fait qu’effacer.
Grippé, j’ai terminé en quelques jours le Jean Moulin l’affranchi de l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon. Cette dernière, comme elle le raconte d’emblée, a été l’une des petites mains de Daniel Cordier lorsqu’il s’est agi de compiler les documents pour la somme qu’il a consacrée à son ancien patron : c’est ainsi qu’elle a rencontré le chef de la Résistance intérieure, et son secrétaire dévoué.
Son livre à elle est une belle et très instructive lecture parmi les Grandes biographies de Flammarion. Sobrement écrite, mais avec élégance — l’élégance des historiens qui savent écrire —, économe, dense et précise. Ce n’est ni le cénotaphe ultra-ciselé de motifs et de nuances de Cordier, ni le tombeau civique de sa sœur Laure Moulin : c’est un livre nourrissant, satisfaisant, allègre et sans pathos, à hauteur d’homme, sur une vie banale avec ses petites manies et ses jolis coups, nous laissant l’opportunité et le temps de mesurer toutes nos différences avec lui et de le voir en pied, regardant et respirant, normal, réel. J’en sors touché, conquis par l’amitié pour lui, plein d’une immense, presque vertigineuse gratitude, pas forcément séduit par le sous-préfet joli-cœur, mais assez étourdi par la puissance, la force d’âme du gars, comme on dit.
Faire l’Histoire comme lui, quand on l’observe au ras de l’homme, au bas niveau de sa vie quotidienne, n’a l’air de rien pourtant. Je suis d’ailleurs frappé par son côté monotone, monocorde, absolument pas grandiose ; il n’y a rien de spectaculairement élevé dans la courte vie de ce fils de professeur d’histoire de Béziers, sinon quelques grands moments qui claquent comme des coups de fusil dans le maquis : son suicide raté en juillet 1940, confondant de logique, après deux jours et deux nuits d’ignominies que des Allemands en extase d’avoir vaincu la France font subir au préfet d’Eure-et-Loir ; la cérémonie privée où, début 1943, à son domicile de Londres, en tout petit comité, le général de Gaulle le décore de la Croix de la Libération et où le chef de la France libre, selon le colonel Passy qui assiste à la scène, « lui glisse presque à voix basse : ‘Mettez-vous au garde-à-vous’ », tandis que Moulin pleure en silence ; la première réunion du tout nouveau CNR, le 27 mai 1943, 48 rue du Four à Paris, au premier étage, au terme de péripéties ennuyeuses et presque burlesques : ainsi, par exemple, pour avoir une tablée complète du Conseil national tel qu’il l’a imaginé, en dépit de toutes les objections, c’est-à-dire comprenant aussi bien les mouvement politico-militaires clandestins que les syndicats et les partis d’avant-guerre non compromis dans la collaboration, il lui faut trouver un homme politique de droite qui ne soit pas trop mouillé dans le pétainisme, qui soit présent à Paris, et qui soit prêt et capable de tenir sa langue : il demande donc à tout le monde 48 heures de plus…
L’héroïsme, alors, et donc le grand moment d’Histoire, apparaît dans son éclat derrière le prosaïsme, mais lui aussi dans son absurdité, sa contingence et sa désarmante normalité. L’heure exceptionnelle est là par sa surprenante évidence bien sûr, mais aussi dans son surgissement soudain et presque anodin, que tout le monde n’est pas capable d’attraper au vol. D’ailleurs, Bénédicte Vergez-Chaignon l’explique bien : parmi ceux qui se trouvaient autour de la tablée obscure, derrière les rideaux tirés de la rue du Four, en ce 27 mai 1943, tous n’ont pas vu ce qui se passait, tous n’ont pas compris ce à quoi ils avaient participé : les uns ont considéré, dès la sortie, que c’était une perte de temps ou une prise de risques inutile, les autres que c’était encore une réunion, tandis que quelques-uns ont bien saisi, non pas seulement que c’était important politiquement, mais que c’était « le jour le plus bouleversant » de leur vie. On ne fait pas plus grande différence entre les uns et les autres, il me semble : c’est sans doute le propre du moment historique. C’est la leçon que nous apprend le passage un peu idiot, totalement raté, de Fabrice Del Dongo à Waterloo.
On se marre d’ailleurs en lisant quelques extraits de ses discours de préfet ou de sous-préfet, qui peuvent souvent avoir une belle tenue, mais qui sentent tout de même très fort le comice agricole, la fête au village…
Mais sinon, c’est une gentille petite vie bourgeoise qu’a vécu Jean Moulin. Rien n’est caché d’ailleurs de ses mondanités, de son goût pour ça, de ses complaisances avec son époque, de ses sottises de jeune homme, de ses histoires de cœur assez miteuses, à quelques exceptions près, de ses combines de bureaucrate pour avoir de l’avancement ou une meilleure affectation dans la préfectorale — et ce, jusqu’en 1936, jusqu’au moment où tout cela devient fort politique, et donc plus vibratile, plus électrique. On se marre jusque-là en lisant quelques extraits de ses discours de préfet ou de sous-préfet, qui peuvent souvent avoir une belle tenue, mais qui sentent tout de même très fort le comice agricole, la fête au village, les envolées pompeuses du maire de Champignac ou les chevauchées ubuesques d’Achille Talon.
On voit bien ce qu’il doit à son père et ce qu’il apprend de lui. Les deux semblent très proches. Il règne entre eux l’affection virile, mélancolique et un peu froide qu’on trouve dans la littérature de l’époque entre les fils et les pères, chez Proust ou Martin du Gard. Ils s’aiment, mais il y a entre eux des règles, et même une discipline. Et le père règne en maître, jusqu’à sa mort. Et ça ne se discute pas. La carrière de fonctionnaire de Moulin a d’ailleurs été entamée à contre-cœur, quoiqu’avec réalisme, lorsqu’il comprend qu’il ne sera jamais un grand peintre ni même un dessinateur de presse génial, ce qui était pourtant le chemin qu’il avait sérieusement commencé à emprunter, mais aussi pour satisfaire son père. Et pour faire comme lui, pour servir la République comme lui, raidement, techniquement, avec toute l’abstraction poussiéreuse, lustrée et pour tout dire un peu crétine que cela pouvait impliquer sous la IIIe République.
Mais il faut dire que Moulin a pareillement, comme son conseiller général rad-soc de paternel, un tempérament un peu compassé, formaliste, boutonné, présentable aux monuments aux morts comme aux inaugurations académiques, respectueux de la bourgeoisie, de ses cocottes et de ses vieilles barbes, même s’il conserve toujours un côté bon garçon rigolard, juvénile et blagueur, une mentalité très colonie de vacances des années trente, avec chaussettes roulées et béret enfoncé sur la tignasse. Dès l’instant où il renonce à une vie de bohème ou de fiestas parisiennes, c’est pour l’essentiel un homme d’ordre, de hiérarchie, de bureau à chaises dorées, d’organisation administrative dans toute son implacable horlogerie juridique, de choses faites et bien faites. Au point d’ailleurs que, alors que de Gaulle vient de le nommer — en gros — premier ministre, il est convoqué à Vichy par un vieux contact du ministère de l’Intérieur, qui au nom de Laval lui offre un pont d’or pour finalement réintégrer la préfectorale — ce qu’il refuse, pour des raisons ouvertement politiques. Oui, Jean Moulin, de son vivant, est surtout connu pour ses ennuyeuses compétences, qu’il exerce sans fantaisie, sous un buste de plâtre de Marianne et un képi noir et or, et avec une implacable exigence : de ne jamais être autre chose qu’utile à la nation.
Mais pas aux dominants, aux puissants, aux gouvernements, aux ministres. Non. À la nation comme peuple politique. À la nation comme corps social vulnérable, qui par délégation lui confère à lui, préfet, du pouvoir et des moyens, avec l’indulgence sourcilleuse d’un souverain magnanime. À l’ancienne, comme on l’avait imaginé à Paris pendant l’été 1792. L’époque actuelle le dégoûterait sans aucun doute, où des mirliflores s’approprient la république en flûtant des leçons de maintien à tout le monde.
Cette façon d’être, de placer en colonne vertébrale de son action professionnelle l’incorruptibilité, l’efficacité dans l’action et la justice dans le geste, la tempérance politique peut-être, mais au service des pauvres et des malheureux — l’obsession de la protection de la vie et de l’honneur de la population civile à tout prix, même celui de sa propre vie, avec un bout de carreau brisé dans une cellule noire.
Je me dis que voilà bien quelque chose qui semble avoir disparu de la circulation, en France : la vertu républicaine. Cette façon d’être, de placer en colonne vertébrale de son action professionnelle l’incorruptibilité et la permanence de l’État, l’efficacité dans l’action et la justice dans le geste, la tempérance politique peut-être, mais au service des pauvres et des malheureux — l’obsession de la protection de la vie et de l’honneur de la population civile à tout prix, même celui de sa propre vie, avec un bout de carreau brisé dans une cellule noire. Plusieurs fois Moulin, qui avant la guerre est tout de même assez soucieux de faire une belle carrière, la met en jeu par pure vertu républicaine, et rien d’autre. Parce que sa vie se trouve à un point de bifurcation : trahir la vertu républicaine ou non. Ainsi, chef de cabinet de son ami le ministre de l’Air Pierre Cot, il accepte volontiers d’être livré en pâture à la presse pendant le Front populaire pour ses prétendues « initiatives personnelles » visant à fournir des avions, des équipements et des pilotes à l’Espagne républicaine, malgré la neutralité officielle de la France dans la guerre civile. De même en juillet 1940, c’est pour refuser de salir l’honneur des tirailleurs sénégalais capturés à Chartres par les Allemands qu’il se tranche la gorge. On peut perdre beaucoup, à cause de la vertu républicaine : sa carrière, sa réputation, sa vie. Mais Moulin n’est pas un fanatique ou un robot : c’est un homme engagé, et qui sait désobéir quand la vertu républicaine l’exige, comme il le fait dès 1940. Qui ne vénère pas ceux qui exercent le pouvoir, mais ceux qui consentent à le déléguer.
La vertu républicaine, c’était quelque chose apparemment. On pouvait se foutre par la fenêtre pour ça. Ça tenait du sacré, du transcendantal : un républicain ne fait pas ci ou ça. « Un homme, ça s’empêche », disait le père d’Albert Camus, paraît-il. Et un fonctionnaire, encore pire : il y avait une raideur psychologique et physique dans ce vœu laïc, une verticalité dans le comportement, les choix, les paroles, les acceptations et les refus. Ce n’était absolument pas, comme aujourd’hui, l’amour du métier ou un légalisme fanatique, une loyauté à l’État ou au commandement quoi qu’il arrive : en cas de défaillance de l’Histoire, il fallait savoir quand et comment désobéir et surtout pourquoi, en vertu de quoi, au nom de quel aspect bafoué de la vertu républicaine. C’était cela, qui importait à ces hommes et à ces femmes (je pense à sa sœur Laure, elle aussi farouchement vertueuse, à un point presque conventuel, sacerdotal ; et à toutes ces pionnières de la Résistance comme Berty Albrecht, qui à mon avis mériterait une statue équestre en plein Paris). La vertu personnelle, en comparaison, importait peu : on pouvait être un excellent danseur de salon, coureur de bourgeoise, skieur émérite des resorts de Haute-Savoie et amateur d’art moderne un peu zazou, comme Jean Moulin, et se trancher la gorge en songeant à la patrie humiliée qu’on voulait forcer, à coups de bâton, à déshonorer un bataillon de soldats africains.
Je pense alors à la pratique personnelle des serviteurs de l’État que je connais aujourd’hui. Au ministère des Affaires étrangères, dans l’armée, en ambassade, dans les institutions internationales, et même dans l’Éducation nationale. Passons avec pitié sur la police et les finances, où règnent unanimement des mentalités de voyous. Passons aussi sur les grandes écoles comme Sciences Po où j’ai enseigné quelques temps et où plus rien n’a de sens pour les élèves comme pour les enseignants. Parmi ceux qui sont en poste, tous ont peut-être de grandes choses dans le cœur : le patriotisme, le goût du service, la passion de leur métier, la fidélité à telle école, à telle pratique, à telle idée politique ou philosophie. Mais aucun ne tient debout par vertu républicaine. Il faudrait renoncer à trop de choses personnelles. C’est mort avec Moulin, peut-être.
Et puis enfin, je suis frappé par les sentiments que Jean Moulin éveille chez le général de Gaulle. On voit le vieux, le grand, l’abrupt chef de la France libre faire preuve d’enthousiasme, faire des sourires, montrer un certain bonheur de vivre et d’agir en sa présence ou prenant de ses nouvelles. Voilà qui est étonnant et si rare — et même absent — chez cet homme glacé, désagréable, hautain, infiniment courageux et visionnaire, d’une intelligence supérieure, mais comme taillé dans la pierre d’un tombeau. Moulin éveillait quelque chose d’extrêmement enfoui en lui : l’amitié, l’amour de l’amitié sans doute, l’admiration, la gratitude d’être admiré, l’amour d’être aimé — des choses compliquées, et finalement très politiques, ici en tout cas.
Bref, la vie réelle de Jean Moulin, à son niveau, n’a pas dû être très intéressante à vivre au quotidien.
Bref — des restaurants de bords de route, des trains de nuit, des petites chambres d’hôtel minables, des appartements sans chauffage, des logements de fonctions, des cafés sentant le graillon, des salles des fêtes, des salons à soupières, des réunions, des problèmes à résoudre, des rapports tapés à la machine, des consignes à recevoir et à donner : voilà en fin de compte à quoi s’est réduite l’existence de cet homme immense, qui nous dépasse tous, nous les vivants, en termes de courage et de sens de l’État. Ce n’est pas bien splendide. C’est même franchement glauque. La vie réelle de Jean Moulin, à son niveau, n’a pas dû être très intéressante à vivre au quotidien.
Je savais pourtant, depuis la lecture du Alias Caracalla de Daniel Cordier, combien la tâche quotidienne du représentant personnel du général de Gaulle en France occupée était ingrate. Mais le reste l’était aussi : on s’ennuie, on traînasse, on travaille beaucoup, dans des bureaux froids, à des tâches stupides, avec des crétins, dans cette vie interrompue qu’a vécu cet homme, du début à la fin. Et ses grandes joies n’ont pas été si extravagantes : faire du ski avec son copain en Savoie, lutiner une dame en secret, faire la bringue à Montparnasse dans les années folles…
La grandeur est bien là. Mais elle apparaît comme se révèlent des phrases tracées au citron sous la flamme d’un briquet : a posteriori, selon comment on regarde. En tout cas, je sors de cette lecture en songeant qu’il ne faut pas attendre que l’Histoire se manifeste et nous soulève. Car l’Histoire, c’est nous, rien que nous. Ce n’est que nous. Et on ne voit pas la houle lorsqu’on est porté par elle.