
L’époque est affreuse, alors disons qu’il faut trouver du secours dans les forces obscures qui nous lient à cette vie. Pour ma part, au hasard d’un jour de liberté, j’ai trouvé ce secours dans le sous-sol d’un hôtel particulier un peu vulgaire du seizième arrondissement de Paris, où officie un moine-sorcier, sans un mot.
D’emblée, je suis frappé par la grande vulgarité des œuvres de l’ère napoléonienne. Narcissisme, poses de matamores, de fiers patapoufs, hauts faits d’armes et grands mensonges de cette bande de parvenus que Bonaparte a porté aux affaires. Assiettes, plâtres, bustes, torchères, fauteuils. Généraux d’opérette, faux princes et mauvais acteurs comiques tout ensemble peints, par les mêmes portraitistes, les mêmes larbins, usant de la même médiocre facture. Un photomaton de fiesta de riches, comme ces « événements » atrocement laids des écuries de Formule 1, avec la même débauche de fric, la même sottise dans les yeux, les mêmes valeurs pourries. Culte d’imposteurs. Une geste de beaufs accoutrés et coiffés. Dans le musée ceux qui s’y arrêtent sont d’ailleurs de bons gros et vieux bourgeois, chefs d’entreprise retraités et pédants.
En revanche, les quelques petits paysages du XVIIIe siècle me laissent rêveur : iréniques, paisibles, déserts, avec un cheval bien lustré et un enfant qui joue. Tricornes, perruques. Jardins, allées, petits châteaux dans un horizon campagnard. Un monde de haute tenue, et aussi de violence, de domination et de misère, mais pittoresque, très pictural, sans mobilier urbain criard, sans plastique, sans laideur. Pur et élégant, où chacun tient son rôle, y compris le mendiant.
Collection Berthe Morisot. Elle cherche — et trouve — ce vert passé, ce bleu parme très clair, ce jaune paille sans jus, ces adorables paysages sans grand soleil, juste baignés dans la douce et fraîche lumière de l’Île-de-France (la lumière d’aujourd’hui à Paris, incidemment). Peu d’envol, pas de fracas, de poigne. Rien qui nous dépasse. Des mains délicates, à tâtons dans la peinture et l’impressionnisme. Mais soudain dans sa collection personnelle, deux Degas puissants, dans l’ombre. Cette femme (madame Ducros) dans les ténèbres dont la robe fuligineuse est bordée d’un bleu royal, bizarrement, dans cette atmosphère de poële à charbon. Les braises infernales de la cheminée en quatre ou cinq touches d’un orange brûlé. Et les chemins de Rouart, empâtés, lourds. La paysanne sur le sentier, avec tous les secrets que l’on assoit avec soi dans l’herbe.
Et puis au sous-sol, Monet.
Il faut descendre, comme dans une crypte claire, de bois blond, sans arêtes, tout en rond, en cercles. Je suis accueilli par une photographie du sorcier barbu, dans son costume de laine claire, ses petits souliers, avec la cigarette, le galurin informe, et la grande barbe blanche au-dedans de quoi point le regard à la fois impitoyable et doux, pas du tout hospitalier, tout à son affaire à lui, pas à la nôtre. Je m’arrête sur le seuil. Je l’envie, étrangement. Je me dis que je voudrais être comme ça. Mais je ne sais pas ce que ça veut dire.
Ses toiles. Tout est magistral, tout. C’est le peintre de l’esprit des lieux et des choses. Il sait y faire, parfaitement. Il tient le monde dans ses mains, il sait le manier, le porter dans la lumière — le refaire, le capturer sur sa toile comme un insecte sous un verre renversé. Il maîtrise parfaitement l’univers tout entier. Lui donnerait-on l’espace intersidéral à étudier qu’il nous reviendrait avec la vérité du vide.
J’avance émerveillé parmi la diversité de son travail, en commençant par les fumées, la confusion nébuleuse, urbaine, bleu acier, gris fer, blanc vapeur de la gare Saint-Lazare et immédiatement des larmes montent dans mes yeux. Londres, Rouen, Norvège, Espagne, Italie, Giverny, roses incendiées, nymphéas, nénuphars, grand jour, effet de soleil, nuit, effet de soir : tout est là, entre ses grosses mains barbouillées, dans une pure soumission à l’esprit humain, un abandon, comme si le monde lui-même, grand animal domestique, se laissait caresser, prendre, brosser dans la profondeur de sa fourrure, par ce misanthrope amoureux de l’œil des hommes et de l’offrande du réel. Peinture claustrale, monacale, de reclus, de moine marié, fumeur, comptable, coquet, embourgeoisé, comme un riche paysan flaubertien, mais détenteur d’un secret qui pourrait à l’instant faire sauter la planète s’il le voulait vraiment, et n’étant donc plus dupe de rien.
Monet semble tout entier occupé au silence et aux choses. Rien d’autre n’est un souci que ce qui est là. Comme s’il savait parler enfin à la matière mystérieuse et muette et qu’elle répondait à ses flatteries et ses appâts. On dit que dans tous les paradis, les humains ont le pouvoir de parler aux animaux. Le vieux Claude, lui, sait sans doute parler au spectacle caché des apparences. Et ces dernières se donnent à lui, sans pudeur, pour jouir de lui, de ses tubes, de ses brosses, de ses chiffons odorants, de sa térébenthine.