
Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse (détail), 1818-1819, Musée du Louvre (Paris).
La France s’est engagée sur un terrain extrêmement dangereux et les temps traversés aujourd’hui sont particulièrement inquiétants. Mais puisque nous, dans le pays, sommes tout entiers occupés à nous défendre, je ne vois pas d’autre solution que d’appeler à l’aide, dans cette lettre, un ami étranger.
Mon cher frère et ami, comme s’appelaient entre eux les Jacobins, il me faut mettre de la solennité, de la gravité dans les mots que je vais écrire. C’est peut-être un peu ridicule, mais j’en suis réduit à cela. La France, mon triste pays, est en train de basculer dans un régime de non-droit, où les libertés civiles ne sont plus garanties et où l’opposition politique est progressivement criminalisée. Il faut que tu le comprennes, il faut que tu voies ça. Nous sommes seuls et nous sommes entraînés dans le noir. Ma lettre est un coup de poing dans le décor, pour faire passer un peu d’air et de lumière.
Moi, petit bourgeois parisien, jamais je n’aurais cru, de mon vivant, assister à la mutation dans quoi la France grimace actuellement, et singulièrement depuis l’arrivée par effraction d’Emmanuel Macron à la tête de l’appareil politique qui permet de gouverner le pays. Jamais je n’aurais cru cela possible, dans le pays qui fut autrefois mère des arts, des armes et des lois. Et qui se targue d’être encore fidèle à sa réputation de grande sœur de la liberté des peuples. Mais tout cela, mon frère et ami, c’est fini.
Bien sûr, ma jeunesse et mon apprentissage politique se sont faits dans la naïveté : guimauve démocratique à l’intérieur, horizon européen cucul à l’extérieur, justice sociale relative, vaste champ d’expression libre, showbiz vulgaire et grands artistes solitaires, contestation légale, ministères éphémères et Droits de l’Homme pour tout le monde. Alors disons que je paye aujourd’hui le prix de la confiance juvénile, et même idiote, que notre génération a placée dans son époque. Toi et moi, nous avons cru au progrès, nous avons cru aux Lumières, nous avons cru à la liberté promise. Nous avons même eu la sottise de penser que nous étions tous, quidams et puissants, faits de la même étoffe et en route pour la même gentille utopie, plus ou moins injuste. Nous n’avons pas compris que nos tortionnaires ne surgiraient pas des ténèbres de l’extérieur, mais de l’intérieur de notre propre maison. Et nous voilà désormais, nous en France, prisonniers d’eux.
Notre tout-puissant petit Président n’a plus aucun contact avec l’extérieur du palais de l’Élysée qui ne soit pas conflictuel, hargneux et pédant…
D’abord, il y a notre problème numéro un : Emmanuel Macron, qui a de quoi inquiéter. Ce jeune homme ne semble plus avoir de prise sur ce que nous partageons. On dit d’ailleurs depuis longtemps qu’il n’écoute même plus ses propres conseillers.
Il parle seul, il divague. Il pérore avec des concepts qu’il ne maîtrise pas. Il assène, il affirme, il assume, il invente. Et il dit ouvertement vouloir continuer à démanteler l’État tel qu’il a été constitué en France entre Louis XI et 1945 (centralité égalitaire, solidarité entre les classes et les générations, protection des plus vulnérables), au profit des oligarques. Il dit vouloir continuer à soumettre le monde du travail à ses lubies et le monde politique à ses injonctions : il dit d’ailleurs clairement vouloir changer, seul, les règles institutionnelles du pays, afin de déposséder l’opposition parlementaire, perçue comme parasitaire, et perpétuer son emprise sur le pouvoir, pourquoi pas au cours d’un troisième mandat qu’on a vu ailleurs. Il dit vouloir déposséder la nation de son pouvoir au profit de baronnies, ou plutôt de grands territoires auto-légiférants, sous l’autorité de ducs et de duchesses ayant fait allégeance au monarque, à ses libéralités et à sa brutalité verticale, comme au Bas-Moyen-Âge. Il dit enfin, sans se cacher, chercher à élargir sa majorité, afin de parachever son vieux projet d’absorption de la droite en lui adjoignant l’extrême-droite, c’est-à-dire la bourgeoisie raciste, totalement poutinisée, dans laquelle, à la fin, il reconnaît ses frères en barbarie.
Pour cela, il peut maintenant compter sur son successeur désigné, au moins pour un temps, son Dmitri Medvedev, un chambellan fanatisé, tout droit sorti de l’ordre monarchiste et fondamentaliste : Gérald Darmanin, notre ministre de la police et de l’ordre policier, son baron de Breteuil narcissique et petitement vicieux. Lequel s’arroge, sans rien y comprendre, et sans d’ailleurs chercher à argumenter puisque ce n’est pas son sujet, étant donné que c’est à la seule destination du bon peuple radio-télévisuel biberonné aux idioties chroniques de ses chroniqueurs idiots, le monopole de la violence légitime, c’est-à-dire le droit sans discussion à l’exercice de la barbarie.
Enfermé dans le rôle qu’il s’est auto-distribué, notre tout-puissant principicule n’a plus aucun contact avec l’extérieur du palais de l’Élysée qui ne soit conflictuel, hargneux et pédant. Les projets qu’il sort de son chapeau à la moindre crise sont irréels, aberrants, inutiles, quand ils ne sont pas tout simplement mensongers ou simplement cosmétiques, comme son plan sur l’eau qui n’a aucune incidence sérieuse sur le réel. De son côté, il ne sait plus de quoi il parle et, de notre côté, on ne sait plus qui, en lui, parle encore. Ses prises de parole sont d’ailleurs toujours absurdes et, désormais, le plus souvent menaçantes, et obsessionnellement agressives envers celui qu’il perçoit comme son ennemi central : l’opposant de gauche Jean-Luc Mélenchon, désormais décrit comme ennemi de l’État pour le seul motif qu’il s’efforce d’organiser politiquement l’opposition au gouvernement, comme c’est pourtant son rôle.
C’est le banquet de Trimalchion du Satyricon, où l’on amène les esclaves à punir entre les ragoûts et les compotes — parce qu’ainsi va le monde et que c’est la loi.
Quant à nous, nous ne pouvons plus nous opposer aux maîtres armés du pays sans être injuriés ou brutalisés. Car enfin, il aurait dû rester deux endroits d’où nous, qui ne sommes rien, aurions dû encore pouvoir exercer un contre-pouvoir : la rue et le Parlement.
Mais la rue est devenue, par la seule faute, par le seul choix conscient du pouvoir gouvernemental et des préfets qui s’en font les valets, le champ de tir, et même le terrain de jeu d’une police totalement hors de contrôle, affranchie de toute règle, de toute loi, de toute possibilité de sanction ou de retenue, de tout appel à la raison ou au discernement, de tout droit positif. La loi ne s’exerce plus. La police et la gendarmerie nous tirent dessus. Et les avocats, dans mon pays, sont effarés.
Je l’écris avec un nœud au ventre : en France, on arrête des citoyens n’ayant commis aucune infraction, c’est-à-dire des innocents, sans aucune conséquence ni aucune conscience de ce qu’on fait ; on les entasse dans des latrines pour une ou deux nuits, sans motif rationnel ; des policières violent des gamines ; dans la rue, on traite les enfants comme des animaux, un bétail qui appartiendrait corps et âme aux adultes ; on mutile à l’arme de guerre, on tabasse jusqu’à la mutilation, on réduit au handicap à coups de bâton ou à la grenade — on cherche, à l’évidence, à tuer. Et à prétendre, de surcroît, que l’on a le droit de tuer. Dans les rues adjacentes aux manifestations, aux ballons, aux stands de merguez, aux trompettes, aux cortèges syndicaux, des hommes et des femmes en armures de kevlar sont postés, le doigt sur la détente de fusils d’assaut allemands HK-G36, de calibre 7,62 mm, tirant 750 coups par minutes à 920 mètres par seconde.
Et nous avons, en France, une farandole de vedettes de la radiotélévision pour trouver cela formidable. C’est le banquet de Trimalchion du Satyricon, où l’on amène les esclaves à punir entre les ragoûts et les compotes — parce qu’ainsi va le monde et que, n’est-ce pas, c’est la loi.
Car que cela leur plaise ou non, la République, c’est nous. Nous qui, parce que précisément nous ne sommes pas violents, rendons possible leur pouvoir…
Quant au Parlement, le pouvoir actuel et ses satellites médiatiques cherchent à le neutraliser. Et même : à l’abolir de fait. Depuis l’année dernière, du reste, le gouvernement français ne légifère plus vraiment : il commande au coup de force procédural, par le chantage, l’achat de voix et la combine. Le vote majoritaire est facilement disqualifié, méprisé, contourné, manipulé, déguisé. On parle d’ailleurs de légiférer bientôt au décret-loi, comme Charles X.
Le lieu où toute la violence naturelle de la société est supposée se muer en arguments, en disputes, en discours, en proclamations, ils veulent en faire une morne salle de lecture ordonnée par des surveillants généraux, un vague comité d’entreprise où ils ne veulent voir qu’une tête. Il ne faudrait plus s’y insurger, hausser le ton, montrer au pouvoir un autre visage que le sien, dire aux puissants qu’ils tiennent peut-être entre leurs mains les leviers de commande, mais pas la vérité tout entière. Qu’on peut penser autrement, dire autre chose — c’est à cela que servent les institutions, après tout, à faire des indépassables conflits entre les êtres humains en société, une civilisation. Mais non, pour eux, c’est incompréhensible et même scandaleux. S’opposer à eux, faire vivre le Parlement comme il a toujours vécu d’Athènes à Paris, c’est être indigne des institutions, se mettre hors du champ républicain. Oui, sans culture, détestant l’héroïsme, incapables de se justifier rationnellement, ils se sont appropriés tout ce qui faisait la cohésion du pays, notre chose commune, notre maigre possession et la preuve de notre amitié mutuelle : notre République.
Songe un peu, mon frère et ami, à ce que cela signifie, d’exproprier ainsi, comme des grands propriétaires chasseraient leurs métayers hors de leurs fermes, l’opposition de gauche hors de la République, hors des institutions. Ce n’est pas seulement faire des phrases (même si c’est cela aussi). C’est nous expulser, nous tous, hors de chez nous ; nous, électeurs, sympathisants, militants, citoyens occupés à nos propres affaires et exerçant nos libertés civiles et politiques — mieux, même : notre devoir, puisqu’ils aiment tant ce mot — en participant à la vie politique, avec nos moyens, par nos mots, nos actions, nos rassemblements, nos slogans, nos textes, nos chansons, nos grèves. Parce que nous troublons le petit intérieur domestiqué que croient s’être offert ces messieurs-dames, comme s’il s’agissait de leur résidence à la campagne, on nous décrète hors de la nation de droit, c’est-à-dire formellement hors de ce « corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté par le même législateur », comme nous a défini Montesquieu. Politiquement, il n’y a pas plus grave que cette infamie qu’on nous fait. Car que cela leur plaise ou non, la République, c’est nous, et pas eux. Nous qui, parce que précisément nous ne sommes pas violents, rendons possible leur exercice du pouvoir — voilà du reste le paradoxe explosif où il nous faut nous maintenir en citoyens qui, par ce choix, s’affirment comme plus civilisés que les despotes d’opérette devenant tout rouge quand on les contredit.
Le champ républicain, aussi incroyable que cela puisse paraître, s’est réduit aux champ de l’action politique qui ne dérange rien…
L’opposition de gauche, la seule désormais à n’être pas soluble dans les forces qui gouvernent, refusant de les flatter, de les seconder, de les appuyer, comme le fait désormais l’extrême-droite, est donc désormais assimilé à un ennemi intérieur, un danger pour l’État, la démocratie, les institutions, que sais-je encore. Le champ républicain, aussi incroyable que cela puisse paraître, s’est ainsi réduit aux champ de l’action politique qui ne dérange rien, qui ne bouscule rien, qui ne remet rien en cause, qui ne déroute et ne déstabilise rien, bref qui n’exerce pas le droit à la contestation orale et procédurière que la république reconnaît à tous, le droit à remettre tout en cause à tout moment, qui est pourtant la définition même d’une société libre et souveraine — l’opposition qui ne s’oppose pas. Alors de deux choses l’une : soit ils se payent de mots et ne font que brasser dangereusement du vent ; soit il s’agit, comme ils le disent ouvertement, d’un danger, et il va falloir sévir.
Je m’attends donc désormais à des arrestations dans nos rangs, à des procès rendant tel opposant inéligible aux grands rendez-vous électoraux, ou l’enfermant quelque temps, ou l’exilant hors de la vie publique. Et alors, que feront les miens ? Iront-ils avec moi devant le commissariat où auront été amenés les opposants, et pourquoi pas Jean-Luc Mélenchon en personne, menottes aux poignets, sous l’accusation de sédition, d’atteinte à la sécurité de l’État, en tant que menace à la tranquillité publique ? Pour dire quoi, pour faire quoi ? Seront-ils prêts, eux aussi, à être inculpés pour cela et à les rejoindre en cellule ? Seront-ils encore aussi légitimistes qu’ils le sont aujourd’hui ? Ou diront-ils simplement, comme tant d’autres peuples l’ont fait à travers l’Histoire : tant pis, nous avons perdus.
Tu vois où nous en sommes, mon cher frère et ami. Je m’attends à ne plus vivre que dans un simulacre, une pathétique comédie nationale ayant toutes les apparences de la France, de la République française, de celle qui fut l’emmerdeuse du monde, mais qui est réduite à n’être plus, aujourd’hui qu’une principauté navrante et pittoresque, avec la Tour Eiffel au milieu, mais prise à la gorge, médusée. Aujourd’hui, la France m’évoque plutôt le printemps écrasé d’une lointaine Tchéquie, la Grèce de Z, une pétro-dynastie d’Afrique centrale, ou bien une médiocre petite démocratie tropicale dont, en une nuit, des putschistes lustrés, en costume, parfumés, peuvent à tout moment s’emparer. Nous avons dangereusement dérivé et nous sommes en danger, en grand danger. Nous sommes déjà très loin.