Nous sommes toujours vivants

Scène du film « Le Cuirassé Potemkine » de Sergueï Eisenstein (1925)

Nous sommes toujours vivants. L’invraisemblable déferlement de violence que le gouvernement déchaîne contre nous ne nous a pas encore tués. Nous marchons encore, nous barbouillons des pancartes, nos levons le poing, nous faisons grève. Aujourd’hui encore, nous irons dire, dans la rue, une fois de plus, ce que nous disons depuis des semaines maintenant : non, nous n’acceptons pas sans révolte vos manœuvres, vos obsessions, vos mensonges, vos coups de force, vos coups de bâtons. Nous ne sommes pas dupes et nous sommes toujours vivants.

Oui, nous sommes toujours vivants, politiquement comme physiquement : il est incroyable qu’en France, nous en soyons aujourd’hui à devoir lancer cette phrase comme un défi à la face de ceux qui prétendent à la fois nous représenter et qui veulent en même temps nous réduire, nous humilier, nous contraindre et nous bâillonner. Et qui nous frappent au sang, en fourgon, en cellule, jusqu’au coma.

D’une certaine manière, toutes les manifestations sont l’occasion de compter les survivants. Faut-il rappeler, tout de même, que nous comptons des jeunes femmes violées dans nos rangs ? Des mutilés à vie ? Des fracturés, des éborgnés, des saignés, des scarifiés, et que nous sommes tous en même temps injuriés ? C’est ainsi pourtant, et le monde entier nous regarde, effaré. Impatient, aussi, de savourer avec nous notre victoire.

Parce que nous sommes increvables. Même rentrés dans nos maisons, même terrés chez nous par peur de la police, même réduits à l’humiliation par la morale qu’on nous fait, même silencieux, même défaits, même si l’on jette en prison ceux d’entre nous qui auront rompu les rangs pour se montrer debout, nous continuerons parce que nous serons toujours vivants. Et chaque fois que l’on nous demandera notre approbation, nous redirons ce que nous avons dit cette fois. C’est trop tard : nous sommes les vivants, les bruyants, les contradicteurs et ils ne sont pas les forces de l’ordre comme ils le croient, mais les forces du silence. Et, derrière le silence, se tient encore un monde entier qui toujours contestera. Ce à quoi ils s’attaquent est irréductible.

La République, c’est nous. L’ordre, c’est nous.

Les gouvernements meurent, pas les peuples. Les chefs politiques disparaissent, pas les nations qu’ils ont pu un instant commander. Alors la comédie actuelle est jouée : le président Macron et ses ministres ont perdu. Le tout est de savoir maintenant s’ils nous perdront en même temps qu’eux. Par amertume d’avoir perdu, de n’avoir pas été aimé, comme n’importe quel petit freluquet éconduit par une reine.

Il est significatif, tout de même, que ce gouvernement ne manie plus que le mensonge dès qu’il parle, et rien d’autre. Il ment sur tout : sur le contenu de ses lois, sur ses propres convictions, sur les raisons de ses actes, sur les conséquences de ses décisions, sur les faits qui ont lieu sous nos yeux, sur sa propre répression, sur les lois gouvernant notre pays, sur les parlementaires de gauche, sur ses propres candidats aux élections, sur la république, sur la paix civile, sur sa police — sur nous. Et désormais, même sur les victimes de sa hargne, comme sur ce jeune homme gravement mutilé et plongé dans le coma, sali par les autorités publiques avec la complicité obscène de tous les médias qui se sont faits les relais de leurs salissures.

Le gouvernement français, mal élu, ne se maintient donc au pouvoir que par des forces mauvaises et instables, qui n’ont rien à faire dans un pays vraiment libre, sinon peut-être pour notre amusement sur les estrades sur-éclairées du show-business : la péroraison, le mot creux, la calomnie, la prétention, la folie de grandeurs, le dogmatisme, le venin et le sang. Et il a le culot d’appeler cela l’ordre républicain. Mais les brutes ne commandent qu’aux abrutis. La République, c’est nous. L’ordre, c’est nous.

Car nos chefs à nous, ceux que nous voulons, ceux qui sont dignes de nous, ne voltigent pas sur de grosses motos, en uniforme trafiqué, maniant la trique, la bombe, la torgnole, l’insulte et la prison. Ils ne provoquent pas une foule en colère derrière des bandes armées. Ils ne violent pas la loi qu’ils sont censés faire respecter et ils ne frappent pas les citoyens qu’ils sont censés protéger. Ils ne mentent pas. Ils ne truquent pas. Ils ne préfèrent pas le riche au pauvre, le puissant à l’impuissant, le dominant au dominé, le faux au vrai, le mort au vivant, le chiffre à la chair. Cela, c’est le non-droit et c’est le désordre.

C’est-à-dire finalement que nous sommes les seuls vrais réalistes de cette époque…

Nos chefs à nous, ce sont avant tout des pensées. Ce sont les idées, les hautes idées que nous nous faisons de l’existence humaine, de nos rapports entre nous et avec le monde dans lequel nous vivons si peu de temps, et si pauvrement. Ils se trompent s’ils pensent que cela se négocie.

C’est-à-dire finalement que nous sommes les seuls vrais réalistes de cette époque de misère, d’arrogance et de feu : derrière ceux qui parlent pour nous, nous exigeons la dignité, le secours, l’amitié, la paix entre nous et avec les autres, le grand effort pour être à la hauteur des choses terribles, la justice et l’égalité, la maîtrise de nos vies. Et donc aussi — et c’est là que se concentre le choc — la destitution des Ubus rois, de leurs Dames, de leur Cheval à phynances et de leur Machine à décerveler.