Faillite partout, questions nulle part

BFM1

Je finis par me lasser moi-même de mon propre agacement devant la déconfiture des grands médias français. Mais sait-on jamais ? Peut-être quelqu’un de bien placé, petit à petit, finira-t-il un jour par entendre. Décidément, « ceux qui ont réussi » dans ce pays sont bien obtus, au gouvernement comme dans le journalisme.

Dans l’histoire de ma sidération grandissante devant le comportement inique des grands médias français, je pensais avoir vécu une période exceptionnelle lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017. Mais non, c’est une récurrence. Si leurs pires travers, qui leur valent d’ailleurs la défiance générale des citoyens, sont maintenus comme à bas bruit entre deux événements historiques, ils éclatent aujourd’hui, une fois de plus, comme une grenade assourdissante entre les jambes de manifestants attroupés autour d’un paquet de cigarettes.

Mais attention. Je parle surtout et avant tout des directions des rédactions des médias qui entrent dans la plupart des foyers français, des tenants des services politiques, des rubricards de services, des éditorialistes et des analystes des grandes chaînes de télévision, des radios nationales privées et publiques, des journaux dominants dont on parle sur les plateaux, des présentateurs, des chroniqueurs, des rigolos décoratifs et de tous ceux qui aspirent un jour à devenir cela. Non, ce n’est pas tout le monde. Mais ça fait du peuple, on l’admettra. « Ceux qui ont réussi » au contraire de « ceux qui ne sont rien », comme l’a avoué, avec une désarmante sincérité, le président de la République française depuis le 14 mai 2017, Son Excellence M. Emmanuel Macron.

Ceux qui bafouillent : hérétiques et relapses ! Rien, on n’épargne vraiment rien aux acteurs de hasard de l’actualité.

Au regard de la crise de régime actuelle, s’agissant de la mission qu’ils s’attribuent, de la tâche qu’ils pensent leur incomber, je ne trouve pas d’autre mot que faillite. Faillite sur toute la ligne. Faillite sur l’ignoble doctrine actuelle du maintien de l’ordre, faillite sur les ordres sanglants qui ont mutilé des dizaines de citoyens, faillite sur la défense des libertés civiles et politiques, faillite sur la distance critique vis-à-vis des forces de l’Etat, faillite sur le compte-rendu des points de vue dissidents, faillite sur le respect de l’intégrité des propos de l’opposition, faillite sur l’honnêteté du compte-rendu des mesures annoncées par la présidence de la République, faillite sur l’indispensable distance critique vis-à-vis des éléments de communication des acteurs les plus puissants, faillite sur la pluralité des points de vue proposés, faillite sur la diffusion de fausses nouvelles, faillite sur le refus de la calomnie et de l’injure, faillite sur le respect de la dignité des interlocuteurs, faillite sur la prétendue « impartialité » et la fantasmagorique « objectivité » dont ils se targuent. Faillite partout, tout le temps, tous les jours.

On a vu et entendu, à la télévision et à la radio, des agressions, des éructations, des manipulations, des dissimulations, des mensonges, des erreurs, des distorsions, des divagations et j’en passe. De ceux qui n’ont pas l’habitude de parler en public, on exige du talent oratoire, des chiffres, des statistiques, des excuses, des remords, des reculs, des admissions, des aveux, des serments, des excommunications, des reniements. Ceux qui bafouillent : hérétiques et relapses ! Rien, on n’épargne vraiment rien aux acteurs de hasard de l’actualité. On utilise toute la panoplie de l’inquisition des clercs de Sciences-Po, qui ont réussi, contre les bacs pro, lesquels, décidément, ne sont vraiment rien.

Côté bouches d’autorité, c’est un formidable inventaire, pour qui connaît un peu le milieu. J’ai vu l’autre jour, sur une grande chaîne de télévision et en prime-time s’il-vous-plaît, une commentatrice sans titre et sans pédigrée, présentée comme journaliste mais notoirement incapable de produire un sujet, un imbécile manifeste errant au milieu de questions qui le dépassaient, hurleur obscène et menteur rémunéré pour cela, un grand bourgeois déclassé, maniaco-dépressif connu de tous mais qui, parce qu’il est l’ami intime des meilleurs politiciens parfumés de la rive gauche, fait autorité dans l’immeuble de sa chaîne. C’était Freaks. Mais vu de Toulouse ou de Grenoble, je me doute que ce jeu de massacre ressemblait simplement à une autre soirée sur une énième chaîne d’information.

Sur Internet, c’est pire. Ici et là, chaque jour, son lot de « décodage » bouffon ou désolé, de « désintoxication » toxique, de rétablissement permanent de la vérité des faits offerts au peuple crédule par les usines à fake news. Bref, un effort de « ré-information » rose-bonbon permanent, avec cœur de cyanure.

On me dira : mais c’est structurel ! Que pouvions-nous attendre d’autre ? Que pouvions-nous espérer ? L’actionnariat, l’oligarchie, Macron, Mimi Marchand, Niel, Pigasse, Drahi, Arnault, Lagardère et les quarante voleurs. C’est entendu. A Paris, comme à Washington et à Moscou, c’est la même règle : où l’Etat est dissout prolifèrent les églises et les mafias. Exaltées et prédatrices, avec un bon plan com. D’accord.

Mais je crois aussi à la médiocrité.

Je compte quelques amis parmi ces gens-là et j’ai même encore beaucoup d’admiration pour certains. Enfin, pour être tout à fait honnête, j’ai aussi rencontré de grands malades, de sombres débiles et de considérables connards.

Pour ma part, ce que je vois surtout, c’est une mentalité qui fait système. Les oligarques n’ont pas besoin de serviteurs cupides quand ils ont des soldats convaincus. Je l’ai dit et redit : le journalisme est un petit milieu, un biotope qui vit et survit selon ses propres règles, se nourrissant d’un autre système qu’il englobe et protège. Il fait partie d’un ensemble qui se défend lorsqu’il est menacé, comme tout organisme.

Je peux en parler, je le connais de l’intérieur. J’ai même connu de près certains de ses trompettistes, nous avons débuté ensemble. Celui-ci qui module tous les soirs sur une chaîne d’information en continu, cet autre qui dirige une grande école de journalisme, ce troisième qui dirige des rédactions à la chaîne. Nous avions à l’époque un grand bureau pour quatre. Depuis vingt ans, j’en ai croisé d’autres et des plus sympathiques, grands reporters, chefs de rubrique, responsables de service, enquêteurs obstinés, correspondants débrouillards, tâcherons appliqués. Je compte quelques amis parmi ces gens-là et j’ai même encore beaucoup d’admiration pour certains qui ne me connaissent pas. Enfin, pour être tout à fait honnête, j’ai aussi rencontré de grands malades, de sombres débiles et de considérables connards.

Le fait de sortir du bois, de faire un pas de côté, de désapprouver la religion ambiante, de dire publiquement mes convictions politiques, je le paye aujourd’hui, bien sûr. Pas si cher, au fond : le prix du mépris, voilà tout. Les premiers ont honte de m’avoir jamais connu. Les autres se grattent la tête pour savoir ce qui a bien pu m’arriver. A quelques exceptions près, plus grand monde ne me répond lorsque je parle, plus personne ne me témoigne aucune espèce d’amitié. Je m’y attendais, je ne suis pas surpris et je ne suis pas plus affecté que cela. A une ou deux exceptions près, là aussi.

Mais ce que je veux dire aujourd’hui, c’est que le pourrissement ostentatoire des institutions actuelles n’épargne pas le journalisme. Et que, de la même manière que mes confrères s’inquiètent à bon droit de la déliquescence de notre chère démocratie, ils devraient prendre la mesure de l’état d’errance intellectuelle de la profession. Peut-être alors comprendraient-ils ce que signifie la haine bien compréhensible, à la fin, de ceux qui souffrent dans leur chair et leur esprit de leurs manquements et de leur prétention.