Le jour de la récolte

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La piteuse aventure dans laquelle Emmanuel Macron et son équipée ont entraîné les Français atteint ces derniers jours son dénouement burlesque. Tout un monde affolé surchauffe intellectuellement, pour contenir la colère qu’il a fait naître et finir dans une désolante pantomime. L’extrême violence de la répression ajoute une noirceur minable et des souffrances inouïes à une colère que les tenants du pouvoir ne pensaient pas possible, mais qui n’attendait qu’un événement fortuit pour éclater. Après des années de semis négligents, voici le jour de la récolte.

Ceux qui font mine, depuis des années, de vénérer la jeunesse savent aujourd’hui où la trouver. Elle attend, les pieds gelés, aux portes des commissariats, la sortie de leurs amis en garde à vue.

Tout à l’heure devant un hôtel de police parisien devant lequel je suis passé, une petite dizaine de lycéens se tenait d’ailleurs en rang, tête baissée. Tous étaient tristes et fulminants, sans un regard pour les flics nerveux et paranoïaques qui allaient et venaient, parfois cagoulés, dans leurs bunkers. Leurs têtes étaient remplies des images de l’humiliation de leurs camarades de Mantes-la-Jolie, dégradés et injuriés comme des prisonniers de guerre d’une armée de salopards. Ils savaient que certains des leurs allaient être conduits inutilement devant des magistrats débordés, chargés de leur faire mal, parfois à contrecœur et souvent en dépit du bon sens. Et que les autres ressortiraient bientôt, écœurés par leur entrée dans le monde des « modernes » et des « responsables ». Cela dit, d’autres sont à l’hôpital, dans des lits en plastique, avec des blessures ignobles, des yeux emportés, des mains détruites.

Eux, ceux que j’ai vu, ceux du commissariat du 2ème arrondissement de Paris, étaient juste fatigués et patients. Ils attendaient en silence, pianotant sur leur téléphone, pour que ceux qui sortent aient un café, une cigarette et un copain, en plus des immondes papelards tamponnés qu’on leur aura fourré dans la main au nom de notre République. C’est un spectacle tragique.

Pardon de parler uniquement pour moi, ici. Mais je suis sidéré par l’habitude que l’on a prise, en France, de se retrouver face à la violence policière, face à l’humiliation facile, au saccage des vies, à la calomnie. Après des années de cynisme rigolo et de ricanement nihiliste, les cœurs sont devenus durs, méchants, salauds. Ces derniers jours, cette sale habitude est même érigée en vertu. Nous le paierons, comme nous avons payé tous nos renoncements.

Je me moque de savoir pour qui ils votent ou pourquoi ils ne votent pas, quelles folies peuplent leurs cervelles exaspérées par des chaînes de télévision semi-délirantes, quels mensonges ils croient bêtement, quel rêve inatteignable les poussent dehors.

Je ne vais pas faire une galerie de portraits des dizaines de milliers de tontons en parka et des mamans en gilet jaune que j’ai croisé sur les Champs-Elysées et leurs alentours, samedi dernier. Leurs visages et leurs clameurs montent partout dans les pages des journaux et sur les antennes audiovisuelles, après qu’ils ont mis un grand coup de pied dans la porte pour l’ouvrir enfin. Ils sont manifestement prêts à se faire maltraiter, moquer, rabaisser, coincer, démasquer, peu importe, pourvu qu’ils parlent, qu’ils disent ce qu’ils ont à dire, de mauvaise humeur, froidement, définitivement. Je me moque de savoir pour qui ils votent ou pourquoi ils ne votent pas, quelles folies peuplent leurs cervelles exaspérées par des chaînes de télévision semi-délirantes, quels mensonges ils croient bêtement, quel rêve inatteignable les poussent dehors. Mais il y a une chose que je veux dire.

Tout ce qui m’importe, c’est qu’ils ont appliqué, dans leur vie ordinaire, la bonne vieille et très simple définition de la révolte d’Albert Camus : « Jusqu’ici, oui. Au-delà, non. » Combien de brillants intellectuels de France voulaient que les restes du gamin de Belcourt soient transférés au Panthéon, sans jamais avoir fait cette expérience-là, eux, dans leur cœur et leur quotidien ?

Pour ma part, je m’en réjouis. Des centaines de milliers de citoyens se haussent au niveau de l’Histoire, enfin. Ils font le grand nombre, de manière désordonnée et bagarreuse. Car mes oublieux amis, ici, c’est la France ! La société des managers croyait n’avoir affaire qu’à des clients, mais force est de constater aujourd’hui que la foule immense est un peuple et qu’il a du caractère.

Moi, comme je le disais la semaine dernière, je fais le vœu que la politique reprenne vite ses droits, rien que ses droits, mais tous ses droits.

Je n’ai aucune idée de l’issue que connaîtra cette grave crise de régime que nous vivons. Ceux qui me suivent savent ce que je crois raisonnable : une révolution politique par les urnes, avec une éthique, un projet et des chefs. Comme au Mexique la semaine dernière et comme ce qui était proposé à la France l’année dernière, et qu’elle n’a pas voulu.

Certes, il est impossible à ce stade de savoir ce que l’hallucinante obstination du pouvoir en place va provoquer dans les jours, les semaines ou les mois qui viennent. Le président Emmanuel Macron et ses obligés ne maîtrisent plus grand chose, y compris dans leurs propres rangs. Or, la situation est dangereuse, effectivement. Toutes les autorités républicaines ont décroché dans l’esprit de beaucoup de citoyens, école, justice, police, gouvernement, par la faute de l’incurie de ceux qui ont remporté les élections importantes ces dernières années dans les conditions que l’on sait.

Moi, comme je le disais la semaine dernière, je fais le vœu que la politique reprenne vite ses droits, rien que ses droits, mais tous ses droits. Que les Français prennent au sérieux les cartes qu’ils ont en main. Et que les insurgés d’aujourd’hui soient à la hauteur de ce qui a poussé les femmes de Saint-Petersbourg à marcher sur le Palais d’hiver en février 1917 en chantant La Marseillaise, ou de ce qui a fait se lever les partisans communistes grecs lorsque le général De Gaulle est passé à Athènes en 1945, ou encore de ce qui a convaincu l’école de samba de Beija-Flor, victorieuse au Carnaval de Rio de 2003, de défiler en chantant l’indignation des Français qui a fait tomber la Bastille.

Le pire n’est jamais sûr, le meilleur non plus. Mais je dis à ceux qui ont peur sans trop savoir de quoi, à ceux qui tremblent de voir s’effondrer l’échafaudage branlant du monde qu’ils dominaient jusqu’ici, à ceux qui cherchent en Russie l’apparition miraculeuse de marionnettistes imaginaires, à ceux qui agitent les caricatures de leurs croquemitaines favoris pour ordonner l’ordre et le silence, à ceux qui en profitent pour détester encore plus les chefs de l’opposition de gauche, à ceux qui d’ailleurs aimeraient bien les coller en taule ou au moins entre les pattes de la justice, à défaut du poteau, à ceux qui sont obsédés par l’arrivée imminente de la Méduse d’extrême-droite qui faisait pourtant, voici quelques mois, la couverture de leur journal préféré en photographie glamour, col relevé, gloss et suavité rhétorique, à ceux qui pensent qu’il suffit de tenir la main d’un épileptique pour qu’il arrête de souffrir, à ceux qui croient se faire les défenseurs de la démocratie en adjurant le pouvoir d’en bafouer toutes les règles, à ceux qui n’ont rien compris, qui empoisonnent tout, qui salissent tout : voilà, nous sommes arrivés. C’est le jour de la récolte.