On pouvait aussi bien tourner son regard vers le Mexique, samedi dernier 1er décembre. On aurait vu la bouleversante investiture à la présidence du pays d’Andrés Manuel López Obrador, dit aussi AMLO. Comme le plus sage des peuples du monde barbare d’aujourd’hui, le peuple mexicain a choisi de faire sa révolution par les moyens de la politique. Pour se sauver de la médiocre barbarie néolibérale, la France devrait, tôt ou tard, suivre le même chemin.
Les images de la télévision mexicaine ont montré quelque chose d’exceptionnel, samedi dernier. Dans l’air froid du matin, tout l’horizon des montagnes de la cuvette de Mexico était pour une fois clairement visible, au bout des avenues, derrière les immeubles. Les volcans enneigés cernant la ville brûlaient sur leurs pentes une douce lumière rousse et précise, une couleur de flamme, dans le lointain pour une fois tangible de cette capitale de la pollution. On pouvait voir distinctement passer les avions devant le Iztaccíhuatl et le Popocatepetl. La brume fade, le sfumato qui d’habitude efface tous les angles s’était dissout. Le ciel était bleu. On voyait clair. Une joaillerie de crépuscule couronnait la longue façade du palais présidentiel. C’était un jour cristallin, avec un soleil tranchant comme du verre. L’air était nouveau, paraît-il. On respirait mieux.
Mais les caméras ont aussi balayé à hauteur d’homme. Et là aussi, la journée s’est révélée exceptionnelle. Car dans cette lumière de renaissance, sous l’immense drapeau mexicain flottant avec indolence sur le Zócalo, le petit peuple de ce pays un peu fou a convergé ce jour-là vers la grande place carrée du centre historique, où tout se joue dit-on, les révoltes comme les alliances. On venait célébrer une grande fête solennelle. Toute la journée, la ville s’est remplie de visages, de familles, de chapeaux. Dans l’ombre des galures et des ombrelles, le poing levé ou les mains jointes, les Mexicains sont venus assister pacifiquement à la prestation de serment de leur nouveau président, « le citoyen Andrés Manuel López Obrador », comme l’a appelé le président du Congrès au moment de la passation de pouvoir. Incrédules, unis et bouleversés. Nation d’adultes.
On pourra dire ce qu’on voudra des cérémonies politiques, mais c’était beau. Après avoir accueilli l’un des premiers printemps des peuples du dix-neuvième siècle et la première révolution sociale du vingtième, Mexico est une nouvelle fois devenue la capitale révolutionnaire de l’humanité.
Pour un Français, la coïncidence ne pouvait pas passer inaperçue. Samedi 1er décembre marquait certes le premier jour de la « quatrième transformation » du Mexique, mais aussi un nouveau jour de colère en France. Pour la deuxième fois consécutive, un peuple insurrectionnel donnait sa réplique à l’arrogance d’un club de cadres supérieurs parvenu aux affaires de l’Etat par accident. Paris, Mexico : la gémellité contradictoire des deux capitales parallèles m’a frappé. Ce jour-là, la France avait le problème et le Mexique avait la solution.
Avant le naufrage, il a donc laissé sur place ses querelleux compagnons, accepté de retrouver une fois de plus la solitude et fait campagne village par village, sur le perron des cahutes, dans les bouibouis à tacos, dans les hangars de fermes.
Pourtant, la victoire d’AMLO est venue de loin, de très loin. Pour l’essentiel, elle est le fruit de l’entêtement d’un homme qui a plusieurs fois brûlé ses vaisseaux, au cours de sa carrière politique. Rien, voici quelques temps, ne laissait présager sa victoire. Rares ont été les confiants. Celui que les paysans du Tabasco, les Indiens du Oaxaca, les universitaires de Coyoacán et les émigrés intérieurs appellent « Andrés Manuel » a en effet dû supporter, ces vingt dernières années, la médiocrité du cercle des politiciens, la duplicité des uns, la sottise des autres et la crapulerie de beaucoup. Un nuage de calomnies l’a accompagné jusqu’à la présidence. Mais aussi les piques de tout ce que le petit monde néolibéral compte de banderilles visant à épuiser les plus âpres volontés.
Ce fils de commerçants d’origine espagnole a d’abord dû claquer la porte de l’hégémonique Parti révolutionnaire institutionnel, ce PRI des ingénieurs positivistes et de la bourgeoisie des bandits qui a gouverné le pays sans interruption depuis la Révolution de 1910. Il a ensuite fondé avec quelques-uns un parti de la gauche alternative, testé à la mairie du district fédéral de Mexico des programmes inédits de sortie de la misère et de la réorganisation urbaine. Mais son parti s’est rapidement ensablé et a littéralement pourri sur pied. Avant le naufrage définitif, il a donc laissé dans leur mouise ses querelleux compagnons, accepté de retrouver une fois de plus la solitude et fait campagne village par village, sur le perron des cahutes, dans les bouibouis à tacos, dans les hangars de fermes. Perdre, recommencer et reperdre, à répétition.
Mais c’est là que les agglutinés de l’autre jour sur le Zócalo l’ont rencontré face-à-face. C’est là qu’ils ont parlé avec lui de tout-à-l’égout et de corruption quotidienne, à coups de billets de 100 pesos, d’élus assassins ou de gabegies municipales. Contre les évidences du moment, il s’est affirmé soucieux des pauvres, sollicitude un peu kitsch dans cette époque de vedettes. On s’est beaucoup moqué de lui, chez les gens sûrs d’eux-mêmes. Mais dans les salles à manger du Mexique, on a enregistré son visage un peu oriental, sa mèche blanche, son verbe parfois cassant. Deux fois, trois fois, il a reconstitué autour de lui un petit campement politique, avec des lieutenants et des volontaires. Au hasard de ses virées, il a recruté ceux qui, sur son chemin, avaient le cœur le mieux accroché, un Indien lui citant Oscar Wilde, un étudiant prêt à toutes les nuits blanches, un prêtre révolutionnaire. AMLO a modelé son électorat les pieds dans la gadoue et la révolution au cœur, sans jamais masquer ses intentions : prendre le pouvoir et le changer de mains.
Menace pour l’économie, pour la démocratie, pour la paix du monde, suppôt clandestin des frères Castro, admirateur servile des chavistes, affidée immoral de Poutine, autocrate, gueulard, adultère : les explorateurs de poubelle et les tricoteuses d’hémicycle ne lui ont rien épargné.
Deux fois candidat à l’élection présidentielle, il a malgré tout dû accepter des défaites contraintes et des victoires bafouées, le culot des voleurs, les menaces de mort et les combines perverses, les gens qui pleurent et ceux qui veulent tout brûler. Il y a encore quelques années, il a fait des meetings dans les campagnes devant une trentaine de péones, pas plus. Deux fois, gagnant probable de l’élection présidentielle, il a dû ravaler son orgueil. Souvent en colère, parfois découragé. Mais toujours obstiné à parler des pauvres, des relégués, des impotents, malgré les soupirs des gommeux. Des amis l’ont quitté. D’autres n’étaient pas à la hauteur. Certains enfin, venant de la droite, ont convenu qu’il avait raison, sous les huées des âmes cristallines.
Les médias des milliardaires l’ont repeint de toutes les couleurs, surtout les plus effrayantes. Menace pour l’économie, pour la démocratie, pour la paix du monde, suppôt clandestin des frères Castro, admirateur servile des chavistes, affidée immoral de Poutine, autocrate, gueulard, adultère : les explorateurs de poubelle et les tricoteuses d’hémicycle ne lui ont rien épargné. Les plus parfumés se sont drapés dans leur cynisme, estimant qu’il était une chimère, un menteur, un grossier personnage. On lui a jeté du « populiste » au visage comme si c’était une salissure. Hier encore, la presse libérale américaine, la main sur le cœur et la Bible dans l’autre, l’a comparé à son exact contraire, l’histrion Donald Trump. Les revues économiques ont ricané et les revues politiques ont menti, comme c’est leur habitude.
Jusqu’à sa victoire en juillet dernier, même les fines bouches de la gauche moraliste, la cohorte de ces « épileurs de chenille » qui agaçaient René Char, se sont pincés le nez. Andrés Manuel ? Un démagogue, un tyranneau, un bouboule vulgaire. On n’est jamais à court d’une infamie ou d’une bêtise, quand on se croit le juge-pénitent de la démocratie. Pendant ce temps, à droite, on a agité son portefeuille et sa plus glaçante image de banqueroute. Car le fait est qu’AMLO est un péril pour ceux qui estiment que tout va bien, ou à peu près. Mais il leur faut aujourd’hui accepter que les odeurs populaires viennent emboucaner leurs sofas.
Mais ce qui importe à ce stade, quelques jours après son investiture, il me semble que c’est de poser un regard lucide sur le moment mexicain et de suivre son exemple.
Qu’AMLO réussisse ou non à faire basculer le Mexique dans une nouvelle ère, l’avenir nous le dira. Mais son projet est, envers et contre tout, d’en finir avec la barbarie néo-libérale, ses mille petites horreurs, ses fausses évidences et ses hallebardiers arrogants. Cela au moins devrait nous faire reconnaître Mexico, une fois de plus, comme la capitale mondiale de l’espoir.
Alors bien sûr, les marais qu’il devra traverser sont nombreux et gluants. Le président des pauvres pourrait bien s’y embourber, lui qui répète, du coup, qu’il ne peut rien sans l’appui permanent, infernal, inlassable, des gens qui sont prêts à perdre une heure de leur temps pour aller voter, pour se grouper dans la rue, pour se quereller dans des assemblées de quartier. Au cours de son discours d’investiture devant le peuple, samedi dernier, il a d’ailleurs glissé : « Ne me laissez pas seul ! » A quoi la foule, d’un seul coup, sans chef, le poing levé, a répondu : « No esta solo ! No esta solo ! » Frisson chez les frileux. Car pour les tièdes et les chipoteurs, AMLO fait peur. Le grand nombre a renversé la table : voilà qui a de quoi bousculer quelques habitudes. Qu’il les ait vaincu à la loyale n’empêche donc pas ses adversaires de conspirer, à Mexico comme à Washington ou à Paris, sous prétexte que le monde leur appartient et que le président mexicain entend chaparder dans leurs tiroirs.
Bref, les six prochaines années vont être importantes pour ceux qui ne sont pas encore abattus par cette époque vertigineuse, où toutes les autorités traditionnelles décrochent, comme un avion perdant un à un ses instruments et ses leviers de commande. Mais ce qui importe à ce stade, quelques jours après l’investiture d’AMLO et alors que la société française craque partout, il me semble que c’est de poser un regard lucide sur le moment mexicain. Et de réfléchir à deux fois, la prochaine fois que nous irons voter.
Ces dernières années, le Mexique avait atteint un dangereux niveau de pourrissement avancé, avec un électorat àquoiboniste, des élites semi-délirantes et des raisonnements absurdes partout, pour tout, derrière tout.
Voici quelques années, au Mexique, on se bagarrait aussi contre une police brutale pour le prix de l’essence. Dans les assemblées et les administrations, une caste hautaine faisaient prétendument, là-bas aussi, le bien du peuple en arrangeant ses petits affaires. Selon les bouches publiques, il n’y avait pas d’alternative, sinon le règne des mafias et des milices, l’austérité des banquiers ou la ruine des doux rêveurs. Les corps étaient soumis par la force, comme chez nous, pour ne s’être pas rangés dans la file des résignés ou pour avoir rejoint la meute des malpolis. Les pauvres, là-bas aussi, étaient enjoints à « traverser la rue » pour ne plus être « rien ». Ces dernières années, le Mexique avait atteint un dangereux niveau de pourrissement avancé, avec des assassins omnipotents, un électorat àquoiboniste, des élites semi-délirantes et des raisonnements absurdes partout, pour tout, derrière tout.
Mais AMLO, comme Salvador Allende en son temps, a fait le choix de continuer à donner à la confusion désespérée une réponse politique, et rien que politique. Il a fait le choix éclairé de penser que, en France comme en Amérique latine, hormis par le vote et la lutte sociale, il n’existe pas d’alternative raisonnable à l’organisation de la colère, sinon le bras-de-fer violent qui se termine fatalement en loi injuste et cruelle, celle de la jungle, où la gauche perd toujours. Exemple : le 11 septembre 1973. Il a fondé un mouvement, une large vague d’idées et d’envies, pas une bourse à destins qu’est un parti. Avec sa patience et son insatisfaction, il a noué une relation directe avec les invisibles. Il a offert aux exaspérés une feuille de route, sa tête dure et un bulletin de vote. Direction : une révolution démocratique, l’égalité sociale, l’orgueilleuse indépendance des faibles. Aux Américains, il dit désormais que le Mexique est leur égal. Aux autres, qu’il suit le chemin de la justice et qu’on le laisse en paix.
Simple suggestion par temps de tempête : les Français, ceux qui sont en état de bouillonnement insurrectionnel comme ceux qui observent depuis les trottoirs, devraient aujourd’hui, comme je l’ai fait samedi dernier, regarder attentivement vers le sud-ouest, au-delà des Caraïbes, vers le Mexique. Quelque chose s’est passé là-bas qui nous parle à l’oreille. Le pays dont le président zapothèque Benito Juárez a, dès 1858, séparé l’Eglise et l’Etat, le pays qui, sept ans avant octobre 1917, a connu la première révolution populaire du siècle, le pays qui a mené, dans les traces d’Emiliano Zapata, la première grande réforme agraire d’Amérique, est une fois de plus en avance sur l’Europe. Le peuple mexicain est devenu cette année un acteur politique de premier plan, pas seulement en investissant les rues et les slogans : il a surtout porté ses voix sur un homme et son équipe, un programme et ses projets, en leur donnant 53% dans une élection à un tour, malgré les hululements des trouillards, les simagrées des moralistes et les caquètements des perroquets. Imparable, même avec la fraude, même avec la peur, même avec les outils habituels de l’humiliation.
Que l’entreprise soit périlleuse et qu’elle mérite notre prudence, bien sûr, comme on voudra. Mais sans cela, sans ce pari, sans cette audace, les Mexicains, comme les Français aujourd’hui, en seraient encore à remâcher leur amertume. Et à se soumettre, les yeux baissés, sans désir, sans imaginaire, sans dignité. Le Mexique serait mort, asphyxié par son propre renoncement.