// leonardvincent.net — Éclats politiques en aparté, littérature française partout ailleurs. — "Moy, je m’offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne." — Montaigne, Essais III.
J’ai envoyé un mail à un écrivain français d’aujourd’hui que je considère comme le meilleur de sa génération, pour lui dire que j’aimais ses livres et pourquoi, et lui poser une question.
J’ai envoyé un mail à un jeune écrivain dont j’ai aimé le livre, pour lui dire que j’aimais son livre et pourquoi, et lui poser une question.
J’ai envoyé un mail à l’éditrice de deux de mes livres pour lui faire lire le nouveau, et lui poser une question.
J’ai envoyé un mail à l’éditrice ayant récupéré les droits de mon premier livre pour lui parler de mon travail actuel, et lui poser une question.
J’ai envoyé un mail à l’éditrice d’un de mes autres livres, pour lui poser une question administrative.
J’ai envoyé un mail à l’ancienne éditrice d’un de mes livres, depuis partie ailleurs, pour lui demander un conseil et un numéro de téléphone.
J’ai envoyé un mail à l’éditeur qui exploite les droits de mon dernier livre pour en récupérer les droits.
J’ai envoyé un mail au directeur d’un célèbre média indépendant, pour lui donner une info et proposer qu’on en parle.
Aucun ne m’a répondu. Aucun. Pas un mot, pas un accusé de réception, pas un je-n’ai-pas-le-temps-pour-vos-conneries, pas un merci-mais-non, pas un oui-oui, pas un merde.
Mes courriers, pourtant, je les avais fignolés pour qu’ils soient simples à lire et à comprendre, pas embarrassants pour leur destinataire, sans fioritures, cordiaux, clairs, sincères, dans une graphie sans artifice, en noir et blanc, professionnels.
Damned ! Je croyais naïvement (avant d’avoir des difficultés sociales, en fin de compte) que c’était ainsi qu’on faisait : les écrivains s’écrivaient ; les littérateurs se parlaient de littérature ; les artistes se tournaient autour avec des idées artistiques. René Char est « monté » à Paris rejoindre la bande de castagneurs surréalistes à l’invitation de Paul Eluard, à qui il avait envoyé sa pauvre petite plaquette publiée à compte d’auteur à l’Isle-sur-la-Sorgue. Le petit Saint-Just de Blérancourt dans l’Oise a rejoint la cohue révolutionnaire parisienne à l’invitation de Robespierre, son idole. Les placards de Claude Simon et de ses correspondants privés débordent. Ceux d’André Breton, n’en parlons pas. Les archives nationales sont pleines de la réponse de tel grand homme à tel petit : partout, tout le temps, un jour, untel a reçu la réponse d’untel, et c’était parti : il se passait là quelque chose. Deux humains parlaient, et parlaient enfin d’autre chose que de la vie normale.
Mais l’absence de réponse, l’absence totale, irrémédiable, de réponse, le silence (le mépris que suggère le silence ? Je n’ose y croire, le dire, le penser) est un truc d’aujourd’hui, je suppose.
Je me souviens n’avoir pas répondu à la lettre d’une « admiratrice » suisse qui m’avait très vite écrit une lettre manuscrite après la parution de mes Érythréens.
Or comment vivent-ils — comment parviennent-ils, tous les taiseux de la correspondance, à passer la journée sans ressentir dans leurs entrailles la fine, la malodorante, la dérangeante petite gêne que je ressens, moi, lorsqu’on m’a parlé et que je n’ai pas encore répondu. Comment font-ils ?
Je me souviens n’avoir pas répondu à la lettre d’une « admiratrice » suisse qui m’avait très vite écrit une lettre manuscrite après la parution de mes Érythréens. Sa lettre était un peu exagérée et de facture pompier, mais elle est restée en moi pendant quelques jours. J’y ai pensé, j’ai pensé quoi dire, quoi répliquer. Et, pris par autre chose, par le petit succès du livre, par d’autres courriers auxquels j’ai répondu, je l’ai négligée, cette lettre venue des montagnes. Dans mes multiples déménagements, je l’ai perdue. Et jusqu’à ce jour, je m’en veux, j’y repense, je cherche à réparer.
Plus tard, j’ai envoyé un mail à un vieux baron de la littérature française. Lui m’a répondu, de bonne grâce et de mauvaise humeur. François Bon répond. Pierre Michon, sur Facebook, tisonne le feu des autres et s’amuse, et quelquefois répond ; quelquefois il surgit sans qu’on lui ait rien demandé. Il faut croire que nous venons d’un monde disparu et que j’en suis, peut-être, l’engeance la plus nouvelle, c’est-à-dire le plus jeune de tous les échappés de ce monde disparu.
On s’y parlait par billets, par pneumatiques, par courrier ordinaire, par carte postale, par télégramme. On répondait toujours, deux ou trois mots. On consacrait une heure ou deux par jour à « faire son courrier ».
Je ne regrette pas ce temps, qui traînait quelques mottes d’horreur sous les semelles de ses bottes. Je dis seulement que je suis étonné de croire encore à des choses révolues — moi, de tous les hommes ! Et d’être médusé par ce qui semble pourtant si facile à vivre.
Mon rêve, cette nuit : Je suis de retour à Los Angeles où j’ai vécu, adolescent. Une intense activité volcanique souterraine libère et enflamme des poches de gaz ici et là dans la ville, provoquant d’énormes explosions soudaines et des incendies. Jusque-là, la catastrophe était restée lointaine : on ne voit que des colonnes de fumée, au loin.
C’est alors que les autorités mobilisent tous les hommes en âge de combattre, dont je suis. Elles disent craindre autre chose, ailleurs. Les civils sont convoqués à un rassemblement, sur un terrain de sport (celui de mon ancien lycée, Fairfax High School, sur Melrose Avenue, je crois). Je m’y rends avec ma compagne. Nous nous tenons debout, en ligne, avec les autres, attendant les ordres de marche, un discours, quelque chose.
Pendant ce temps-là, nous voyons des éruptions de lave percer du sous-sol de plus en plus près de nous. J’indique à ma compagne un incendie dont nous apercevons le feu, à gauche.
Soudain, devant nous, une énorme boule de feu nous surprend : l’explosion était cette fois à moins d’un kilomètre. Nous voyons les gens paniqués courir, au loin. Mais nous restons tous en ligne, sagement, impatients qu’on vienne nous dire quelque chose, nous faire faire quelque chose.
Mais rien. Nous attendons la prochaine explosion, anxieux. Je sais que je vais être enrôlé dans une guerre aberrante, alors que le vrai désastre est ici, commencé. Je suis furieux contre les incapables du gouvernement. Je me dis que je vais proposer à tous les gens bêtement alignés au garde-à-vous autour de moi de désobéir et de nous organiser nous-mêmes.
Je me réveille. La métaphore est claire comme l’eau d’un torrent. Ma colère, intacte.
POST-SCRIPTUM. J’identifie mieux ma colère, maintenant, une heure après le réveil : elle visait spécifiquement Macron. Non pas parce qu’il est cet insupportable président de la République qu’on connaît, mais pour avoir rêvé de lui, pour son culot, son sans-gêne de s’être immiscé dans mon rêve. Alors que pourtant, jamais dans celui-ci il n’est apparu ou n’a été mentionné. Ma réaction, en me souvenant de tout ça, en buvant mon café : un « Merci monsieur le Président » aux dents serrés, méprisant. Mon inconscient organise tout ça avec maestria, il faut croire.
Je peux parler technique ? me glissa-t-il timidement, après que je lui avais demandé ce qu’il avait conservé de l’enseignement d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris dans ses compositions pour Dizzy Gillespie. Bien sûr, répondis-je sottement.
Et alors commença une longue et tortueuse description de toutes sortes de rythmes endiablés et foldingues, d’intervalles inédits, de timbres, de folies hallucinées que Lalo Schifrin avait récolté au fil de la Turangalîla-Symphonie ou Des Canyons aux étoiles et qui survécurent et s’instillèrent sans y paraître dans sa Gillespiana ou au hasard de ses compositions géniales et minuscules disséminées au gré des épisodes qu’on lui commandait de Mission: Impossible. L’attachée de presse et moi, nous fûmes stupéfaits : ah, on voulait parler musique, alors on parlait musique…
Cet homme portait beau, avait une magnifique crinière blanche, parlait un français impeccable, zézayant fièrement avec son accent argentin.
C’était le 14 juillet 1999, dans le hall de son hôtel, un peu en dehors de Vienne, en Isère. Il allait pleuvoir, je m’étais bien organisé et je me croyais libre, et j’étais heureux de rencontrer ce vieux monsieur dont je dévorais les disques depuis tant d’années. C’était l’une des premières interviews de ma carrière de journaliste : je l’avais arrachée à ma rédaction en chef parisienne en lui mentant outrageusement (un billet de train, une nuit d’hôtel miteux, et des promesses en l’air : bref, l’histoire de ma vie professionnelle) et j’y étais enfin. J’ai posé des questions stupides. J’ai dit bêtement que j’aimais son travail depuis que j’étais gosse. J’ai été obséquieux, maladroit, à côté de la plaque, crâneur, c’est-à-dire que j’avais tout pour faire carrière dans ce métier.
Dans la nuit, dans la coquille noire du Théâtre antique mouillée par une petite bruine, j’ai ensuite vu Lalo Schifrin diriger son big-band debout, sa main droite sur le clavier, la main gauche lançant la foudre, commandant le vent, pilotant les anges du ciel, libérant les parfums et les cris de la jungle amazonienne, s’enveloppant dans les fumerolles d’un grand train filant dans l’immensité de l’Amérique du sud, et lui, Lalo Schifrin, face à tout ça, était souriant, heureux, sautillant comme un gamin de vingt piges parce qu’il faisait de la musique.
Tout ce que j’ai vécu ensuite, jusqu’à mes premiers reportages en Afrique, a été mesuré à l’aune de ce 14 juillet-là, sous la bruine. Rien n’a tenu le choc. Je regrette seulement avoir été un idiot, c’est-à-dire n’avoir été qu’un journaliste, avec autant de limites, aussi peu de liberté et une cupidité de pickpocket.
Le cortège du vice-légat, Claude Marie Gordot (1766). Musée Calvet, Avignon.
Je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de noir à Avignon, de ce noir plus noir que le noir que pétrissait Soulages, un noir de ténèbres, un noir de vent glacé, de journée vaine de la morte saison.
Même si l’après-midi que je viens de passer à errer dans ses ruelles mornes et pierreuses est douce à vivre (d’une douceur d’exil, de cavale réussie), je ne peux m’empêcher d’être habité par une forme légère du cafard, tandis que des choucas criaillent dans les arbres, régnant sur la terre et les jardins des hommes, alors que les martinets peinent à mettre dans la tiédeur printanière une touche de gaité.
Sans but, songeur, oisif, je débouche soudain de plain-pied, et comme surpris, dans le rêve éveillé de ses placettes, de ses églises bouclées à double tour et veillées par des ormes ou des platanes solitaires bruissant dans le vent moite et chaud de juin, sous le ciel blanchi par de lointains orages qui n’atteindront jamais cette cité bougonne enclose dans ses remparts, soufflant sa mauvaise haleine de vasière, comme toutes les bourgades bordant le Rhône : Vienne, Valence, Bollène, Pierrelatte, Orange, Arles…
Cherchant et trouvant la fraîcheur dans la petite cathédrale, tout en haut du « fol escalier » du Palais des papes comme l’appelait René Char, je dénombre les papes oubliés dont on a tiré le portrait, pour l’éternité, pour presque rien, dans l’église juchée sur le rocher des Doms. J’écoute. Les mitres, les clés, les noms de Bienheureux n’évoquent plus rien, sinon la disparition, le très destructible ordre dominant. La splendeur de leur visage de cire, la richesse de leur accoutrement, c’est tout ce qui reste de la pompe et de la gloire, mais aussi de la vanité du feu d’étoupes qu’on allumait naguère pour rappeler à leur inutile sainteté la futilité de leur règne, qui aujourd’hui les relègue dans les fonds de tiroirs de l’Histoire.
Ici, ce qui a encore de la majesté à mes yeux (ou disons de la grandeur, c’est-à-dire de la violence), c’est la geste folle des patriotes de 1790 qui s’insurgèrent très vite contre la puissance ecclésiastique gouvernant l’enclave avec ses légats italiens, tandis que leurs frères français faisaient leur scandaleuse révolution à une matinée de cheval des clochers d’Avignon. Ils tonnèrent, ils s’assemblèrent, ils cognèrent dur, ils sabrèrent à tour de bras, ils saccagèrent les autels et les sacristies, de joie et de révolte, hilares d’avoir fait si facilement tomber la clique des culottes de soie à rubans, des soutanes romaines, des belles et fines épées gravées des fils de famille.
Je ne peux m’empêcher non plus de repenser aux matelots et aux cordonniers d’Arles, qui vinrent leur donner le coup de main décisif au printemps 1791, traînant derrière leur troupe de traîne-savates en cocarde, en tricornes poussiéreux, en sabots, un vieux canon retiré de la tour gardant l’entrée du Rhône sur ordre de leur maire Pierre-Antoine Antonelle, lequel marcha à leur tête, délaissant sa petite municipalité dérisoire pour un destin plus glorieux, plus fraternel, et plus suicidaire. Cette pétoire joufflue, pénible à tirer, remporta finalement la décision à deux pas d’ici, dans les champs de garance de Sarrians, lorsque les enragés de la ville se lancèrent à la diable contre l’armée des aristocrates et des curés retranchés à Carpentras. C’est ainsi à la fin qu’Avignon et le Comtat Venaissin sont devenus français : grâce à la poudre et à l’inconscience des Jacobins du Midi, chauffés à blanc par les journaux qu’imprimaient, en lieu et place des faire-parts de mariage et des affiches judiciaires, les artisans typographes de cette pauvre ville, ennuyeuse et belle, que je hante aujourd’hui, en 2025, et qui n’a aucun souvenir d’eux, sinon dans quelques noms de rues à friperies, à théâtres miteux et à glaciers de saison.
Noire, je vous dis. Noir et or. Noir de l’oubli, or des fous.
Le massacre des chiens, Chronique de Berne de Diebold Schilling le Jeune.
Premier jet, première page : je punaise ici ce qui traîne sur mon bureau. Ici, l’amorce d’un récit : TUER TOUS LES CHIENS ou « L’imprudent caprice du bourgmestre Hans Waldmann qui en 1489 entraîna la révolte du petit peuple de Zurich, sa capture et sa décapitation au sabre, sous les hourras des propriétaires de chien ». Qui sait où tout cela nous mènera ?
C’est quand même, d’abord, que les gens aimaient bien leurs grands chiens, qu’ils aimaient leurs sourires. Il faut dire qu’ils avaient cette manière, les chiens, d’accourir vers eux, heureux d’être, je veux dire d’être des créatures de Dieu et les amis des hommes. On les voyait d’ailleurs un peu partout en ce temps-là traîner dans les cours de ferme, sur les places des villages, aux portes de Zurich, avec leur fière posture cambrée, leur pelage luisant, leurs oreilles joyeuses, leur belle langue rose contente de respirer, puisqu’un peu partout en ce temps-là ils vivaient en communauté positive avec les Suisses. Que ce soit dans les campagnes reculées ou dans la cité enclose, sur les berges de la Limmat et du lac bleu-glace, au pied des montagnes enneigées, sur leurs pentes, dans toute la vallée, il n’était donc pas question qu’on touche à leurs chiens d’abord et avant tout pour cette raison-là : les gens les aimait bien.
Et puis, les chiens servaient à leur travail.
D’abord, ils les accompagnaient à la chasse. Alors qu’ils n’étaient armés que de leurs pauvres arcs de noisetier, de leurs arbalètes déglinguées à ficelle ou de leurs longs épieux dans lesquels étaient fichés d’une simple pointe à ailettes, les gens leur demandaient de débusquer pour eux les cochons noirs dans les bosquets de chênes ou les sapinières, de renifler le passage des chevreuils, de pister les lapins, de soulever les grives, les pigeons, les perdrix ; de cette viande cuite, ils faisaient ensuite des pâtés, des ragouts, des saucisses pour toute l’année, et tout ça était impossible sans l’aide des truffes sensibles, des belles pattes griffues et musculeuses des chiens, de leurs gueules. Ça changeait de l’ordinaire, du pain gris, des oignons, des raves bouillies en potage, des poissons vaseux parfois, du gras du lard dans le potage.
Ensuite, les chiens restaient toujours tranquilles aux lisières de leurs troupeaux et veillaient, en sphinx, sourcilleux, prêts à venir embrasser les hommes qu’ils connaissaient comme à aboyer crânement sur les curieux, les voleurs, les idiots. Ils étaient les premiers aux basques des étrangers de passage, humant leurs genoux, surveillant leurs mains, quand les villageois restaient à distance, ne se doutaient jamais de rien. Ils ne dormaient pas quand, eux, dormaient. Ils jouaient avec les enfants quand eux, non.
Les chiens étaient là, parmi eux, dans un juste partage du monde et de la vie. Et pourtant, un jour de 1489, le bourgmestre de Zurich Hans Waldmann ordonna de les tuer tous.
Cher toi, voici des nouvelles. J’écris sans relâche, tous les jours, lancé dans un nouveau livre comme un fugitif cherchant un asile. Et c’est absurde. Je le sais.
Car il m’arrive quelque chose à quoi je ne m’étais pas attendu lorsqu’il y a bientôt une quinzaine d’années, l’éditeur Jean-Philippe Rossignol m’a annoncé, par-dessus une assiette de pâtes, qu’il publierait mes Erythréens. Et qu’ainsi, un vieux désir jamais éteint, ce à quoi j’avais pensé vouer ma vie future dès l’âge de dix-sept ans (mais que j’avais fini par abandonner tristement, lamentablement, dix ans plus tard, à force d’échecs et conscient de n’être pas encore prêt), allait être satisfait quand même. Que ma vie prenait un nouveau tour, le seul qui valait quoi que ce soit à mes yeux : j’entrais dans la carrière d’écrivain, comme ça, facilement, à force de travail et d’inconscience.
Quelques bons papiers dans la presse, des librairies enthousiastes, de bonnes places sur de bonnes tables, un accueil généralement agréable : business as usual. J’étais un parmi d’autres, mais j’étais encore, je vivais, je respirais littérairement.
Ce premier livre avait un intérêt. Même si aujourd’hui, je le juge limité, et même innocent. Mais enfin, il était ce dont j’étais capable à l’époque. Et il a été remarqué, m’a valu des invitations, des interviews, des trucs prestigieux. Puis il est paru en poche, quand même.
Après quoi j’ai publié, non pas aisément, mais disons sans angoisse et sans devoir attendre beaucoup, un roman encore jeune (comme un vin clairet, inachevé et facile) aux éditions des Equateurs, grâce à l’entregent de Jean-Philippe Rossignol auprès de Sylvie Fenczak et Caroline Bokanowski. Puis un troisième, plus élaboré, plus noir, plus aventureux, toujours aux Equateurs, alors que je m’étais exilé pour vivre une autre rage inassouvie d’adolescent : être correspondant à l’étranger d’un grand média français.
Quelques bons papiers dans la presse, des librairies enthousiastes, de bonnes places sur de bonnes tables, un accueil généralement agréable : business as usual. J’étais un parmi d’autres, mais j’étais encore, je vivais, je respirais littérairement.
Puis sont venus les deux suivants : d’abord un récit bizarre, crépusculaire, repris au vol à mon retour du Maroc (alors qu’il se dirigeait vers la poubelle de l’oubli) par Chloé Pathé et Marie-Pierre Lajot des éditions Anamosa, puis une commande de Jean-Christophe Brochier pour la collection Don Quichotte des éditions du Seuil : cet Éloge de la grève où j’ai laissé la bride sur la crinière de mon cheval et donné un bon coup de talons pour voir jusqu’où je pouvais cavaler, à quel octave je pouvais monter.
Mais c’est là que tout s’est arrêté. C’est là que je suis aujourd’hui.
Fasciné, amoureux, ou du moins charmé, convaincu, je me suis avancé, la gueule enfarinée, dans les pas de mon cher Pierre-Antoine Antonelle pour refaire, ou plutôt rejouer sa vie avec lui, de 1747 à 1817…
J’ai pris une décision déraisonnable, il faut dire. Ce devait être 2019, quelque chose comme ça. Fasciné, amoureux, ou du moins charmé, convaincu, je me suis avancé, la gueule enfarinée, dans les pas de mon cher Pierre-Antoine Antonelle pour refaire, ou plutôt rejouer sa vie avec lui, de 1747 à 1817. Quatre ans de travail, sans douter beaucoup. Et à la fin, c’est un gros livre, une vie d’homme tout entière. Oh comme je l’aime ! Or ce livre n’intéresse personne. Personne ne le lit, personne ne l’a lu jusqu’au bout : c’est assez bluffant. À part ma compagne qui a toujours été ma première lectrice et qui se retrouve être la seule. On m’a même dit qu’on avait « pas réussi à s’y intéresser ». Alors Antonelle dort au fond de mon bureau, attendant le baiser de sa belle au bois dormant, à la Saint-Glinglin.
Puis, sans attendre, sans broncher, je me suis lancé dans un geste autobiographique bref et fantasmagorique, sur mon enfance dans la Californie pornographique des années Reagan et la misérable et héroïque épopée de mes pères, dans les rues de Paris et la campagne pluvieuse de l’Oise et de Picardie. Or je n’ai là non plus éveillé la curiosité de personne. Ce livre-farandole s’est éteint et sommeille quelque part avec Antonelle, piteux, dégrisé.
Puis (la guerre, la guerre sale étant partout, la guerre étant ici et ailleurs), j’ai peint de grandes huiles épiques, dressé sur leurs chevaux la figure de petits héros incroyables, suivis de grands salopards provinciaux dans la mêlée confuse des conflits révolutionnaires, halluciné avec des soldats perdus, retrouvé mes vieux oncles cantalous dans la gadoue des tranchées de 1914, interrogé mon père sur sa guerre d’Algérie en camp disciplinaire, proposant ainsi de faire visiter ma Galerie des batailles personnelle, alors que la guerre, la guerre sale, la guerre télévisée, les guerres de toutes sortes nous cernent et se rapprochent de nos vies à tous, contre toute attente. Mais aucun éditeur n’en veut : il ne savent dire pourquoi, puisque la plupart du temps, ils ne disent rien.
Il doit y avoir une disposition en moi. Car je ne connais rien qui me procure une joie aussi profonde que d’écrire. D’imaginer des livres. De composer des livres. De le faire à la main, seul, avec mes fantômes…
Et me voici encore aujourd’hui, en mai 2025, à l’œuvre sur une nouvelle folie, depuis des mois. Sans guère de doute, au fond. Sans aucune hésitation dans mon voyage quotidien, solitaire, obstiné, dans le manuscrit. Pourquoi je fais ça ? Oui, pourquoi ? C’était là que je voulais en venir.
Cher toi, voici ma réponse : je ne sais pas. Il doit y avoir une disposition en moi. Car je ne connais rien qui me procure une joie aussi profonde que d’écrire. D’imaginer des livres. De composer des livres. De le faire à la main, seul, avec mes fantômes, et ceux de Montaigne, Shakespeare, Flaubert, Proust, Faulkner, Cendrars, Giono, Camus, Claude Simon, et quelques vivants comme Pierre Bergounioux, Eric Vuillard, Alexis Jenni ou Pierre Michon, et Mathieu Larnaudie à qui je trouve une voix entêtante, dure, terriblement nôtre. Je dois être mégalomane, sans doute. Ou bien complètement irresponsable, peut-être. Ou bête comme mes pieds. Ou stupide, au point de me vêtir moi-même d’un pourpoint et de chausses bouffantes, et de me prendre devant toi pour un poète classique. Je ne sais vraiment pas.
Je m’en inquiète, tout de même. Est-ce cela qu’on appelle un destin, ou plus exactement la vie qui aura été la mienne ? Car je sais bien, ou plutôt je vois bien ce qu’il y a de pathétique dans ma situation, et ce qu’il y a de prétentieux et d’infatué. Je m’étais cru à l’aise, conversant avec la bonne société, médaillé et je me vois clairement et distinctement aujourd’hui envoyer mes PDF, imprimer mes manuscrits pour rien, payer la poste une fortune en écrivant aux éditions Gallimard, rue Gaston-Gallimard, à Gallimard-Ville, recevoir une seule réponse pour dix envois : un refus impersonnel, nul, net. Je me vois aussi pester à chaque passage dans une librairie, me disant : Quand même, je sais bien que je ne suis pas un génie, mais que je fais mieux que ça (et je feuillette des navets, des pleurnicheries, des machins sans colonne vertébrale, sans intérêt, sans style, et je referme la page, triste et amer, comme une espèce de misérable petit Hitler à Vienne, sûr de mon talent mais frustré par l’incompréhension des puissants de la terre). Je sais ce qu’il y a de comique, ce qu’il y a de bêtement romantique dans tout ça. Et qu’on ne vienne pas me parler de la « vocation », du « don naturel », du sacrifice du poète incompris brûlant comme un damné sur son bûcher au milieu de son époque médiocre !
Non, ce n’est pas ça. C’est autre chose. J’ai noté quelque part qu’on ne pouvait pas détester son époque et attendre en retour être aimé d’elle. C’est peut-être une piste.
Je me remets au travail, heureux comme un navigateur solitaire à la barre de mon joli petit yacht, sur l’étincellement infini de la mer…
Et régulièrement je me vois secrètement me demander pourquoi je m’obstine, comment faire, qu’est-ce qui cloche, qui rencontrer, comment convaincre… Et j’ai honte, mon vieux, tu peux me croire : honte non pas d’être en échec, mais d’en ressentir quelque chose de mauvais, d’en être affecté. Alors le lendemain matin, à peine réchauffé par mon café, je me remets au travail, heureux comme un navigateur solitaire à la barre de mon joli petit yacht, sur l’étincellement infini de la mer.
Cher toi, tu vois, je voulais écrire ceci pour mettre des mots et commencer peut-être à comprendre grâce à toi pourquoi je fais tout ça. Pourquoi je m’obstine à écrire pour rien, pour Hécube, « pour une tunique vide, pour une Hélène » (aimer Séféris ou rien). Pourquoi, maintenant que je m’apprête à abandonner pour toujours le journalisme, mon gagne-pain, je ne rêve qu’aux livres, qu’à leur contenu, qu’à ce qu’ils me font, ce qu’ils nous font à tous. Pourquoi, alors que l’époque contredit tout ce que j’aime, je veux partir sur ce chemin-là avec autant de feu dans les entrailles.
Et puis voilà : ce n’est pas une carte postale, mais un autoportrait tirant la langue, brossé en plein après-midi, pour dire que je ne me comprends pas bien ce qui m’arrive. Comme le nota jadis Blaise Pascal dans ses paperasses : « Pensée échappée : je la voulais écrire. J’écris, au lieu, qu’elle m’a échappée. »
Je ne retournerai jamais en Afrique. J'y ai pourtant passé les heures les plus ardentes de ma vie d'adulte. Alors voici les artefacts d'un art très naïf, où tout se passe comme si quelqu'un avait vécu tout cela à ma place.
J’ai tenu pendant quelques années, presque dans une autre vie, le poste de chef de bureau pour l’Afrique d’une ONG internationale basée à Paris, comme on dit. Un poste que j’avais rêvé d’occuper, puisque j’étais naïf. Peu après mon embauche, le correspondant en Gambie de cette organisation a été assassiné, juste avant Noël. On m’a alors aussitôt dépêché dans le pays pour présenter nos condoléances à la famille et tenter le début d’une enquête, comme on pousserait quelqu’un dans une piscine. Mon travail a contribué modestement, des années plus tard, à la condamnation des tueurs.
BANJUL, GAMBIE 2004 (3/3)
Dakar, plus tard, fut l’antichambre de son retour, le lieu où, après avoir échappé à un danger, à une pensée macabre, à une crainte, on se pose : il y trouva la chaise sur laquelle on s’assied avant qu’on ne se plonge le visage dans les mains pour se dire que, ça y est, c’est fini. Il descendit (faute d’argent et de connaissance de la capitale sénégalaise) dans un hôtel miteux du quartier du Plateau, une espèce d’édifice colonial aux volets de bois, vide de clients, craquelé, grouillant de cafards, en bordure d’un terrain vague au-dessus de quoi tournaient des vautours venant, la nuit, dévorer les restes des chiens crevés venus mourir là. Son avion pour Paris était prévu le lendemain.
Le dernier jour, il eut le temps d’aller voir les deux employées du journaliste à l’hôpital, de leur rendre visite avec un ami du mort qui, en entrant dans la chambre immaculée et luisante, le présenta, qui leur dit qui il était, pourquoi il était venu, qui traduisit un peu du wolof ou du mandenkan quand les deux filles blessées, pansées, alitées, encore terrorisées, sentant l’éther et le savon noir, précipitèrent le récit du meurtre dans leur bouche sèche, répétant ce qu’il savait déjà, ce qu’il avait imaginé : la ruelle de Kanifing, les appels de phares, le taxi jaune sans plaques, les balles traversant la portière, les sièges, leurs jambes, leurs épaules, la poitrine et la tête du boss, et tout ça. Puis il rentra à son hôtel. Il s’enferma. Il respira.
Aussitôt il chercha de quoi il avait peur, quelle bête, quelle maladie venait de lui sauter dessus, faisant très vite défiler des idées dans son esprit baignant dans une sauce marron, amer et tiède, et il ne trouva que des anecdotes sans intérêt, des sottises sans importance…
C’était alors la nuit de Noël. La crise démarra dans la salle du restaurant vide, ou même plus précisément dans l’assiette de poulet yassa qu’on servit à il en guise de dîner de Réveillon, un cercle de céramique ébréché dans quoi baignait, dans une sauce marron, une maigre cuisse de volaille et une poignée de lamelles d’oignons. Ou bien elle naquit entre ce repas décevant, tiède et amer (un poulet yassa, de la banane cuite à l’huile et une bière) et l’antique téléviseur cathodique suspendu sur un mur au-dessus du bar, au bout d’un bras articulé, une espèce de hublot rectangulaire grésillant, diffusant dans un entremêlement de parasites et de hoquets un journal télévisé au présentateur hiératique (regardant non pas le téléspectateur, mais un point indéterminé sous le menton du téléspectateur), des images de ministres, de courtisans, de projets agricoles, de rubans inauguraux, de machines et de manufactures flambant neuves. Autour du téléviseur, et autour de lui, de l’assiette dans laquelle il débitait de plus en plus lentement une maigre cuisse de volaille grisâtre, autour de la nappe de linoléum couvrant sa petite table de bois, de la salière en plastique, de la bouteille de ketchup, autour de son demi-litre de Gazelle perlé de gouttelettes glacées, autour de l’ampoule éclairant la scène, et même autour de la salle de restaurant à la vingtaine de tables désertes, même pas dressées, même pas éclairées, autour de son crâne bourdonnant, de sa petite vie idiote, il n’y avait rien, rien que la crise, la lente montée engourdissante de son angoisse, sa solitude et sa peur.
Car oui, sans vraiment savoir ce qui le saisit, en un instant il eut très peur. Aussitôt il chercha de quoi il avait peur, quelle bête, quelle maladie venait de lui sauter dessus, faisant très vite défiler des idées dans son esprit baignant dans une sauce marron, amer et tiède, et il ne trouva que des anecdotes sans intérêt, des sottises sans importance. Et puis soudain il se dit qu’il n’était pas vacciné contre la fièvre jaune bien que c’était obligatoire pour entrer au Sénégal et surtout en Gambie, et qu’assurément donc, il l’avait contractée, qu’il n’avait pris aucune précaution avant de sauter dans le premier avion du lundi pour l’Afrique de l’Ouest et qu’il allait devoir en payer le prix, et que le début de la rétribution pour sa bêtise et son inconséquence allait être assurément les contractions et les éructations de la fièvre jaune, et sans doute aussi la malaria, et probablement une bactérie intestinale. Ce fut cela qui meubla sa peur, qui prit place en lui, qui l’investit.
Sans attendre, il remonta dans sa chambre après avoir fait un vague signe qu’il avait fini au jeune couple incrédule qui tenait, pour personne, pour lui uniquement, le restaurant de son hôtel (les deux, garçon et fille, guindés, vêtus de blanc, s’étaient tenus tout le long du repas du seul client de l’établissement dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine, l’observant, mais faisant mine de ne pas l’observer, se demandant ce qu’un Blanc faisait là, tout seul, le soir du Réveillon de Noël, dans la salle de restaurant d’un hôtel désert du Plateau à Dakar), il s’engouffra dans sa chambre, claqua la porte et la boucla à double tour. Un instant, il se crut délivré, mais la bête, la maladie ne restèrent pas dehors : elles entrèrent avec lui et en lui, ne lâchèrent ni sa gorge ni sa poitrine, les serrant, les tenant dans leur poigne surnaturelle. il s’assit sur son lit sans allumer la lumière. Sa chambre était noire, striée seulement par la lumière orangée, inopportune et sale d’un lampadaire, dans la rue, qui s’insinuait comme un gaz toxique entre les lattes de la persienne fermée, et alors que le soir était chaud dehors, l’air était bizarrement froid, un froid de tombeau, de chambre mortuaire.
Mais chaque fois qu’il redressait la tête, que ses yeux se perdaient de nouveau dans l’obscurité de sa chambre, une grosse main empoignait sa gorge et le tenait ainsi en respect, lui disant qu’il allait mourir…
Sur le moment, ce ne fut pas évident pour il de comprendre ce qui était en train de se lever en lui, quel cauchemar était en train de danser dans sa cervelle, quelle vision d’apocalypse se ranimait, mais vingt ans plus tard, il comprenait mieux. Recroquevillé sur son lit, enroulé dans la couverture militaire qui était fournie avec la chambre, réfugié dans le noir complet, dans le silence, la porte bouclée, il s’efforçait alors de penser à autre chose, de se distraire, d’occuper son esprit entré soudain dans une forme d’extra-lucidité cruelle, d’éclairage trop intense de laboratoire médical, en triturant avec obstination son vieux portable Nokia, en faisant des jeux, des Snake, des Tetris, imaginant alors que chaque partie, chaque minute dépensée à jouer (ou à se forcer à jouer) dans le petit écran noir, le visage absorbé par le halo blanchâtre du carré minuscule de son téléphone, était une minute arrachée au monde de l’épouvante et du puits sans fond de la mort. Mais chaque fois qu’il redressait la tête, que ses yeux se perdaient de nouveau dans l’obscurité de sa chambre, une grosse main empoignait sa gorge et le tenait ainsi en respect, lui disant qu’il allait mourir, que tout était vain, que tout était voué à l’échec, que c’était là, maintenant, dans cette chambre de Dakar survolée par des vautours affamés, qu’il trouverait sa fin insignifiante et pathétique.
La vérité nue, ce fut ceci : il n’était toujours pas consolé. Dans l’aventure et l’action, dans l’inattendu et l’extraordinaire, le danger, l’exil, l’Afrique, il expérimentait enfin ce qu’il avait cru être sa délivrance, le triomphe de son courage et sa récompense après des années d’extinction et de renoncement, mais ce n’était pas suffisant. Il se sentait toujours abandonné, et plus que jamais. Si, depuis le premier jour de son arrivée à Banjul, il avait bien retrouvé, comme il s’y était attendu avec impatience, les odeurs, les couleurs, les saveurs, la divine moiteur de la Centrafrique (repensant sans cesse à son premier voyage sur l’Oubangui, en revoyant une à une les diapositives, refaisant le trajet dans ses ruminations et la nuit dans son lit, retrouvant le Rock Hotel et le mamba jaune de Zinga comme on retrouve un ami d’école perdu de vue depuis des décennies et soudain recroisé, revu au détour d’une circonstance de la vie), s’il avait un peu rassasié la faim de loup qui avait creusé un trou profond et diabolique en lui à Los Angeles vingt ans plus tôt (répondant enfin à ses rêves éveillés de fuite éperdue dans les vieux films d’actualité de la guerre du Vietnam, ses escapades imaginées dans les palmeraies bombardées, Nikon en bandoulière, ses courses sous les bombes d’anti-héros romantique), c’était dans une immense, un incommensurable solitude qui avait maturé pendant vingt ans, dans l’incompréhension, l’absence d’amour et l’anonymat. Et cela lui brûlait affreusement les entrailles, et cela l’enrageait. Et non, rien ne le consolait, rien ne venait éprouver et combler le vide intime, vertigineux autour de quoi il avait bâti la maigre personne de trente-cinq ans qu’il était et qui agitait les bras depuis tant d’années comme une baudruche de carnaval, et la mort valait mieux que tout cela. La mort le séduisait. Elle avait une place de reine désormais dans sa vie, son trône de reine étant placé aux côtés de son trône de prince, son ombre auguste prête à le conduire solennellement et à tout moment au tombeau, en souveraine, en seule, en vraie impératrice.
À cela, il ne sut pas quoi répondre, il ne sut rien, il ne comprit rien. Tremblant, il téléphona à un ami, à Paris, à qui il ne parvint pas vraiment expliquer la situation et qui, lui-même lui répondit de gentilles banalités. Puis il appela une fille qu’il avait connue et qui l’apaisa un peu, bien qu’elle fut dubitative, embarrassée par cette attention. Le silence et la pénombre revinrent et, avec tout cela, il parvint finalement à s’endormir après des heures de bagarre dans la pénombre avec son mauvais ange descendu du ciel, dans la confusion de l’ombre rayée de sa chambre d’hôtel, et passa la nuit tout habillé, déçu, vaincu, excédé.
Je ne retournerai jamais en Afrique. J'y ai pourtant passé les heures les plus ardentes de ma vie d'adulte. Alors voici les artefacts d'un art très naïf, où tout se passe comme si quelqu'un avait vécu tout cela à ma place.
J’ai tenu pendant quelques années, presque dans une autre vie, le poste de chef de bureau pour l’Afrique d’une ONG internationale basée à Paris, comme on dit. Un poste que j’avais rêvé d’occuper, puisque j’étais naïf. Peu après mon embauche, le correspondant en Gambie de cette organisation a été assassiné, juste avant Noël. On m’a alors aussitôt dépêché dans le pays pour présenter nos condoléances à la famille et tenter le début d’une enquête, comme on pousserait quelqu’un dans une piscine. Mon travail a contribué modestement, des années plus tard, à la condamnation des tueurs.
BANJUL, GAMBIE 2004 (2/3)
Il se rendit sur les lieux du crime, le dernier après-midi de son séjour à Banjul. Là-bas, à Kanifing, en retrait d’un boulevard large et dangereux comme une autoroute, il demanda à son taxi de s’arrêter et de l’attendre et, s’enfonçant sous l’arche des arbres, soulevant la terre battue, un appareil photo à la main, il marcha en long, en large et en travers le long de la ruelle de poussière bordée de profonds caniveaux, jusqu’à la trace de l’impact de la Mercedes bleue sur le mur de moellons contre quoi elle était venue s’arrêter mollement, son mort au volant. Il prit des photographies, fit un croquis sur un bout de papier (le boulevard, la rue, les portails, les noms, les distances), il nota la nature des parcelles sur les bas-côtés, d’un côté le fond du parc de l’académie de police qu’on apercevait au loin sous les ombrelles d’un bosquet d’acacias, de l’autre l’entrepôt d’une société de construction devant quoi il avisa un gardien assis à l’ombre sur une chaise en plastique, un vieux monsieur portant une chemisette logo-typée aux armes de l’entreprise de BTP qui l’employait, une face de tortue fumant une cigarette, portant à sa bouche une minuscule tige blanche puis expirant par la fente sans lèvres de sa bouche de gros mamelons de fumée. L’homme le regarda arriver, fit passer dans ses yeux le signe qu’il avait compris que le Blanc venait lui parler, mais ne broncha pas, et à ses questions répondit qu’il ne savait rien, qu’il n’avait rien vu ce soir-là, le soir du crime, qu’il était là mais qu’il ne pouvait rien dire de bien utile, qu’il vivait là, qu’il était gardien.
Le taxi jaune attendait au bout de la rue, au coin du boulevard, son jeune chauffeur au visage piqué de boutons d’acné demeurant dans l’ombre, assis à son volant, derrière sa sourate calligraphiée pendue au rétroviseur, écoutant le reggae que geignait son autoradio, regardant là-bas son client aller et venir, et déranger les gens dans leur travail, prenant des photos, faisant des gribouillis, se haussant sur la pointe de ses pieds pour voir par-dessus les murets.
Et celui-ci (lui en t-shirt informe, trempé de sueur, rouge-langouste, coiffé d’un bob aux bords relevés, piétinant la poussière dans ses invariables Clark’s beiges) imagina la vieille Mercedes bleue du journaliste s’engageant dans la ruelle, l’homme grave et lettré conduisant, les deux employées derrière, la conversation décousue dans la voiture, lui leur disant qu’il les laisserait au coin de la prochaine rue, à deux pas de chez elles, elles lui disant d’accord, disant « bien sûr boss » ; il imagina le taxi Mercedes jaune sans plaques d’immatriculation s’engager derrière (il avançait à pas comptés au milieu de la voie de terre, concentré, mettant ses pas dans ses anciens pas, suivant le scénario qu’il déroulait dans sa tête), se coller au pare-choc, faire des appels de phare (la nuit tombait, ou faisait-il déjà nuit noire ?) ; il imagina le journaliste portant alors avec irritation son regard déformé par ses culs de bouteille vers son rétroviseur, voyant le taxi, voyant sa proximité et son agressivité, son bras gauche aussitôt faisant des moulinets par la fenêtre ouverte avec une sorte de désolation molle, disant aux tueurs pressés de passer, de dépasser, d’aller faire leur vie ailleurs ; et alors il imagina le léger déport du volant sur la droite pour se serrer le long du caniveau et le pied s’allégeant sur l’accélérateur pour ralentir et laisser s’éloigner les fâcheux. Cela exactement (le minuscule déport du volant, le pied s’allégeant sur la pédale), ce fut donc le dernier geste de l’homme assassiné (il l’imagina), le dernier mouvement coordonné entre le cerveau hyperactif et le corps lourd du journaliste qui demeura agrippé au volant de sa vieille Mercedes et regarda se précipiter le taxi jaune dans la poussière sur son côté gauche (y avait-il la place pour deux voitures côte à côte dans cette ruelle ?) quand la main noire de « Bombardeh » apparut dans l’univers crépusculaire, plein d’insectes volants et de cruauté, empoignant le pistolet, le brandissant, pressant rapidement la détente plusieurs fois jusqu’à vider le chargeur, une-deux-trois-quatre-cinq-six-sept-huit-neuf-dix fois tirant une balle de 9mm Parabellum éclatant dans la nuit (ou le soir ?), trouant la portière, la poitrine, la veste de costume, l’appuie-tête, la jambe gauche de la fille à l’arrière, la portière, le crâne, la poitrine, le bras, l’épaule de l’autre fille côté passager. Enfin (il la suivit jusque dans les hautes herbes, l’imagina) la Mercedes bleue grêlé de balles et maintenant hérissée de cris de femmes alla doucement s’affaler dans la tranchée de détritus sur le bas-côté, piqua du nez, cogna et racla le mur de moellons, fuma, siffla, s’arrêta, leva sa roue arrière comme un chien qui pisse (il l’imagina), alors que le taxi Mercedes jaune sans plaques d’immatriculation filait dans la nuit, là-bas au bout, du côté des contours noirs des palmiers découpés comme des personnages de théâtre d’ombres dans le bleu d’encre du ciel.
Il était captivé par ce qui trônait aux yeux de tous dans un coin du parking, sous le froufrou des grands arbres…
Ils avaient donc été plusieurs : un chauffeur, un tireur, un protecteur, des guetteurs, un chef, un ou des commanditaires. Il remballa tout ça et s’en fut dans son resort de la plage, d’où, se dit-il, il ne ressortirait plus que pour se rendre à l’aéroport, le lendemain, et prendre son avion pour le Sénégal, puis la France, avec son baluchon de petites informations dérisoires. Mais avant de laisser son taxi s’engager dans la voie touristique de Marina Parade, le long de l’océan, au bout de laquelle l’arche du parking de son hôtel se dressait sous les cocotiers éclairés de spots, il demanda au chauffeur de passer devant le palais de la présidence, ou plutôt devant le portail fermé, gardé, barré, coiffé de barbelés, encadré de guérites zébrées comme des berlingots, derrière un VAB peint en motif camouflage où, de la tourelle de mitrailleuse, il vit que dépassait un casque et, sous le casque, un visage noir, deux yeux blancs, la sueur, la nuit, l’énigmatique et morne rêverie des sentinelles. Des palmiers nains et obèses dépassaient de l’enceinte sécurisée, de grosses fleurs aussi, des coiffes d’acacias, et derrière tout cela, loin, au-delà d’un jardin aux jets d’eau, un bâtiment blanc aux fenêtres fermées. Le Français, le bras posé sur la portière, perdit l’intérêt de contempler ce luxueux bunker : il se dit qu’il n’apprendrait rien, qu’aussi bien il regardait un mur et qu’un mur ne dit rien que le fait qu’il est un mur, comment il est un mur, quel mur il est. Aussi tourna-t-il son regard de l’autre côté de la voiture, du côté du conducteur.
Et là, passant lentement, il aperçut, derrière les bras et les mains de son chauffeur de taxi posés sur le volant gainé dans un fourreau de friselis de caniche, sous le couvert de grands arbres fourmillant d’oiseaux piailleurs, une sorte de motel aveugle (sans écriteaux, sans lumière, sans clients, rideaux tirés), une cour en L, un parking, deux niveaux, une balustrade tout le long de l’étage. Son chauffeur alors, voyant qu’il examinait attentivement l’endroit, lui dit assez simplement, d’un ton dégagé comme si, avant de le déposer une dernière fois à son hôtel, il lui faisait visiter les quelques endroits mémorables de Banjul et qu’il passait là devant un monument d’intérêt patrimonial, que c’était le lieu de retrouvailles des Junglers du Président, que notoirement ils se réunissaient là, dans cet espèce de motel, pour boire, fumer et conspirer, parfois pour y faire venir des filles, qu’on disait qu’ils y pratiquaient aussi des interrogatoires dans les caves, que si il cherchait « Bombardeh » c’était probablement là qu’il pourrait le trouver (il sourit, il ricana même en disant cela, n’y croyant pas, se disant qu’il faudrait être fou), et enfin que le complexe était relié à la présidence par un tunnel qui passait sous la route, à ce qu’on disait. Mais il ne l’écoutait déjà plus. Il était captivé par ce qui trônait aux yeux de tous dans un coin du parking, sous le froufrou des grands arbres, à la portée de n’importe quel piéton, de n’importe quel fouineur : un taxi Mercedes jaune sans plaques d’immatriculation.
Un patrouille de chevaux s’avança en contrejour de l’incendie du crépuscule, le long des vagues : on lui dit que c’étaient les soldats d’élite de la garde présidentielle, torse nu, apolliniens, qui retournaient dans le jardin du palais sur les bêtes lustrées qu’ils faisaient galoper tous les soirs…
La nuit vint, se posa sur la Gambie, sur l’océan Atlantique, sur les cocotiers penchés sur le sable, alignés comme des soldats guettant le large, une main en visière sur les yeux. Un patrouille de chevaux s’avança en contrejour de l’incendie du crépuscule, le long des vagues : on lui dit que c’étaient les soldats d’élite de la garde présidentielle, torse nu, apolliniens, qui retournaient dans le jardin du palais sur les bêtes lustrées qu’ils faisaient galoper tous les soirs, après avoir déposé en lisière des terrasses de leurs hôtels les jeunes femmes blanches qu’ils avaient, l’après-midi même, embobinées et emmenées avec eux au bout de la baie, quelque part, pour le plaisir de les étourdir, non pas d’abuser de leur naïveté ou de les violer, mais de se montrer, de se baigner nus devant elles et de voir alors leur bouche s’assécher, leurs mots s’embrouiller, leurs attitudes s’embarrasser de timidité et de maladresse, pour le plaisir de soumettre des Blanches et d’exercer sur elles un pouvoir brut et sadique, celui de parler succinctement et d’être écouté avec religion et bêtise.
Il fumait dehors, assis sur le bord d’une chaise longue. Il les regarda passer. Derrière lui, dans le resort, des groupes de vieux Belges, conduits par un orchestre de percussions, faisaient une farandole autour de la salle du restaurant, sous la véranda donnant sur le sable, éclaboussant la nuit d’une lumière phosphorescente d’aquarium. De chaque côté de la plage maintenant plongée dans la pénombre sans étoiles, des ombres d’hommes se découpèrent au loin, noir sur noir, s’approchant, arrivant. Un serveur, sorti un instant sur la terrasse, lui conseilla gentiment, servilement de rentrer. Il rentra.
Comme la fête battait son plein dans le restaurant et le hall de l’hôtel, que la musique tonitruait, que les vieux Belges étaient saouls, que du monde encore arrivait des étages (des Anglais, des Suédois), que le personnel ne cessait de venir le voir pour savoir s’il voulait une autre bière, un dîner, un cocktail, un bracelet de coquillages, un tissu, un guide, un boubou, une statuette, il remonta dans sa chambre. Il se fit servir un dîner en room-service (un burger au goût de terre, des frites de patates douces, un soda, il s’en souvenait encore, vingt ans plus tard), se disant qu’il n’avait pas d’autre choix que d’attendre maintenant que le sommeil vienne, qu’après tout il avait fini de travailler, qu’il regarderait la télévision, qu’il fumerait des cigarettes sur son petit balcon donnant sur le parking et que voilà, cette soirée-là, cette dernière soirée en Gambie, serait celle-là.
Ce fut ce qu’il fit. D’abord, il alluma toutes les lumières de sa chambre (la tapisserie jaune, la moquette brune, le couvre-lit bleu, tout cela ressortit comme en Kodachrome dans le jour électrique, comme si toute la pièce se révélait être le décor-témoin d’une brochure touristique, d’un film de publicité des années 70), il dévora son dîner puis se vautra sur le fauteuil de laine près de la baie vitrée. Il regarda un moment la BBC, changea de chaîne, chercha, ricana, trouva du football, baissa le son et décida finalement d’aller fumer une cigarette sur son balcon, conformément à son plan, pour enrichir encore d’avantage le silence et le repos qu’il retrouvait enfin.
Il les vit sans pouvoir dire toutefois ce qu’ils étaient, qui ils étaient (ce fut d’ailleurs pourquoi dans son esprit comme ici ils ne furent désignés que par le pronom « ils »)…
Assez vite, alors qu’il fumait dehors, il les vit arriver. Il les vit sans pouvoir dire toutefois ce qu’ils étaient, qui ils étaient (ce fut d’ailleurs pourquoi dans son esprit comme ici ils ne furent désignés que par le pronom « ils »), passant sous l’arche d’entrée du parking de son resort dans un pick-up sans plaques d’immatriculation, rassemblés comme un bouquet de chardons en brassée sur la plateforme à l’arrière, les uns casqués, les autres en casquette de baseball ou tête nue, armés, en pantalon militaire, entrer dans le périmètre de son hôtel, en contrebas de lui, non pas en se précipitant pour une urgence ou pour provoquer la surprise, non, mais tout de même avec cette vitesse un peu exagérée à laquelle vont toujours, partout, les véhicules de police, un train pressé, un freinage brusque, et un arrêt n’importe où, où le hasard les a fait s’arrêter. En une seconde, une fois évanouies l’incrédulité et l’ironie, il sentit son sang se glacer dans ses veines. Ils venaient pour lui. Ils le prendraient, ils l’emmèneraient, ils en feraient leur chose.
Alors aussitôt il laissa sa cigarette, bondit dans sa chambre, tira le rideau, éteignit les lumières, le téléviseur. Il examina la pièce pour voir ce qu’il devait emporter s’il devait fuir (puisqu’il allait fuir, puisqu’il n’y avait pas d’autre solution que d’être emporté ou de fuir) et vit les quelques effets qu’il avait dispersés sur la table de chevet, sur le bureau, sur le lit, à savoir son passeport, quelque billets de dalasis mous et froissés, la clé de sa chambre. Il pensa aussitôt à ces petites choses qui lui faudrait à coup sûr dans sa fuite et se précipita ici et là dans la chambre pour les fourrer dans les poches de son pantalon, et cela sans réfléchir vraiment, possédé par une espèce de jus d’adrénaline qu’il sentait circuler dans ses intestins et battre dans ses tempes, énumérant ce qui surgissait dans sa mémoire au fur et à mesure qu’il les attrapait dans le noir, son passeport bien sûr, les clés de son appartement parisien, une carte de crédit, des cigarettes, un briquet, son portefeuille plein d’euros, de tickets de métro et de cartes de visite, des chaussures, un vêtement à manches longues. À la fin, respirant fort, il se posta près de la baie vitrée encore ouverte sur la nuit fraîche, sentant la douce haleine des jardins et de la mer s’insinuer dans son dos. Son cœur battait à tout rompre. Il songea à la manière avec laquelle il s’y prendrait (répétant, énumérant : fermer la baie vitrée, enjamber son balcon et passer sur un autre balcon, enchaîner les balcons ainsi jusqu’à une gouttière, ou quelque chose du moins qui lui permettrait de descendre jusqu’au sol, et puis courir à toutes jambes sous le couvert du jardin) lorsque les miliciens du Président enfonceraient la porte de sa chambre pour se saisir de lui. Il riva son regard sur la porte d’entrée, ou plus exactement sur le trait de lumière s’infiltrant dessous, s’attendant à tout moment à y voir s’agiter des ombres et piétiner des godillots, prêt à entendre d’un instant à l’autre une main militaire tester la poignée de laiton et la résistance du bois, ce qui serait le signal pour lui ordonner la fuite immédiate et sans questions, l’enjambement du balcon, la cavale, pensée qui fit lui sauter au visage une autre pensée, plus humiliante, plus effrayante que toutes les autres : il avait oublié de prendre son téléphone. En un éclair, il l’avisa sur son lit. Il s’en saisit, tira à lui le cordon d’alimentation, fourra tout ça dans la poche de son blouson, enfila celui-ci et se recula doucement, à pas comptés, vers la baie vitrée donnant sur le balcon.
Et là, il attendit. Le rai de lumière du couloir s’éteignit et il se retrouva dans le noir complet, ou plutôt dans un clair-obscur découpé par le halo laiteux, bleuté de la nuit, la pénombre grouillante d’insectes, de bruits lointains, de musique étouffée. Sous la porte, le trait se ralluma. On y était. Il se tenait prêt à tout et à cet instant n’eut plus aucun passé ni plus aucune personnalité ; il n’eut plus d’identité non plus, plus de mission, plus d’emploi ; il ne fut plus qu’une bête humaine un peu imbécile, impréparée et nerveuse, qui n’était plus disposé qu’à gagner du temps avant de mourir, comme une antilope isolée par un guépard dans un troupeau fuyant et zigzaguant, sautant, soufflant. Mais la lumière sous la porte ne lui parla de rien et il n’y eut pas une ombre, pas un bruit, pas un passage, sinon peut-être au loin la rumeur d’une discussion en allemand, en flamand ou en suédois, le bruit de touristes retournant dans leur chambre ou en sortant. Une, deux, trois minutes passèrent. Et soudain il entendit le moteur du pick-up se remettre en marche derrière lui, en contrebas, dans le parking, et des bruits de brodequins grimper sur la plateforme, et des portières claquer. En se retournant prudemment et se dressant sur la pointe des pieds, il vit le véhicule des miliciens qui avait déboulé tout à l’heure dans son resort faire demi-tour et quitter le parking, les hommes à l’arrière fumant des cigarettes, assis sur des caisses d’alcool, riant, discutant entre copains, et partant : ce fut ridicule et, vingt ans plus tard, il en ricanait encore.
— La suite demain —
Dakar, plus tard, fut l’antichambre de son retour, le lieu où, après avoir échappé à un danger, à une pensée macabre, à une crainte, on se pose…
Je ne retournerai jamais en Afrique. J'y ai pourtant passé les heures les plus ardentes de ma vie d'adulte. Alors voici les artefacts d'un art très naïf, où tout se passe comme si quelqu'un avait vécu tout cela à ma place.
J’ai tenu pendant quelques années, presque dans une autre vie, le poste de chef de bureau pour l’Afrique d’une ONG internationale basée à Paris, comme on dit. Un poste que j’avais rêvé d’occuper, puisque j’étais naïf. Peu après mon embauche, le correspondant en Gambie de cette organisation a été assassiné, juste avant Noël. On m’a alors aussitôt dépêché dans le pays pour présenter nos condoléances à la famille et tenter le début d’une enquête, comme on pousserait quelqu’un dans une piscine. Mon travail a contribué modestement, des années plus tard, à la condamnation des tueurs.
BANJUL, GAMBIE, 2004 (1/3)
Et tout ce temps il pensa que sa vie, enfin, était parvenue à un point de signification extrême : il avait voulu l’aventure, il l’avait ; il avait voulu la liberté, il l’avait ; il avait voulu l’amour, la gratitude et l’admiration des hommes, il l’aurait bientôt.
En décembre, peu avant Noël, il fut envoyé du jour au lendemain en Gambie, auprès de la famille d’un célèbre directeur de journal qui venait d’être assassiné par des inconnus circulant en taxi, ayant dépassé et coincé une nuit sa vieille Mercedes qu’il venait d’engager dans une ruelle sombre dans un quartier perdu de la capitale Banjul et ayant vidé le chargeur d’un revolver dans son corps, ses bras, sa portière, sa poitrine, son crâne. Le meurtre eut lieu le vendredi et il partit le lundi, le cœur battant. Il passa par Dakar, d’où il prit dans la foulée un petit avion de ligne qui atterrit une heure plus tard sur la piste de l’aéroport international de Yundum (il retrouva en un instant le ciel bleu-blanc de l’Afrique, la touffeur de l’air s’engouffrant dans la carlingue sitôt la lourde porte ouverte, son odeur de kérosène, de fruits pourris, de feu de bois), où un chauffeur de minibus l’attendait avec une pancarte, non pas une pancarte à son nom avec une faute d’orthographe ou tracée d’une écriture maladroite, mais la pancarte du complexe balnéaire où son ONG lui avait réservé une chambre.
Pendant plusieurs jours, il s’affaira. Il quitta tôt le matin le resort ouvert sur la longue plage face à l’Atlantique, laissant derrière lui les farandoles de touristes du troisième âge résidant là, se faisant bronzer là, traînant sur des chaises longues plantées dans le sable, sous des paillotes, buvant des cocktails de fruits, tapant des mains devant des orchestres folkloriques et flânant devant des cochonneries artisanales déballées pour leur jouissance exclusive, se délassant face à l’océan gris étalé devant eux comme un fond de scène.
Au-delà du parking désert il s’enfonça, à pied ou en taxi, dans Banjul et son désordre, sa langueur, sa crasse, ses klaxons, ses longues avenues cisaillées de piétons allant nulle part, un cabas à la main, dans un sens et dans l’autre, ses caniveaux remplis d’ordure, ses ornières. Il fut le seul Blanc dans toute la ville ; on le regarda passer, mais on ne lui dit rien. Il visita le journal, s’inclina sur la photographie du défunt, examina son bureau (son ventilateur éteint, son fauteuil de skaï noir, ses stylos dans un pot à crayons, sa boîte de mouchoirs), alla dans la maison familiale partager le deuil de la veuve et des enfants, recueillit solennellement les confidences des amis, des collègues, des concurrents, tous disant la même chose et désignant le coupable, un homme de main du Président, un certain « Bombardeh », celui qui disait-on avait cette nuit-là pressé la détente du pistolet. Partout il entendit ce nom, partout on lui parla de sa tête de démon qui disait-on était apparue cette nuit-là par la portière du taxi sans plaques d’immatriculation ayant dépassé et coincé la voiture du journaliste dans la ruelle sombre où il était mort ; on évoqua la gargouille noire et barbare, illettrée portant ce nom, le zombie, ou plutôt l’excroissance dans la nuit (verrue, furoncle avec des yeux blancs et une bouche grimaçante) qui avait tendu hors du véhicule un bras terminé par un pistolet et défouraillé tout un chargeur dans le corps de sa victime expiatoire (un journaliste de soixante ans, rondelet, en costume-cravate, portant d’épaisses lunettes en culs de bouteille), ou plus exactement (en fin de compte) dans la masse vivante du bœuf sacrificiel qu’avait été pour lui à cet instant sa victime, le cou de la vache noire dans quoi sa machette aiguisée de tueur avait dû planter son tranchant, sectionnant net la colonne vertébrale, ouvrant la viande rouge dans la peau noire en l’honneur des forces occultes qui avait commandé son âme d’assassin cette nuit-là, faisant tomber la bête dans la mort sans fin, l’existence idiote, malodorante et encombrante des cadavres.
Chacun savait qu’une bourrasque glacée venait en effet de traverser le pays et qu’elle était partie de la hautaine, de la mystérieuse présidence…
Il déjeuna, en terrasse, sous un parasol, dans un restaurant chic pour expatriés, avec un diplomate français, un petit homme solitaire et affecté, en chemise rayée, mocassins aux pieds, qui à son grand étonnement le couvrit de questions sur la vie à Paris, ce qu’était devenu ceci, ce qu’on faisait là-bas, plutôt que de lui parler de l’assassinat qui venait pourtant de choquer toute la Gambie, et bien au-delà toute l’Afrique, et d’envoyer un signal terrifiant et tétanisant, paralysant, stupéfiant, aux vieux intellectuels, à leurs scribes dévoués, aux femmes soignées et travailleuses qui fabriquaient le dernier journal indépendant paraissant encore en ville et survivant tant bien que mal aux ruades du jeune chef de l’Etat, à sa police et à la corruption.
Chacun savait qu’une bourrasque glacée venait en effet de traverser le pays et qu’elle était partie de la hautaine, de la mystérieuse présidence dont le palais était situé dans une palmeraie du front de mer, que le crime avait sans doute été ordonné à ses séides par le jeune officier putschiste brutal, scarifié, capricieux, superstitieux en diable et mégalomane, égoïste et vindicatif qui commandait ici depuis dix ans et qui, disait-on, faisait surveiller jusqu’au mouvement des feuilles des arbres (pensant que les choses inertes elles-mêmes conspiraient, trahissaient, conjuraient pour l’abattre) ; mais le représentant de la France, vivant seul sa petite fin de carrière à Banjul, mélancolique, reclus dans l’oisiveté, tutoyant les serveurs des restaurants pour les Blancs et les riches, fit presque comme si de rien n’était. Quand il le questionna sur ses soupçons ou du moins sur les hypothèses qu’il privilégiait s’agissant du meurtre du célèbre journaliste, l’homme haussa les épaules, n’eut pas une seconde d’hésitation et pas un mouvement de prudence non plus, avoua que bien évidemment le coup était sans doute venu de la bande de voyous entourant le président Yahya Jammeh, des Junglers, des Green Boys, ou de quelque coterie comme ça, et oui, probablement, de « Bombardeh », c’était l’évidence.
D’abord le flic refusa de prendre la requête de ce blanc-bec au sérieux, examinant inutilement son bidule plastifié en fronçant les sourcils, le tournant et le retournant entre ses doigts énormes pour rien, pour faire un geste, pour faire semblant, ironiquement, d’obtempérer à ce que le petit Français venait de lui dire…
Puis il demanda par téléphone un rendez-vous au chef de la police et l’obtint. D’emblée, les mains moites, la poitrine serrée, faisant le dur, il se présenta au rez-de-chaussée du quartier-général d’Ecowas Avenue, posant sa carte de presse péremptoirement sur le comptoir de l’entrée derrière lequel sommeillait un flic en uniforme bleu-roi et casquette noire, armé, pas seulement soupçonneux mais carrément hostile, imperméable à tout raisonnement et manifestement capable de soudains accès de violence. D’abord le flic refusa de prendre la requête de ce blanc-bec au sérieux, examinant inutilement son bidule plastifié en fronçant les sourcils, le tournant et le retournant entre ses doigts énormes pour rien, pour faire un geste, pour faire semblant, ironiquement, d’obtempérer à ce que le petit Français venait de lui dire, à savoir qu’il avait rendez-vous avec son grand chef, le redouble colonel Landing Badjie, alias « 13 ». Puis le policier, devant l’insistance du jeune homme, lui demanda finalement de patienter, de se mettre dans un coin et d’attendre sans rien dire ni rien déranger. Il téléphona. On sembla oublier le Français.
Ce ne fut qu’après quasiment une heure d’attente (dans la chaleur, la moiteur, l’embarras, la colère, la peur) que il fut finalement avisé par un policier de grade inférieur et conduit à l’étage, au bout d’un corridor, derrière des sentinelles, des pistolets et leurs chargeurs posés sur des guéridons, au-delà de secrétaires énormes, mal commodes, suant dans leur vaste robe multicolore, sous leurs turbans. Au bout de ce dédale, passant une double porte capitonnée, il fut enfin introduit dans un vaste bureau encadré de grandes fenêtres par où le soleil plâtreux de l’après-midi se déversait abondamment, violemment, à grands seaux, sur un bureau de patron croulant sous la paperasse, sous des dossiers empilés, des parapheurs ouverts, des photographies et des diplômes sous verre posés de guingois dans le foutoir. Il entra, aveuglé, cérémonieux. Il pénétra dans le périmètre d’un petit salon de skaï noir composé de deux canapés face à face. Et dans l’un d’eux, impérial et farouche, herculéen, mangeant d’épais biscuits à thé, les attrapant de sa grosse main et les fourrant entiers dans sa bouche béante qui respirait comme un moteur de locomotive, se tenait une masse, un regard dru, un buffle, un colonel en chemisette bleu-roi, galonné de noir : l’inspecteur général de la police, le redoutable Landing Badjie, alias « 13 ».
Pendant une heure au moins, dans son canapé de skaï noir, le chef de la police dégoisa librement, divagant de-ci de-là le long d’un récit d’homme blessé, disant qu’il était un ami du journaliste assassiné, qu’il était son ami cher, que quelques jours avant son assassinat il lui avait encore parlé, qu’ils avaient bu le café ici même dans ce bureau, qu’il l’aimait, qu’il était triste et furieux de sa mort comme tous ses proches (et tout en parlant, il enfournait les biscuits un à un dans sa bouche qui articulait fort et vite dans un Pidgin English que il avait parfois du mal à suivre, postillonnant un aérosol de miettes, montrant dans sa cavité rouge-sang le mâchouillis, le résidu beige qui lui collait aux dents, au palais, à la langue), promettant à son interlocuteur qu’il ferait tout pour que la vérité soit connue et que les assassins soient arrêtés.
Il s’envola, s’exalta et s’enroula dans ses propres paroles, jura, fit des serments et des promesses (et toujours mâchant un biscuit après l’autre et crachant en articulant son charabia une projection de miettes)…
Le Français, figé sur sa banquette, le dos poisseux, les yeux rouges, impressionné, eut beau chercher à structurer la conversation en posant quelques questions (mais des questions idiotes, car sa cervelle était embrouillée et comme exsangue, incapable de penser correctement, ou du moins de penser avec logique et continuité), ce fut inutile : le chef de la police conduisit son récit par lui-même et sans attache, sans tenir compte des remarques, des relances, des demandes bafouillées par le jeune Blanc se tenant face à lui avec un bloc-notes et un stylo-bille entre les mains et n’écrivant rien, ne faisant même pas le geste de vouloir écrire quoi que ce soit. Il s’envola, s’exalta et s’enroula dans ses propres paroles, jura, fit des serments et des promesses (et toujours mâchant un biscuit après l’autre et crachant en articulant son charabia une projection de miettes, exhibant les grumeaux de pâte beige dans sa bouche, les décollant de ses gencives avec sa langue, tandis qu’il répétait la même chose, la même éternelle litanie plaintive d’ami qui venait de perdre un ami), il insista pour dire qu’il avait des soupçons, qu’il avait une piste qu’il ne pouvait pas évoquer ici devant un journaliste évidemment, mais qu’il allait bientôt se passer quelque chose ici à Banjul, et quelque chose d’important, qu’on se le tiendrait pour dit, qu’on saurait enfin qui et quoi et comment et pourquoi.
Face à lui il finit par ne plus du tout penser aux propos anarchiques que le chef de la police lui tenait, mais demeura captivé, obsédé par les miettes de biscuit que le fort courtois et terrible buffle en uniforme trônant dans les bourrelets de skaï répandait dans l’air de son bureau en jets brusques ; et d’ailleurs, vingt ans plus tard, il les voyait encore, lorsqu’il se ressouvenait de ce rendez-vous. Et puis soudain, sans prévenir, le chef de la police se leva en appuyant ses énormes mains sur ses genoux, s’essuya grossièrement la bouche et lui montra la porte de son bureau avec une sorte de nonchalance et un netteté définitive, tournant alors le dos à son hôte et à la double porte capitonnée qu’un aide-de-camp ouvrit aussitôt et par laquelle le jeune homme fut invité à rapidement sortir sans avoir pu serrer la main du colonel « 13 » qui maintenant s’éloignait et vaquait à ses affaires, sans avoir permis qu’un autre forme d’adieu que ce mouvement lent et pesant, que cette séquence abrupte, ait pu avoir lieu, je veux dire les énormes mains s’appuyant sur les genoux, le râle pour accompagner le soulèvement du lourd corps de buffle de tout son long, la paume humide passant sur les lèvres encore souillée de miettes de biscuits et le geste vague, placide, montrant la sortie, la fin de l’entretien, le point final.
— La suite demain —
Il se rendit sur les lieux du crime, le dernier après-midi de son séjour à Banjul…
Je ne retournerai jamais en Afrique. J'y ai pourtant passé les heures les plus ardentes de ma vie d'adulte. Alors voici les artefacts d'un art très naïf, où tout se passe comme si quelqu'un avait vécu tout cela à ma place.
BANGUI, CENTRAFRIQUE, 1984 (2/2)
Et puis ceci, une dernière image, ou plutôt une séquence, une scène tirée d’un vieux téléfilm : la petite bande de randonneurs, un peu plus tôt, à la tombée de la nuit, conduite à pied vers un restaurant touristique pour un gueuleton de réveillon arrangé d’avance ; puis deux heures plus tard s’égayant après avoir bu et mangé, sur le bas-côté d’une artère déserte de Bangui. On voyait l’avenue vide dans la nuit, les traces de roues et les nids-de-poule dans la poussière, les ombres inquiétantes et attentives dans l’ombre, et de rares voitures passant au loin, les boutiques fermées par des planches, les quelques lampadaires blafards encore allumés, les moucherons, les chauves-souris tournoyant sous les ampoules, et eux tous sur leur trente-et-un et discutaillant à haute voix, puisqu’après tout c’était la soirée du Nouvel An.
Ce fut un petit événement nocturne dans Bangui, toutes ces peaux blanches, ou plutôt roses et cuivrées, puisque cela faisait deux semaines qu’ils étaient dans le pays et qu’ils avaient passé l’essentiel de leur temps sur les bancs d’une pirogue descendant le fleuve vers le sud, ou sur la berge boueuse d’une mangrove, ou dans les trouées de lumière trouvées au hasard dans la forêt. En s’approchant, on distingua un couple d’instituteurs, bronzés et épanouis comme après une semaine de ski dans les Alpes, parlant bien, s’aimant en camarades de bivouac, commandant hautement et naturellement les autres, progressistes en diable et pleins d’humour ; on vit un flic du 13e arrondissement de Paris, bedonnant, râleur, réactionnaire et canaille, chauve et moustachu comme s’il avait choisi de se faire une tête de caricature de flic ; on vit deux infirmiers maigres, osseux, débrouillards, obséquieux, repliés sur eux-mêmes, sur leurs manies, leurs petites habitudes ; et on vit le guide, un grand échalas de vingt et quelques années gentil comme tout, chevelu, hippie, africanisant, fumeur de joint, amateur de reggae, volontiers rigolard, cherchant l’amitié mais ne la trouvant pas, cherchant le respect des adultes mais ne le trouvant pas. Bref, on vit le petit groupe de Français auquel s’était joint il pour une excursion de quinze jours sur le fleuve Oubangui puis la rivière Lobaye jusqu’au territoire pygmée à la frontière du Congo, malgré ses quinze ans, malgré son caractère étrange.
Etrangement, il n’eut pas peur, ou du moins quarante ans plus tard ne se souvenait pas d’avoir ressenti de la peur à cet instant-là : il s’immobilisa toutefois et se mit à la disposition du monde en quelque sorte…
Et puis soudain on vit arriver et s’arrêter brutalement en travers de la route un pick-up Toyota rempli de soldats aux yeux jaunes, tous barrés par une mitraillette, et casqués, la bouche sèche, ne regardant personne dans les yeux mais ordonnant à tous de se mettre sur le côté, dans l’ombre, le long du caniveau. Leur surgissement d’un coup de la pénombre ordonna le silence dans le groupe, ou du moins l’abaissement de toutes les voix, et les rares recommandations de prudence furent données à l’oreille et comme pour soi-même, soufflées entre les dents.
Etrangement, il n’eut pas peur, ou du moins quarante ans plus tard ne se souvenait pas d’avoir ressenti de la peur à cet instant-là : il s’immobilisa toutefois et se mit à la disposition du monde en quelque sorte, s’efforçant de ne pas résister à ce qui était plus fort que lui, c’est-à-dire à la volonté prédatrice d’une patrouille de soldats centrafricains aux uniformes disparates (les uns casqués, les autres en maillot de corps et bottes rangers, l’un d’eux portant un maillot de foot sur un treillis et des tongs), trop contents pour la nuit du Réveillon de pouvoir à peu de frais se faire un peu d’argent de poche en vidant en quelques minutes, et en demandant poliment, celles d’un groupe de Blancs stupidement égarés dans le quartier du marché et facilement contrôlables. Il se tint parmi les autres, regardant autour de lui comme s’il n’était que le spectateur de tout cela, se disant secrètement qu’enfin il se passait quelque chose, qu’enfin il y avait de l’action, qu’enfin il y avait de l’aventure au bout de ces quinze jours de randonnée tropicale au cours de quoi rien de bien fou n’était advenu, au cours de quoi en tout cas personne n’avait été victime d’un accident, d’une mauvaise ou même simplement d’une surprenante rencontre dans le fleuve Oubangui, où dans la jungle ils n’avaient rencontré aucun escadron perdu, aucun aventurier extraordinaire, aucune tribu furieuse surgie de l’enchevêtrement infini de la forêt équatoriale.
Une nuit en effet, dans le village de Zinga, le reptile avait mordu au talon un chasseur aventuré dans ses parages, lequel avait posé un pied malheureux sur son corps froid endormi, enroulé autour d’une branche…
Les jours précédents, ce fut à peine si un serpent aux dimensions incroyables entra dans sa vie d’enfant (on lui dit : « un mamba jaune », et il le crut, une espèce de long tronc d’arbres femelle élastique, ambre et noir, gros d’une quinzaine d’œufs ovales et gluants qu’un homme silencieux avait étalé dans la poussière à l’orée d’un village après avoir éventré la bête) et cela ne laissa qu’une trace maigrelette dans son esprit, pas plus profonde que s’il avait croisé un cheval blessé ou un oiseau aux ailes cassées.
Une nuit en effet, dans le village de Zinga, le reptile avait mordu au talon un chasseur aventuré dans ses parages, lequel avait posé un pied malheureux sur son corps froid endormi, enroulé autour d’une branche. Aussitôt le chasseur avait levé sa pétoire et fait sauter la tête du serpent d’un tir à bout portant, ramenant ensuite le corps désormais flasque et décapité jusqu’au village en boitant, incertain de mourir peut-être en chemin car sentant déjà ses yeux jaunir et se troubler sous l’effet du poison. Son monde avait vacillé sur tout le chemin du retour, mais il avait tenu, il n’avait pas renoncé (s’il parvenait vivant au hameau de cahutes, à une heure de marche de là, qui lui tenait lieu de périmètre où mener son existence de chasseur) à obtenir du rebouteux de son village le bon élixir à boire en guise d’antidote au venin qui s’était déjà mis à circuler dans ses veines, la bonne décoction, les bonnes baies noires écrasées produisant un jus nauséabond et grumeleux, mixture qu’il allait également falloir tartiner sur sa morsure pour lui éviter d’enfler et de s’infecter. Jamais le petit Français n’avait paniqué, jamais : et ç’avait été avec cette décontraction-là qu’il avait vécu l’épisode, et que le lendemain matin, dans les premières odeurs de bois brûlé, de fumée, dans le beau et doux soleil de l’aube venant en oblique balayer la ruelle principale du village au bord du fleuve, il avait découvert le chasseur assis sur une souche, le talon bandé, bougon, fatigué après une nuit blanche et une pénible montée d’angoisse, humilié d’avoir marché sur un serpent avec maladresse et de n’avoir rien pu rapporter à manger de sa partie de chasse, mais aussi d’avoir frôlé la mort, ce matin-là taillant un bout de bois avec un canif sans vrai but, pour se défouler aurait-on dit.
Et un peu plus loin, il avait ensuite assisté à l’éventrement du mamba jaune femelle et à la dispersion de ses œufs dans la poussière par un autre villageois, un homme qui n’avait pas émis une parole sinon pour dire au petit Blanc qui l’observait que c’était là un mamba jaune qu’il autopsiait. Ç’avait été derrière la gendarmerie de Zinga, à l’écart des maisons. L’homme avait ensuite procédé à la découpe de l’animal en grosses tranches, de la dimension des saucissons briochés qu’on trouvait alors dans la boulangerie de la rue Raymond-Losserand, à Paris (ç’avait été à ça que il avait pensé), où l’adolescent était désormais réfugié avec sa mère et sa sœur depuis l’été. Quarante ans plus tard, le petit Français ne se souvenait pas d’avoir parlé, lui non plus, au cours de l’opération ; il se souvenait seulement d’avoir senti le courant d’air glacé de la mort passer pas loin de lui, se faufiler derrière une case et disparaître dans l’épaisseur de la grande forêt verte et noire, grouillante, concertante, où bientôt il allait s’enfoncer à son tour avec son expédition de randonneurs français, émerveillés par la Centrafrique et ses sortilèges.
Le guide s’efforçait de leur parler dans un ersatz de sango avec des formules de politesse et de déférence, comme si la patrouille de soudards était constituée d’éminence et de barons qu’il convenait de flatter et de peindre sous leurs meilleurs atours, malgré la peur, malgré les armes, malgré la nuit…
Il était encore porteur de tout cela lorsque son groupe et lui furent mis en joue par la patrouille de soldats, au détour d’une rue sombre de Bangui. Il transportait encore en lui le chasseur mordu, la forêt, le serpent, les œufs, la damnation, la pirogue glissant sur le fleuve café au lait, la gendarmerie de Zinga où à midi ce jour-là tout le monde avait bu de puissantes bières fraîches en plein cagnard (moquant le gamin qui ne buvait pas, qui était tout Blanc, qui n’était qu’un gamin), les marches interminables dans la forêt, les nuits humides passées dans un hamac mouillé, les sangsues agrippées aux mollets des randonneurs après qu’ils avaient stupidement traversé un étang en bermuda, la famille aka sortant de son igloo de feuilles comme on sort faire son jardin ou fumer une cigarette, l’ignorant, vivant sa vie, tandis que les ombres des militaires autour de lui bougeaient, se mettaient en ordre à l’autre bout de leurs mitraillettes, tandis que le guide s’efforçait de leur parler dans un ersatz de sango avec des formules de politesse et de déférence, comme si la patrouille de soudards était constituée d’éminence et de barons qu’il convenait de flatter et de peindre sous leurs meilleurs atours, malgré la peur, malgré les armes, malgré la nuit. Et pendant que les palabres se mettaient en branle, il tint à rester en arrière. Les autres furent pour la plupart silencieux et nerveux, tendus, transpirant dans le noir.
Soudain une silhouette pâle se décrocha de leur groupe dans un bruit précipité d’ailes qui battent et chacun la vit détaler le long de l’avenue sous les lampadaires encore allumés. On reconnut alors l’un des deux infirmiers qui se faisait tout simplement la malle tout seul et à toutes jambes, se dirigeant tête baissée vers la grande avenue là-bas où l’on voyait de temps à autre passer les traits rouges de phares de voitures (c’était le plus maigre des deux, le plus désagréable aussi, celui qui depuis le début de l’excursion en Centrafrique se méfiait de tous et de tout, qui mettait en doute un jour la probité du guide, un autre celle d’un gendarme, d’un serveur, d’un employé d’aéroport, à tout propos) : on reconnut ses jambes maigres, son bermuda trop large, ses sandales, sa chemise hawaïenne. L’un des soldats tout de suite se tourna, leva son arme et mit la main sur la culasse. Alors aussitôt le guide laissa s’échapper un « non non non non » précipité qui se métamorphosa très vite en phrases plus ou moins construites, en français et en toutes sortes de langues vernaculaires que personne dans le groupe ne comprit vraiment, ou peut-être finalement en un charabia inconnu de tous mais sonnant seulement comme la seule chose que l’on pouvait dire à ce soldat vexé pour le calmer et le dissuader de tirer, je veux dire une supplication, ou plutôt une supplication augmentée d’une promesse de récompense avec, en guise de garantie ou de menace (ce ne fut pas bien clair non plus), une poignée de passeports français que le guide tenait dans sa main et qu’il agitait sous le nez du soldat comme s’il s’agissait d’un éventail avec quoi il le rafraîchissait et lui faisait un peu d’air. Mais dans la main du guide (comme on parle d’une main de poker, les cinq passeports des randonneurs étant déployés en arc-de-cercle comme les cinq cartes d’une donne miraculeuse), il distingua également des billets, plusieurs billets en liasse, des billets de banque, des Francs CFA, c’est-à-dire de grosses coupures molles et odorantes frappés de chiffres extravagants pour quelqu’un comme lui qui était habitué au Franc français, à la baguette à 2 francs 50 et au paquet de bonbons à 5 francs.
Alors voici les dernières images qui restent de cette nuit : d’abord celle de l’intérieur blafard d’un commissariat de Bangui dans la nuit grouillante d’insectes, la terre battue par terre, des murs de planches, un bureau, et tous les Blancs de la petite compagnie assis épaule contre épaule sur un banc le long du mur…
Ce qui eut lieu ensuite n’était toujours pas bien clair, quarante ans plus tard. Aussi convient-il sans doute de s’en tenir à des images, puisque, pour le garçon, ce qui en lui survivait du passé n’existait en somme que sous la forme de fragments de souvenirs, d’éclats du flux du temps, d’instantanés immobiles, et souvent pompeux, pareils à ces grandes huiles commandées jadis par des princes ou des évêques qui déployaient pour les yeux crédules leurs exploits ou ceux de leurs ancêtres, ou ceux dont ils se réclamaient pour régner — scènes de chasse, vues de bataille, rencontres fortuites à l’orée d’une forêt, passage d’un gué, siège d’une citadelle dans le grand vent de l’Histoire —, ou peut-être plus précisément comme ces pans de merveilleuses fresques romaines que l’on retrouve, isolées, défaites, rêveuses, sur les murs gris des antiques villas effondrées. Et après tout, avouons que, jusque-là, en s’en tenant à l’énumération de diapositives disposées une à une sur une table lumineuse, on parvient assez bien à reconstituer le réel, la réalité obscure et sinueuse.
Alors voici les dernières images qui restaient de cette nuit, quarante ans plus tard : d’abord celle de l’intérieur blafard d’un commissariat de Bangui dans la nuit grouillante d’insectes, la terre battue par terre, des murs de planches, un bureau, et tous les Blancs de la petite compagnie assis épaule contre épaule sur un banc le long du mur, regardant une ampoule nue pendant du plafond, dans un silence consterné. Il se souvenait de l’agacement, de l’impatience, de la peur, et du salmigondis des palabres qui se poursuivirent inlassablement, à mi-voix, entre le guide et un gradé de la police centrafricaine assis sur un fauteuil de skaï et s’éventant avec les cinq passeports, le premier expliquant au second que le bougre qui s’était enfui en courant avait simplement eu peur d’être la victime d’une injustice ou de policiers mal intentionnés, que c’était un imbécile, que c’était un lâche, qu’on réglerait le problème entre gens de bonne volonté et de bonne religion, que ce n’était rien somme tout, qu’ils étaient des touristes français et c’était tout, et qu’après tout on pourrait bien solder tous les comptes en retournant tous ensemble au Rock Hôtel où ils logeaient, pour recueillir là-bas la garantie de sa direction et de ses vigiles qu’ils n’étaient ni des espions ni des brigands, et peut-être même les assurances de l’ambassadeur de France qui, ce soir-là, le dernier jour de l’année, devait fatalement assister à la soirée de Réveillon organisée à grands frais sur la terrasse, autour de la piscine.
Et ceci, enfin : le retour à l’hôtel, plusieurs heures plus tard, une fois l’affaire réglée, et la recherche irritée du fugitif dans les couloirs et les chambres dans les étages, le sermon qu’on lui fit une fois qu’il fut trouvé planqué dans l’une d’elles, les perfidies qu’on lui glissa, l’engueulade qu’on lui offrit, les moqueries qu’on lui répéta dans l’étouffoir de l’une des chambres que les randonneurs partageaient et où ils dormaient à six, les uns dans les lits, les autres (dont l’adolescent) sur des matelas par terre.
… et l’adolescent assis sur le plongeoir, la tête basse, un verre de jus de mangue dans la main (et toute cette folie tournant et retournant dans sa cervelle de quinze ans), approché par les prostituées comme s’il avait été pour elles le point de contact d’un refuge loin des tripoteurs…
Et puis ce fut, pour finir, ceci : vers minuit, la détente générale au bord de la piscine en compagnie des bidasses de l’opération Épervier, des diplomates, des riches Banguissois et des ministres en costume-cravate, colossaux et superbes, et l’adolescent assis sur le plongeoir, la tête basse, un verre de jus de mangue dans la main (et toute cette folie tournant et retournant dans sa cervelle de quinze ans), approché par les prostituées comme s’il avait été pour elles le point de contact d’un refuge loin des tripoteurs, un sorte de salon privé où les prédateurs en goguette (leurs clients) n’avaient pas accès à leur corps, une espèce de lieu d’immunité qui leur permit de s’offrir dix ou quinze minutes de respiration, comme ces escapades aux toilettes où les filles se retrouvaient en ligne devant les lavabos, se voyant à l’envers dans la glace, voyant la petite fille qu’elles avaient été et la fierté qu’elles avaient suscité chez leur mère et leurs tantes, refaisant leur rouge à lèvres, redressant leur coiffure et parfois s’enfilant du bout de leurs doigts aux ongles faits de petites goulées de gnôle pour tenir le choc et continuer de vivre dans un perpétuel vertige oublieux et indolore. Voilà ce que ce petit Français, parlant peu et mal, racontant plus ou moins n’importe quoi lorsqu’il ouvrait la bouche, évoquant une vie antérieure en Californie ou quelque chose comme ça (ce qui était pour elles non seulement proprement incroyable, mais surtout faux à l’évidence), voilà, donc, ce qu’il leur donna. Et lui, il prit cela pour une bénédiction. Il fut heureux, finalement, enfin.