Au clairon des Pères Fouettard

Chaque jour désormais en France, les vaillants clairons de la liberté veulent entraîner le pays dans une nouvelle baston ridicule. Sans emprise sur le débat public, impuissants, désarmés, nous sommes dépendants de ces chevaliers à la triste figure montant tous les matins à l’assaut de leurs moulins à vent.

Ils ne comprennent rien, mentent, déforment, délirent. Pourtant, ils ont les podiums, les cravates, le pouvoir. Mais malgré leur hégémonie, ils ont peur de tout, tapent méchamment, bien qu’à côté, ne rêvent que d’interdire et de bâillonner ceux qui ont remué dans la salle, ceux qui ont posé des questions, ceux qui ont égratigné leur vocabulaire. Hier, ils nous saoulaient avec leur conception complètement cinglée de la république et de la laïcité, ou encore les fantaisies navrantes de l’Union européenne ; depuis quelques mois, leur dernière lubie, c’est l’islamo-bidule et aujourd’hui l’interdiction de l’UNEF. C’est prodigieux, pathétique, consternant.

Et dire qu’il y a des gens que j’estime perdus dans les rangs de ce carnaval de claironneurs. Quelle tristesse.

Dénoncer l’américanisation des universités françaises ne signifie rien si on n’étend pas cette dénonciation aux pratiques, au langage, à la philosophie, à la représentation du monde qui sous-tend tout ce qu’ils considèrent comme normal et raisonnable.

Je ne sais pas si ce qui est à l’œuvre ici est seulement de l’ignorance. Certes, il y a de la mauvaise culture (comme on parle de la malbouffe) derrière tout cela, un gruau fétide de toutes sortes de littératures englouties plus que digérées, d’ingrédients incompatibles, antagonistes et incompris, qui à la fin font une soupe à la fois insipide et dégueulasse.

Ces gens ont, par exemple, le culot de s’approprier les travaux de Régis Debray. Un doigt imprécateur levé, ils dénoncent la bouche en cœur l’américanisation des universités françaises. Bien sûr, il ne leur viendrait pas à l’idée que cela ne signifie rien si l’on n’étend pas cette dénonciation aux pratiques, au langage, à la philosophie, à la représentation du monde qui sous-tend tout ce que eux-mêmes considèrent comme normal et raisonnable, et même souhaitable : c’est en jean et se rêvant Barack Obama qu’ils célèbrent leurs idoles, leurs Johnny enterré à la Madeleine, leurs élus, leur jeune président et sa Première Dame, leurs désirs de confort californien — fun, printanier et apolitique —, leurs rêves d’avenir — une société de clients, un État déguerpi —, la soumission des armes françaises à l’OTAN, le règne des palmarès, la domination des oligarques et l’étouffement moralisant des va-nu-pieds, au nom de la responsabilité individuelle — tout cela étant parfaitement moulé à Washington et resservi par eux tout chaud, au nom de la jeunesse et de la modernité, à nos vieilles sociétés politiques, sans que cela ne les défrise outre mesure.

Ces gens sont des bouches à feu prononçant des grands mots — liberté, égalité, fraternité — mais seulement parce que ça fait joli : il ne leur viendrait pas à l’esprit d’accepter le sens politique de tout cela. À raison du reste, car ce serait catastrophique pour leurs certitudes et leurs intérêts. Régis Debray faisait d’ailleurs remarquer incidemment que, lors de son apparition dans l’imagerie républicaine en 1848, la fraternité de notre devise était représentée par « des flèches liés autour d’une hache« . Les flèches et les haches, ça fait bizarre dans la civilisation du feel-good et de « la lutte contre les extrêmes ».

Nous sommes habitués à ces Gilles d’apocalypse, me direz-vous. Ces gens sont aussi capables de citer René Char, Arthur Rimbaud, Albert Camus ou Victor Hugo avec des trémolos dans la voix et un souvenir ému pour leur professeur de français de Première-Terminale ; ils en font des posters, des communiqués de presse et des journées spéciales ; en les imprimant sur leur tote-bags, ils disent admirer Louise Michel et Thomas Sankara — mais ils sont les premiers à se dresser vaillamment sur leurs ergots de démocrates si d’aventure, au hasard d’un quart d’heure médiatique, un responsable politique vient à reprendre l’une de leurs exigences pour le temps présent. La culture, pour eux, c’est de la décoration. Activité a priori non-essentielle, pour ceux qui ont les moyens ou des passe-droits.

Au fond, ils sont habités par une forme d’impérialisme mental, mus par l’arrogance du plus fort.

Mais ce qui les anime surtout, je crois, ces claironneurs, c’est une mentalité de propriétaires — une forme d’arrogance paternaliste, insécure et prétentieuse, comme les crises de nerfs de ces voisins inquiets que l’on empiète sur leur gazon ; ou de ces pères de famille à l’ancienne, bastonneurs d’épouses, dépressifs refoulés, se vengeant de l’inanité de leur existence en violentant tout ce qui passe sous leur autorité ; l’injustice en majesté, fière d’elle-même, détestée par tous.

C’est l’inconséquence en personne, la bêtise qui prend une ombre pour la chose, qui interprète la demande de délicatesse pour de la censure. Et nous sommes, nous, dans leurs esprits paniqués, leurs enfants terribles sur lesquels ils exercent leurs droits légitimes — leur monopole de la violence.

Au fond, ils sont habités par une forme d’impérialisme mental, mus par l’arrogance d’être les plus forts. Comme les gouvernements des États-Unis d’Amérique et ceux qui ont la cervelle formée là-bas, ou plus patriotiquement comme les Jésuites l’étaient jadis sous la dictature des rois de France, ils se croient partout chez eux et exigent d’y avoir accès, puisque le monde leur appartient : dans les réunions de femmes, dans les cœurs religieux, dans les esprits abattus, révoltés ou créatifs. Les en exclure, ou même leur demander poliment de foutre la paix deux minutes, et c’est le scandale ! Non : ils veulent avoir la clé de toutes les alcôves. Avec leurs âmes de surveillants généraux, de pions, ils veulent voir, vérifier que les mômes sont couchés, que la lumière est éteinte, qu’on ne chahute pas dans les piaules. Ce sont des parents angoissés, imbéciles et fouineurs, imposant leur autorité inconsistante partout, sur tous les corps et, croient-ils, tous les esprits.

Idiotie vieille comme le monde. D’ailleurs, quelqu’un qu’ils disent admirer, qu’ils peignent sur les murs de leurs « Espaces loisirs », avait pourtant prévenu que rien n’est jamais réduit par la boulimie d’interdits des bigots et des soudards — et même, que cela ne fait que tout empirer. Souvenez-vous.

« Et la Mère, fermant le livre du devoir
S'en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences,
L'âme de son enfant livrée aux répugnances... »

Bien sûr, ils ne voient pas le ridicule de tout cela — et certainement pas non plus le danger.

Mais alors, sergents-chefs obéissants de cette société d’honnêtes gens, la presse les accueille à bras ouverts dans leurs banquetteries matinales, trop heureuse d’avoir autre chose à se mettre sous la dent que la litanie invérifiable des expertises médicales, des prévisions au doigt mouillé et des divagations de Diafoirus qui se succèdent sur leurs plateaux depuis un an : enfin, disent les ignorants qui président ces agapes, une polémique qui fait bouger la France. Enfin du spectacle. Enfin du débat.

Et voici nos menus du jour encombrés de ragoûts infâmes. Et la vie, dehors, avec ses catastrophes et ses détresses, qui continue, décalée, violente, sans maîtrise, tandis que nous justifions pour nos maîtres, les yeux baissés, à l’estrade, notre vision du sexe des anges… Misère.

Bien sûr, faux modestes et vrais complices, nos journalistes les plus doctes ne voient pas le ridicule de tout cela — et certainement pas non plus le danger. Car il faut bien l’admettre : hier en France, la guerre civile (la guerre policière contre les civils, forme moderne de la guerre civile) n’était qu’un risque ; c’est désormais un souhait, un projet, un avenir voulu, préparé et organisé à la fois par ces Pères Fouettards qui nous font chaque jour la leçon, mais aussi par leurs relais médiatiques, papillonnants et zélés.

Pour ma part, je laisse les irresponsables à leur irresponsabilité. Je ne participerais pas à ces hurlements. Ni à cette sinistre bouffonnerie qui tient lieu, dans mon pauvre pays, d’air du temps.

La seule chose à faire, c’est de les dépouiller de leur pouvoir.

Il reste que je suis en colère d’avoir été réduit à ce refus et à cet écœurement, à cette solitude qui est la seule issue pour ne pas perdre la raison. Et puis je sais que ce retrait ne sert à rien, n’a d’influence sur rien, ne conduit à rien. Même la dénonciation de ces claironneurs irresponsables qui nous caquettent chaque jour leurs lubies dans les oreilles est inutile, j’en suis convaincu. Je ne parle d’ailleurs ici qu’à ceux qui sont déjà d’accord avec moi. Les gens de pouvoir, les indignés des matinales, eux, sont inaccessibles ; ils sont partis devant ; ils marchent en tête des légions de rats qu’ils ont enchantés avec leur flûte, avec le pipeau aigre de leurs imbécillités officielles, et rien ne les arrêtera, ni des raisonnements ni des contradictions en tout cas. Leur but n’est pas de discuter : il est de vaincre en rappelant qui c’est le patron.

Pour éviter la guerre civile qu’ils veulent mener — ou plutôt qu’ils veulent, comme d’habitude, faire mener par leur valetaille pour ne pas se salir les mains —, la seule chose à faire, c’est de les dépouiller de leur pouvoir, et vite, avant qu’il ne soit trop tard. Mon choix rationnel, en l’absence d’alternatives plus efficaces et pérennes, est de le faire par le vote. Et en attendant, de tenir bon. Tenir bon et inciter autour de moi à tenir bon. Le chant des sirènes que nous entendons, attachés à notre mat d’impuissance, n’est que la cacophonie de naufragés dont le navire coule inexorablement, et qui s’en prennent à nous qui n’étions déjà plus à bord.

L’heure d’ouvrir les fenêtres et d’aérer ce pays dégradé viendra, il le faudra bien et il faudra qu’ils s’y fassent. Ou alors — et ici, je m’adresse à eux — leur burlesque et désolante Tour de Babel sera emportée elle aussi par la violence qu’ils ont fait germer toutes ces années dans leur petit laboratoire. Pour rire, croyaient-ils.