La guerre est suspendue

À notre frère Joël Paparella


I

Nous dormons en plein jour.
Une grande palme strie le soleil sur notre vie abandonnée,
Sur notre chaise vide laissée sur la plage.
La maison n’a plus de fenêtres.
Les volets sont tombés et le sable a roulé jusqu’à nos pieds.
L’océan, là-bas, est incompréhensible
Et cruel comme un amour terminé,
Comme un corps qui se donne injustement à un autre corps.
L’attente n’est plus une attente, mais un silence.

Voici la guerre de nos vies suspendue.

Le canon de notre fusil est figé,
Éclatement ardent et accusateur
Nous laissant l’horrible chance d’un dernier regret.
Notre balle ne suit plus son trait.
L’énergie de l’assassin n’est pas tout d’un coup libérée.
La catastrophe est remise à plus tard, après un interlude.

Une fourmi avance sur la rampe de la balustrade.
Le rideau de la fenêtre bouge dans un courant d’air.
Une embellie blondit le monde entier, puis s’essouffle.

La longue journée s’étire

De la confusion du réveil à l’évanouissement de minuit,
Sans varier, sans moduler sa longue phrase de flûte un peu fausse.

Et l’on voudrait faire de la philosophie avec cela :
Haut les mains, il est l’heure de penser !
Mais que faisions-nous avant, sinon déjà penser
Avec nos mains,
Avec nos tâtonnements dans le brouillard,
Avec notre faim,
Éclairés seulement par une pauvre bougie perçant l’heure jaune et confuse,
La seconde où dans l’éblouissement de midi
Les doigts tombaient sur une forme complexe ?
Nous pensions, déjà — nous ne cessons jamais.
Seulement nous l’avions peut-être oublié, dans le feu du combat.

Or désormais la guerre est suspendue :
Nous écoutons sa plainte à la radio,
L’oreille collée au transistor qui ne transmet plus rien.


II

Désormais nous avalons nos pensées comme l’eau des fontaines,
Poursuivis par la soif.
Des jours s’accumulant, nous sentons les brûlures.
— Mais tout se guérit, tous les feux s’éteignent toujours.
Pourtant, le monde part dans l’autre sens
Et nous restons sur le chemin,
À reculons ou en avant,
Impossible de le savoir,
Renonçant à craindre l’arrivée prochaine de l’orage,
Des grandes maladies,
Des cavaliers du désastre,
Des eaux noires, avaleuses et broyeuses.

Le temps tourne sur lui-même,
Toupie, hypnose, théâtre,
Annoncé au tambour tous les soirs à huit heures
Et reconduit à jamais.

Des vies disparues
Il ne nous reste rien, sinon quelques traces,
Une géométrie de pierres au sol dans les hautes herbes,
Parfois un fronton dressé devant nous,
L’encadrement d’une fenêtre, blanche comme un os,
Ne donnant plus que sur le mur bleu roi du grand large,
Une photographie dans un tiroir,
Des dieux dentus et emplumés,
Des nudités barbues et terribles,
Des chevaux à tête d’homme,
Des fleurs, des sabres, des coulures de sang,
Un homme déganté regardant sa vie perdue,
Une femme se caressant le bras dans une pensée sans importance,
Des formes de hiboux, de bœufs, de chats,
D’étranges séductrices surgissant nues et chevelues des vagues,
Vertes avec des yeux d’ivoire,
Des ombres.

Désormais les morts ne sont plus que des songes,
Des images punaisées sur nos murs.
Dans des fumées nous croyons deviner des vies,
Des fragments — rien d’intègre.
Mais nous oublions que se trouvaient là
La grandeur,
L’honneur d’avoir été vivant,
Les amours dévoreuses et cruelles,
Les immenses folies exemplaires de nos ancêtres.

Convaincus par la banque et la chiourme
Que le destin ne nous concerne plus,
Nous errons dans nos appartements immobiles.
Maintenant que la guerre de nos vies est suspendue,
Ne nous importe plus que notre chambre,
Que le périmètre de notre lit défait,
Que la tribu de nos voisins.
— Et tout cela grandissant, poussant en nous comme des colères.

Aujourd’hui que des haut-parleurs nous informent,
— Eux seuls paraît-il nous révélant les mystères —,
Le souffle de l’humanité nous contourne à peine
Et l’avenir appartient à nos geôliers.

Paix immobile et vide
Juste avant le verdict.

Paix des prisonniers.


III

Au monastère d’avril,
L’heure tourne dans des assiettes sorties et rangées,
Et des paquets et de l’eau,
Dans des tables faites puis défaites,
Sur les bancs des dormeurs,
Derrière les passants de nos insomnies.
Entre les mâtines et les vêpres,
Les toits dorment, les ruelles montent vers les déserts.
Sur la bosse de la colline,
Le vent plie les hommes et dégage la couche ronde dans les herbes.
Mais personne ne vient plus.

Ici, le ciel se tait.

À bien regarder, je crois renaître chaque jour —
Chaque jour plus étourdi et plus grave,
Seul et assis,
Tout enchanté de vieillir.

Et puis enfin l’été s’impose.
L’été rouge, l’été des clameurs,
L’été qui nous dévore depuis des années,
L’été des jambes courant sur les routes, des mains nues,
Des foules au pied des citadelles,
Des fuites héroïques à travers les montagnes,
L’été des révoltes et des libérations,
Des montres écrasées sous le talon,
Des cellules ouvertes d’un coup de pied sur la rue,
De la foudre, des étoiles sidérantes,
Du ciel enfin débarrassé des nuages des dieux,
L’été de toutes les autres vies,
Des départs définitifs.

Le temps s’ouvre comme un fruit mûr fendu en deux,
La roue de l’infini se remet à tourner.

Caché depuis trop longtemps
Dans les plis de la robe des commanderies,
Je pars.
Je descends vers la mer.
J’emprunte le chemin du milieu,
La route des exodes et des apparitions.

Des prieurés sombrent dans les ornières.
Les hautes prairies s’immergent lentement dans l’absence.
L’ombre s’enjambe.

Au sommet de la dernière pente,
Le soleil déroule dans la plaine et au-delà
Les ondes des collines se succédant jusqu’à l’horizon,
Comme les méplats d’un drap frais qu’on déplie et qui claque.

Une corde de guitare est pincée. C’est la fin de la sécheresse.

La mer commune est là,
Terrible libératrice, bouche avide,
Inchangée depuis des millénaires,
Dans la forme d’un fossile trouvé,
Dans l’escargot des remparts,
Plus haute et plus heureuse,
Que l’accablement du pèlerin.

La guerre de nos vies,
Répétition des jours, monotonie des nuits,
Entre d’un coup dans le silence et bascule,
Comme le monde soudain se tait
Lorsque le plongeur sautant du ponton
Entre dans l’eau où brille une monnaie
Et remonte le poing levé brillant comme la gloire.

Après tout, le diable a toujours raison.
Le grand soleil se découvre au bout d’une leçon de ténèbres.

Printemps, été, automne 2020