
Et s’il est encore quelque chose d’infernal
et de véritablement maudit dans ce temps,
c’est de s’attarder artistiquement sur des formes,
au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle
et qui font des signes sur leur bûcher.
Antonin Artaud
Certains prix littéraires sont repoussés à plus tard ? Tant mieux. Qu’on me pardonne ce moment : il me donne l’occasion d’être injuste et de râler en paix. Parce que je croyais avoir des révolvers dans ma bibliothèque, alors que ce sont des joujoux.
Les livres sont inoffensifs. Sinon, d’ailleurs, ils seraient combattus. Or personne ne les combat, ici, dans notre Occident narcissique : nous sommes même encouragés par nos ministres et nos maires à lire, et même à « lire en fête », à « lire aux éclats » et autres calembours. Les livres ne font plus de mal à personne.
On ne monte plus nulle part de barricades au nom de Lamartine, d’Émile Zola ou de Victor Hugo ; on ne s’échange plus de vers de Neruda sous le manteau avant de saboter des trains ou d’abattre des mouchards ; on ne monte plus à la tribune de la Convention nationale en citant Plutarque ou Sénèque ; on ne part plus clandestinement pour Londres poussé dans le dos par Edmond Rostand ; on ne gouverne plus avec les conseils personnels de Cicéron, de Montaigne, de Thomas More ; on ne monte plus jamais au maquis avec un Gabriel García Márquez, un Alejo Carpentier ou un Yannis Ritsos dans la poche ; et pas un ministre n’a fait le déplacement à Saint-Florent-Le-Vieil, en 2007, aux funérailles de Julien Gracq : nous étions tous trop occupés à commenter le voyage privé du président Sarkozy à Louxor avec sa nouvelle girlfriend dans un avion de l’oligarque Vincent Bolloré.
Ce temps-là est passé. Il a disparu, qu’on le veuille ou non. Aujourd’hui, la grande affaire c’est l’écran, la vidéo virale, la déclaration sous-titrée, l’interview sans filtre et « déformatée », l’image qui prouve ; je n’en ris ni n’en pleure, je dis seulement que c’est ainsi.
Ils n’ont plus aucune faculté explosive, de sabordage ou d’envol
Oh ils ne sont pas inoffensifs en eux-mêmes, les livres — au contraire ; ils sont devenus inoffensifs, sans jambes et sans mains, sans emprise désormais, car on les a faits tels. Simplement ils n’ont plus aucune faculté explosive, de sabordage ou d’envol — plus aucune force motrice pour l’action et le destin de l’humanité.
Alors ouvrez les librairies, n’ayez pas peur. Ouvrez-les pour que des hordes de clients, au cœur soudain brisé par une soudaine pénurie de culture, se ruent sur le dernier Marc Lévy, les dernières arnaques en développement personnel (les plus grosses ventes de nos jours), les croûtes sanguinolentes et les mensonges d’Emmanuel Carrère, si cela vous fait du bien ; ouvrez-les pour que les libraires continuent de gagner des clopinettes et d’employer des smicards, si cela est, pour vous, dans l’intérêt supérieur de la nation ou du peuple enfermé. Fort bien. Mon sujet n’est pas là.
Mon problème est que l’on s’emballe pour une chose aussi inoffensive que les livres.
Ce ne sont plus des maîtres, ce sont au mieux des compagnons.
Car c’est un fait : le showbiz les a anesthésiés. Certes, d’après les journaux du jeudi, les livres « remuent », « secouent », « agitent » ; ils ont d’ailleurs droit à de jolis comptes-rendus extasiés des copains, font les couvertures glamour des magazines des copains et reçoivent les gros prix libérateurs des copains ; mais ils s’en vont sans dommage, une fois accomplis leurs trois petits tours distrayants. Ce ne sont plus des maîtres, ce sont au mieux des compagnons, mais la plupart du temps des accessoires ; nos égos débordés par nos passionnantes occupations ne vont tout de même pas s’abaisser à obéir à des crasseux en robe de chambre, à des Diderot, des Stendhal, des Balzac, des Flaubert, des Cendrars, des Giono, des Camus… On ne sait jamais, à force de prendre les écrivains au sérieux, on pourrait finir par se faire licencier. Ou pire : par se faire mal voir.
Voilà pourquoi, après leur lecture, nos vies ne s’en trouvent en rien modifiées : pubards et banquiers y veillent d’ailleurs jalousement, en en faisant des films avec des vedettes, vedettes mises ensuite sur la couverture des livres, pour que l’on s’y mire comme dans un miroir de Dorian Gray. Nous ne sommes pas Angelo Pardi, nous sommes Olivier Martinez. L’ère des managers a fait des livres des choses apaisantes et rassérénantes, de jolis moments à passer (merci, d’ailleurs), des tours de manège à 20 euros, Space Mountain et iMAX Digital 3D pour confinés en pandémie, des trucs feel good — des pastilles pour la toux en somme.
Chaque rentrée littéraire est d’ailleurs un fantastique petit cabinet de curiosités.
Je ne parle pas de leur contenu, non : oh leur contenu aujourd’hui est terrible ! Bien souvent il est à l’image des âmes tourmentées qui les a fait naître, les Houellebecq, les Despentes, les Darrieusecq, les Nothomb, les Carrère ; c’est horrible, ce qu’on trouve dans les pages de nos livres : clochardisations, viols, maltraitances d’enfants, récits d’hospitalisations, incestes et manipulations mentales, perversions en tous genres et de toutes époques, révélations dégueulasses sur nos célébrités, psychanalyses qui ont viré vinaigre, petites horreurs quotidiennes du coin de la rue, étranges bonniches kidnappeuses et destins de grands cinglés admirables et ténébreux (parfois un peu nazis).
Bien sûr, tous ne sont pas cauchemardesques. Il y en a pour tous les goûts. Chaque rentrée littéraire est d’ailleurs un fantastique petit cabinet de curiosités. On y trouve chaque fois son monstre, mais aussi son imbécile heureux, son pickpocket surgi de nulle part et une farandole de numéros sympathiques et bigarrés : le baroudeur retour d’Afrique, féroce infirme retour des pays chauds (j’en étais : mon seul succès !), le gosse de riche trouvant la vérité dans un ermitage, le premier roman du chanteur, le Pierrot dans la Lune, l’infirmière courage nettoyant ses bandelettes, l’historien Tournesol. Les bourgeois adorent ça ; pardon, les lecteurs adorent ça (pour les prolos, il y a la télé : ça leur suffit, paraît-il).
Si les livres n’étaient pas inoffensifs, on ne jouerait pas Les Misérables depuis dix ans dans les théâtres de Pékin.
Mais toutes ces dernières parutions — ces « offices » en forme de fournées ou de « charrettes », escaliers pour l’échafaud où seuls survivent ceux qui peuvent être utiles aux bourreaux — sont des divertissements, des fantaisies, des objets de décoration et d’accompagnement en vacances, pour se changer les idées, pour penser à autre chose ; ils nous font nous sentir mieux ou bien ils nous mettent « une claque », un « coup de poing » dans la gueule, comme des coachs d’aérobic, des ostéopathes de centre-ville ; peut-être qu’au fond, ce sont eux qui font que nous sommes dociles avec nos gardes-chiourme — après eux, nous sommes bien fatigués. Et de fait, ils ne font tomber aucun trône. Ils ne sont ni plus et ni moins opératoires qu’une pommade, une crème de nuit ou un somnifère : d’ailleurs souvent, auprès de nos lits, ces produits de seconde nécessité que sont les livres sont rangés au même endroit et utilisés successivement, avant d’aller dormir.
Si les livres n’étaient pas inoffensifs, on ne jouerait pas Les Misérables depuis dix ans dans les théâtres de Pékin, sans aucune conséquence pour la dictature chinoise ; les pubards et les banquiers qui nous gouvernent n’auraient pas le culot de citer systématiquement un vers de l’anarchiste anti-nucléaire René Char pour justifier leur dernière « initiative » de DRH. Si l’on prenait les livres au sérieux, on ne préparait pas l’entrée au Panthéon — au nom de la cause LGBTQ ! — d’Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, c’est-à-dire d’un adolescent violé sur la route par des soldats, vivant sa seule expérience homosexuelle comme une plongée dans l’autodestruction et les amours « dégoûtantes » (c’est lui qui parle), et le plus halluciné et le plus raffiné, mais aussi le plus malodorant, le plus violent des ivrognes de Saint-Germain-des-Prés qui, s’il apparaissait encore aujourd’hui, comme lors de ses dernières années de vie, ruminant dans sa pisse le long des grilles du jardin du Luxembourg, serait balancé aux flics par ceux qui veulent aujourd’hui le conduire de force dans le tombeau national, en haut de la rue Soufflot.
Festival littéraire : congrès de pharmaciens.
Les livres n’ont plus aucune influence sur nos vies, sinon à la marge, comme les films de cinéma, sur nos façons de nous fringuer, d’allumer nos clopes ou de penser à nos relations ratées et pourries. Ni sur celles de nos gens de lettres, d’ailleurs. Avez-vous remarqué que les plus sérieux de nos écrivains, les plus appliqués à leur travail (l’oncle Le Clezio, les demi-frères Michon et Bergounioux, et les mômes Enard, Vuillard, Quintane, Ferrari, pour ne citer que ceux que j’ai lu…) vivent comme en exil, glosant à part dans des colloques et des « ateliers du roman » sur des choses absconses et incompréhensibles ? Ils ont raison, au fond, puisque les livres ne nous font plus rien. Festival littéraire : congrès de pharmaciens.
Ce n’est pas la faute des livres eux-mêmes, peut-être. Mais de la sale habitude que nous avons prise de nous moquer des répercussions de nos actes ? Car s’il y a un mot qui résume bien l’époque, c’est peut-être : l’INCONSÉQUENCE. Ce n’est pas que plus rien n’a de sens, que plus rien n’a de valeur, que plus rien n’a d’autorité — mais que RIEN N’A DE SUITE.