Écrit du bord de la route

Charlie Chaplin dans The Vagabond, Mutual Films (1916).

J’affirme que l’espèce humaine est un peuple. Je suis républicain, socialiste et athée. Mais à mon grand regret, de nombreux partisans de l’universalisme comme moi se sont aujourd’hui embourbés dans les sables mouvants de la paranoïa.

Encore une fois, je me suis trompé de pronostic. Comme lors du coup de force médiatico-judiciaire contre la France insoumise il y a deux ans, j’ai cru cette fois encore que la victime ne se retrouverait pas en position d’accusée, par la vertu tordue d’un débat public impossible. Or les minauderies de certains amis après l’ignoble agression publique de la députée Danièle Obono par un hebdomadaire d’extrême-droite (un tabloïd raciste d’ailleurs étonnamment normalisé dans un pays aussi politique que le nôtre) m’ont une fois de plus démontré mon erreur.

J’ai cru que nous en sortirions réconciliés, ne serait-ce qu’un peu. Et vaccinés contre les grandes bouches à feu, les ligueurs, les tartarins de plateau télé, les moulineurs de bras. Mais une fois la condamnation de principe énoncée, on a retourné le canon dans l’autre sens. Pour moi, l’abjection de Valeurs actuelles était évidemment l’ultime épisode d’une suite de calomnies, d’exagérations de chaisière, de divagations et d’accusations par association que je croyais cantonnées aux adversaires classiques de la gauche : contre-révolutionnaires, droitards, bigots. Mais à la faveur de cette déjection, des objections sont venues aussi de la famille se réclamant de l’humanisme philosophique, une famille de pensée à laquelle j’appartiens depuis toujours, et dans laquelle je mourrai. Une fois de plus, je me retrouve sur le bord de la route.

Les Français, comme d’autres peuples, devront faire face au fait colonial.

Alors voici ce que je dis. Que cela plaise ou non, les Français, comme d’autres peuples, devront faire face au fait colonial. Ses désastres et ses effets. Ses survivances et ses éclats. Or en l’état, étant donné l’époque, l’académisme républicain ne parvient pas à y faire face. Incanter l’universalisme ne mène nulle part : trop courte, déglinguée par quelques médiocres, cette doctrine n’est plus opérante — ou du moins pas assez pour cimenter la nation. Qu’on le regrette ou non, c’est ainsi — c’était aussi le cas, à gauche, s’agissant des questions écologiques voici quelques années pas si lointaines ; pas de quoi, à mon sens, filer l’affolement cardiaque.

Et que certains en tirent des doctrines essentialistes ne signifie pas que l’essentialisme soit la seule issue pour y répondre. Ni que — absurdité dernière ! — le mouvement insoumis auquel appartient Danièle Obono, et surtout son patron, Jean-Luc Mélenchon, y souscrivent. Pourquoi le dire et le faire croire ?

Quant à moi, j’ai eu ma part de conflits et de défaites amères face aux tenants de la critique dite « décoloniale » de la République. Je m’oppose ouvertement à sa frange la plus radicale ; à ses chantages, à ses provocations, à sa mauvaise foi ou, parfois, à son mépris de la culture et de l’histoire occidentales, qui ne sont pas réductibles à de juvéniles interprétations morales.

Je ne suis l’avocat de personne ; on connaît mes préférences politiques ; ayant des amis communs, j’ai croisé Danièle Obono de loin, lui ai fait une ou deux fois un signe amical, et je suis avec intérêt, par les médias, son travail de parlementaire. Je suis certain qu’une conversation entre nous révélerait de nombreux sujets d’accord et d’instruction, mais aussi quelques désaccords, quelques approches différentes, du fait de nos tempéraments, de nos générations, de nos lectures, de nos parcours. La vie de l’esprit, quoi.

Comment pourrait-il en être autrement, si l’on tient vraiment à refonder une nation malade et errante, comme la France l’est aujourd’hui ?

Or j’affirme qu’ignorer ses travaux, déformer ses points de vue, négliger son identité et son expérience, l’amalgamer à d’autres, la confondre dans un grand flou catégoriel, c’est ajouter le mépris à l’injure. Ce n’est digne ni de la République ni de l’humanisme. J’affirme qu’il existe, dans la mouvance dite « décoloniale » des interrogations, des concepts, des constats, des rapprochements, des développements discursifs qui méritent grandement d’être entendus, intégrés, sincèrement acceptés. Cette drôle d’école de pensée est du reste très diverse, aux courants antagonistes, peu stable et encore en construction, traversée de contradictions, de folkore, d’impasses et de grandes avenues lumineuses parfois : la qualifier de « doctrine » serait pour le moins fumeux.

Mais au lieu de la repeindre en Saturne dévoreur d’enfants, je demande de lui appliquer au moins ce qui est le meilleur du Vieux Monde : l’esprit d’examen. Comment pourrait-il en être autrement, si l’on tient vraiment à refonder une nation malade et errante, comme la France l’est aujourd’hui ? Comment pourrait-il en être autrement, si nos institutions à refonder ne veulent pas être condamnées à la sclérose dès leur naissance ? Comment pourrait-il en être autrement si l’on se prétend universaliste, et donc capable de maintenir cohérente l’idée d’un préférable absolu comme l’unité du genre humain, en dépit de toutes les objections philosophiques ou historiques ?

« Rien n’est vrai qui force à exclure », nous a prévenu le grand Albert Camus, qui a vécu dans la profondeur de sa chair le fait colonial, ses injustices, ses points aveugles, ses contradictions, ses paradoxes, ses victimes perdues — sa tragédie, blessante et éblouissante. Alors de grâce, mes amis fâchés, évitons le don-quichottisme républicain, donnant l’assaut à des moulins à vent pris pour des chevaliers mauresques. Réfutez, mais réfutez juste. Contestez, mais contestez droit. Bataillez, mais contre vos adversaires : ceux qui détruisent l’État.

Et laissez Danièle Obono tranquille.