Joseph et Teresa

Joseph et Teresa
À gauche : « Portrait de Joseph Roulin assis », Vincent Van Gogh, Arles, 1888 (Musée des Beaux-Arts de Boston). À droite : « La Condesa de Chinchón », Francisco Goya, Madrid, 1800 (Musée du Prado).

Prenons deux toiles de deux grands peintres et regardons-les. Un homme, une femme. Leur bouche est fermée, ils sont peints, ils sont assis face à nous. Ils nous montrent l’issue.

Tous les hommes sont des Joseph Roulin lorsque la volonté qui les pose sur une chaise est aussi ardente que celle de Van Gogh  ; toutes les femmes sont des comtesses de Chinchón sous la caresse d’une pitié comme celle de Goya.

Le tout est de savoir bien juger. Mobiliser cette ardeur, laisser libre cette pitié. L’équilibre est fragile.

D’abord, il faut savoir montrer l’endroit, le coussin bleu, la table verte, au minotaure d’Arles, et le convaincre de s’asseoir quelques heures, tandis qu’il ajuste sa casquette des Postes et lisse sa double barbe de silène ; il faut savoir faire le calme dans l’atelier de Madrid, pour que la demoiselle enceinte aux boucles rousses aie le loisir de se perdre dans d’indolentes pensées sans importance, de trois-quarts sur le beau fauteuil doré.

Et une fois assis, le miracle se produit. Soudain ce n’est plus un homme qui s’offre, ce n’est plus une femme rêvant là. Joseph et Teresa nous incarnent tous, par une drôle d’opération de l’esprit. Ils sont assis pour nous, ils nous accusent et nous absolvent en même temps dans leur immobilité. Tous les messies qu’on nous enverra ne pourront jamais être aussi proches de nous : chaque homme vivant et chaque femme vivante est leur pareil, leur face-à-face, leur interlocuteur secret — instruit, repentant et fier.

C’est très simple, vous voyez ; on apprend ce genre de choses dans la solitude : dans les affaires humaines, le regard est un dieu. Lui seul produit des miracles  — car le miracle ici ne dépend pas seulement de la sombre royauté du vieux postier d’Arles ou du tendre désarroi de Teresa de Borbón y Vallabriga, comtesse mélancolique  : il dépend de Vincent Van Gogh face à lui et de Francisco Goya face à elle. Ces hommes n’ont rien vu que la grandeur et c’est la grandeur qu’ils ont peints.

L’enseignement de cette histoire est redoutable. Lorsque le monde est affreux, nous sommes le dernier refuge.