
Que de vérificateurs, d’examinateurs de dépouilles, de recoupeurs d’informations, de nos jours. Que de prophètes ayant vu le vrai soleil derrière le ciel. Ne les écoutez pas : ils sont tous myopes.
Une ancienne vérité dit que la réalité toute entière échappe à l’autopsie. Je la crois juste.
Mon métier, ou disons mon gagne-pain, consiste depuis vingt ans à recueillir des informations lointaines et en rendre compte à ceux qui parlent le français. Drôle d’habitude, pour une drôle d’époque — mais là n’est plus la question. Lorsque j’observe le monde désormais, j’ai beau assembler en moi les faits et les parages immédiats des événements, je dois avouer me trouver de plus en plus, chaque fois, devant des gestes obscurs et rituels, l’effet en surface d’un courant souterrain, surgi des profondeurs de l’histoire et des petites folies humaines. C’est ma leçon de ténèbres quotidienne.
Pire encore : plus je crois connaître un sujet, plus je m’efforce d’en écarter les informations les plus saillantes, les angles les plus tranchants ; c’est volontairement, par soif, par avidité de l’air du grand large, que je préfère désormais les ombres, les évocations, les rappels, les impressions floues et euphorisantes de l’ignorant — de celui qui regarde de loin, de très loin, avec le plus pauvre, le plus primitif des chagrins.
Un événement d’actualité ne passe jamais vraiment aux aveux.
« On ne peut, je crois, rien connaître par la science ; c’est un instrument trop exact et trop dur », écrivait à raison Jean Giono, mauvaise tête une fois de plus décisive. Il avait raison. Quel que que soit notre effort pour le dépouiller jusqu’à sa nudité la plus extrême, un événement d’actualité ne passe jamais vraiment aux aveux ; sa vraie nature est cachée quelque part derrière une fumeuse combinaison de faits, certes, mais surtout d’énigmes, de tourments, de désirs, d’incroyables divagations intimes et de larmes montées aux yeux pour nous seuls.
Voilà pourquoi, au fond, les chirurgiens de l’information peuvent toujours décortiquer les contenus suspects, comme disent ces démineurs balourds et mal outillés ; ils peuvent désassembler tout ce qu’ils veulent à l’écarteur et au scalpel, fact-checker et désintoxiquer sans prudence la parole de leur prochain, épiler tous les cactus : jamais ils ne rendent autre chose qu’un son de cloche fêlée, le charabia pète-sec d’un procès-verbal.
Mais de nous, rien ; de la profondeur inquiète de nos gestes, rien non plus.
Un écran n’est pas un miroir, c’est un trou.
Car avouons-le, après tout. Certes notre âge est celui du téléviseur et de tous ces rectangles hâves dans quoi nous croyons nous regarder nous-mêmes ; mais un écran n’est pas un miroir, c’est un trou.
Posons des questions graves : que vaut le témoignage d’une âme agitée, rencontre de hasard, de circonstance le plus souvent déplorable, devant l’objectif d’une caméra, le bonnet magnétique d’un micro, un journaliste venu d’ailleurs ? Il vaut ce que vaut cette relation un peu dégradée, bien que souvent tendre et confuse entre le journaliste et sa source. Or derrière chaque témoignage, combien de secrets ? Rien non plus ne permet de témoigner d’un événement auquel on assiste sans faire témoigner aussi nos yeux, notre ventre noué, notre désir soudain éveillé par trois fois rien, le soleil mandarine qui se couche le soir sur Khartoum, le ciel anthracite de Belfast, notre peur, notre orgueil aussi bien. Or derrière chaque affirmation savamment calculée, combien d’incertitudes ?
Acteurs de l’histoire ou témoins égarés, nos secrets et nos incertitudes sont des moteurs puissants de nos vies, de nos vies privées et politiques, de nos rengorgements de coq et de nos peines, de nos vies idiotes faisant parfois des idioties.
Les faits, les chiffres. On peut toujours mettre ces choses-là entre deux lames de microscope, mais que l’on ne s’étonne pas à la fin de ne rien comprendre à rien, de prendre la peau pour l’âme. « Le monde a mille tendresses dans lesquelles il faut se plier pour les comprendre avant de savoir ce que représente leur somme », ajoutait notre libérateur irascible de Manosque. Lequel s’emportait souvent le matin, racontent sa femme Elise et ses deux filles, incapable de lire sans colère plus que quelques lignes des journaux livrés au Paraïs.