Un mot sur la Terreur

Comité de Salut public

Je suis en train d’écrire un nouveau livre, dont la partie centrale se déroule de 1747 à 1817 et dont le cœur battant se serre au moment de l’an II. Du coup, je m’informe sur les aventures qu’ont vécu d’autres romanciers qui sont passés par là. Et je suis frustré, et dubitatif.

Écrivant moi-même ces temps-ci un roman se déroulant pendant la Révolution française, je suis obligé de me rendre à une évidence, en lisant ou en écoutant d’autres romanciers raconter leur propre traversée de cette époque. Notamment lorsqu’ils évoquent, dans leur œuvre, ce semestre magnétique qui va de l’hiver 1793 à l’été 1794 et qu’ils appellent « la Terreur » : ils ne parlent que d’eux-mêmes. Et pour beaucoup, à quelques exceptions près, malgré leur immense talent, il y a au préalable un tremblement frivole, une pose de bourgeois offusqué qui me dérange.

Un doigt imprécateur levé, ils parlent de l’effet de sidération du décompte des fournées de la guillotine ; ils tremblent devant ce qu’ils disent ne pas comprendre, parce que c’est trop dur ; et ils s’engouffrent dans leurs histoires avec la certitude qu’ils entrent là dans le noir, un noir de caverne ou de cachot, la taupinière macabre des Français, pour n’explorer, finalement, que leurs propres peurs refoulées, leurs fantasmagories d’enfant.

Or s’il y a bien un effet de sidération, c’est celui qui rive leurs regards aux Grands Comités, à leurs figures tutélaires, plutôt qu’à la grande roue qui broie les Français à l’époque sur son passage, et dans laquelle les protagonistes parisiens, coincés dans leur petit quartier qui va, en gros, de la place Maubert à la place de la Concorde, de Saint-Germain-des-Prés au Marais, ne sont que les agents d’une fourmilière privée de sommeil et obsédée par l’ordre législatif. C’est celui qui ne leur fait voir que le détail de la grande fresque, qui enferme leurs yeux. Or on ne voit rien à travers une loupe, sinon un fragment déformé, mouvant et incompréhensible.

Au lieu que, moi, comme romancier, j’entre dans mon histoire — l’incommunicable destin, scandaleux et terrible, de l’Arlésien Pierre-Antoine Antonelle — comme compagnon de route de mon personnage et non de son époque, et non comme une sorte de mémorialiste frissonnant encore des crimes de mes frères au moment de relater leurs vies.

Je ne vois rien de littéralement hors de portée dans ce « semestre terrible » comme se contente de l’appeler Antonelle trois ans plus tard…

Je le laisse faire, je regarde autour de moi, je regarde autour de lui. Je vois surtout l’infernale violence de l’époque, l’invasion, la duperie générale, la guerre entre voisins, la guerre partout, l’arrogance, l’imbécillité et la sauvagerie de l’ancien monde qui distille tous les poisons pour ne pas mourir, ce qui m’offre des échos étonnants avec l’époque actuelle. En conséquence, je ne vois rien de littéralement hors de portée dans ce « semestre terrible » comme se contente de l’appeler Antonelle trois ans plus tard, alors qu’il est emprisonné à Vendôme pour avoir trempé dans la Conjuration des Égaux de Gracchus Babeuf. Du reste, il se trouve là, en cellule, aux marches de l’échafaud, en compagnie précisément d’Amar, Vadier, Duplay père et fils, les logeurs de Robespierre, Drouet, des petits chefs sans-culotte, des Jacobins plus radicaux que lui et qui l’ont retrouvé dans la fumée de leurs pipes et partageant leur bière lorsqu’il s’est agi de tenter de redonner un peu d’honneur à une Révolution ensuquée dans les dîners de Jean-Lambert Tallien et les combines des Directeurs corrompus et incapables.

Du coup, j’en ressors abattu, rincé, épuisé par l’immense folie du temps, certes, mais comme un soldat retour du front, un brave caporal racontant pour ses amis l’incroyable aventure d’un lieutenant héroïque, triste et ébloui, me fichant complètement du qu’en-dira-t-on, plutôt que comme ce cœur pur souillé par les turpitudes immorales de ma parentèle, qui en fin de compte est une manière bien narcissique de mettre en lumière sa propre sensibilité, pour ne pas dire son sentimentalisme. Et de passer totalement à côté de son sujet, pas très loin certes, mais à côté, comme si ces romanciers n’avaient pas voulu, au nom de leur sidération, se compromettre. Mais par peur de quoi ?