Eloge de Sophia Chikirou

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Passons avec pitié sur les horreurs misogynes qui ont été dites sur Sophia Chikirou ces derniers temps. Les cochonneries ne souillent que les cochons. Passons aussi avec amusement sur les numéros de cabarets-vaudeville que sont devenues beaucoup d’exploits de nos arènes médiatiques. Je suis désormais certain que les frères Jacques auraient fait de bien piètres comptables et le Mime Marceau, un fin limier désopilant. Aujourd’hui, je veux simplement parler d’une amie.

Je veux bien croire qu’il y a quelque chose de l’esprit retors des boudeurs, de la joie du chenapan ou du chapardeur, sans doute même un peu de dandysme, dans le plaisir que je semble manifestement prendre à défendre ceux que l’on déteste unanimement. Mais enfin, je plaide l’innocence. Je ne parviens pas à haïr tout à fait les monstres de mon époque, je m’amuse depuis toujours des postures des flics en civil et je n’ai que du dédain amusé pour les tricoteuses bien en cour. Manque de chance pour moi, je suis démodé.

Je ne demande pas pardon de voir le monde ainsi, car je ne force pas ma nature. C’est comme ça, j’imagine : j’aime tordre le bâton dans l’autre sens pour le remettre droit, comme disait l’autre, je prends toujours avec curiosité le contrepied des évidences du moment, j’hume plus volontiers contre le vent. « A force de vivre avec son temps, on meurt avec son époque », m’a prévenu Stendhal. Mon obstination à défendre les condamnés du pilori doit être ma petite forme d’effort dérisoire vers l’immortalité, alors.

Dans une époque de vedettes considérables comme la nôtre, là sont souvent les vrais héros. Ceux qui se taisent et qui endurent, sans sauter à la gorge des gommeux qui les maltraitent. Ceux qui ouvrent leur grande bouche quand la gendarmerie emplumée du roi Ubu vient chatouiller leur honneur.

Je regarde par exemple l’actualité le dos tourné à l’immédiat, à reculons, observant les traces dans l’histoire de l’humanité plutôt que les éclaboussures d’écume du journal de vingt-heures. Les premiers de cordée ne m’intéressent pas, je préfère ceux qui traînent les pieds ou que les petits chefs forcent à marcher derrière. C’est pourquoi d’ailleurs je considère toujours avec intérêt les humiliés, les détestés, les oubliés, les attaqués, quitte à m’en détourner s’ils s’avèrent être des fadas. Dans la rue, j’aime les démodés, les papys endimanchés, les caissières taiseuses, les mémés en galère, les enfants un peu idiots. Dans le travail, j’aime les énervés, les consternés, les fugitifs, les déchireurs de chemise, les agaçants, les chanteurs de refrains. Ils m’intéressent : dans une époque de vedettes considérables comme la nôtre, là sont souvent les vrais héros. Ceux qui se taisent et qui endurent, sans sauter à la gorge des gommeux qui les maltraitent. Ceux qui ouvrent leur grande bouche quand la gendarmerie emplumée du roi Ubu vient chatouiller leur honneur.

Qu’on me pardonne ces faiblesses et cet anachronisme permanent. Mais vraiment, je n’ai pas le cœur à participer aux curées, ni à la chasse ni à Paris. Hier, je m’effarais pour défendre Jean-Luc Mélenchon, un homme que pourtant je ne connais pas, m’exposant au grand péril qu’on me fasse les gros yeux. Et aujourd’hui, désolé, je reste dans la bande (horreur, entends-je dans la foule, cet homme est enrôlé !). Car cette fois, c’est au tour de Sophia Chikirou d’être couverte par une bruine d’immondices et il se trouve que je la connais. Circonstance aggravante, pour mes pires travers : elle est innocente des combines dont on l’accuse. Je ne peux donc pas laisser passer une trop belle occasion de mettre mon grain de sel.

Sans doute, ce léger frisson que je ressens avant de me lancer est-il encore le signe de ce plaisir d’esthète à être certainement, bientôt, à mon tour, détesté. Mais après tout, je me dis que la détestation de nos jours est comme une maladie honteuse. On n’imagine pas une célébrité du moment venir sur un plateau de télévision et avouer : « Je déteste untel, donc je vais me le faire ! » Personne n’ose l’avouer, on préfère déguiser sa détestation sous d’autres atours, plus présentables en open space. Je serai donc bon pour avoir refilé une forme de chtouille post-moderne à des fâcheux, pardon d’avance à eux. Pour ma part, je vais simplement dire toute la vérité dans toute son idiotie, littéralement. Voici mon témoignage à la barre. Greffier, dictionnaire en position !

Voilà quand même une femme qui subit, attachée à son silence public et à son dédain privé, le fumet aigre et dense d’un feu de barrage allumé face à elle depuis des mois. Mais qui ne calomnie personne.

J’ai rencontré Sophia pour la première fois de ma vie l’hiver dernier. Ce jour-là, je serre la main d’une minuscule silhouette frileuse enveloppée dans un grand manteau. Une voix ample, des gestes souples et vifs, le poids d’une certaine timidité s’installe sur une chaise de café, face à moi. Elle montre un sourire de minette et un caractère d’officier. Posé sur un coin de table, son téléphone portable s’éveille sans arrêt de trop brefs sommeils, mais elle n’a pour lui que de fugitifs coups d’œil. Une heure de conversation multicolore, de clôtures rapides de sujets une fois ceux-ci épuisés, d’arbitrages bien charpentés. Et parfois, tandis que je parle, elle se laisse flotter dans de longs silences, bouche fermée sur un heureux retrait d’acquiescement. On se serre la main. Affaire conclue, j’ai confiance. A l’époque, nous n’étions pas amis. A l’instant, je devenais son employé. Et d’ordinaire, ils pourront d’ailleurs en témoigner, je ne suis pas le copain de mes patrons.

Depuis, nos relations ont changé : nos parcours professionnels se sont séparés. Et quand nous nous voyons, c’est la même ritournelle, les mêmes conversations créatrices, les mêmes points d’accord, les mêmes différences amusées. Nous nous donnons des nouvelles de nos vies, de nos familles, de nos amis, de nos amusements, de nos trouvailles, de nos urgences. Elle est devenue mon amie. Du moins, c’est ce que je crois.

Mais que les choses soient claires : ceci n’est pas une quelconque pièce à verser à quelque instruction que ce soit. Les pratiques des supplétifs de la maison Poulaga ne sont pas conformes à l’idée que je me fais de la noblesse. J’avoue publiquement avoir de l’admiration pour cette combattante, voilà tout. Et il y a de l’épate dans ma sympathie, du désarmement, de l’incrédulité même. Pensez donc : voilà quand même une femme qui subit, attachée à son silence public et à son dédain privé, le fumet aigre et dense d’un feu de barrage allumé face à elle depuis des mois, mais qui n’agresse personne. Une petite armée venimeuse s’est mise en ordre, éparse, urticante, à gauche et à droite, mais malgré tout, Sophia se tient debout, toujours un peu amusée par son propre sort malgré les marques évidentes de la fatigue et des blessures, mais soucieuse, surtout, des avanies subies par les siens.

Elle répète : « Je ne serais pas une victime, jamais. » Pas mal, petite fille de Louise Michel, femme-piment.

Elle me fait donc réfléchir, depuis des semaines et des semaines, cette femme. Le moins que l’on puisse dire, c’est que, si elle s’est engagée en politique pour la fortune ou la gloire, son coup est raté. Je l’entends d’ici rire de cette idée. Sans plus d’économies, brûlées dans le bucher qu’on a allumé pour elle, endettée et accusée d’être vénale, la voici publiquement dégradée de toute bonne volonté, de toute douceur, de toute candeur, de toute bonne foi, par une courtisanerie qui, d’ailleurs, tient la suspicion, l’insinuation et la réquisition pour des vertus cardinales. Mais elle ne flanche pas. Figurine bien pratique de petite sorcière dans le théâtre puéril de l’actualité, Sophia se fiche de tout, sauf de la victoire de ses compagnons de combat. On la nimbe de mystère si elle ne cherche pas la lumière et on l’éclabousse de mépris si elle monte à l’avant-scène, mais elle répète : « Je ne serai pas une victime, jamais. » Pas mal, petite-fille de Louise Michel, femme-piment.

On peut ne pas savoir apprécier son culot, son côté fier-à-bras, sa jubilation ironique de sergent-chef, ses poses un peu espagnoles, les gestes tranchants de son allure fluette et ses éclats de Jacobine. Moi, j’avoue avoir pour tout cela beaucoup de sympathie, de l’estime, l’envie de poursuivre mon parcours dans ses parages, soucieux de préserver et de m’inquiéter à la fois pour ses secrets.

Je vais dire pourquoi. Je ne suis pas un militant politique. Je n’ai pas d’ambition sociale. Je n’ai pas envie d’être un journaliste respecté, craint ou rentable. J’écris pour dire ce que je trouve sur mon chemin, dans les formes que je pense les meilleures pour mon récit. Ma maison n’est, volontairement, guère peuplée. Or, chez moi, on ne méprise pas facilement une femme qui a jeté sa vie d’adulte dans le combat pour l’idée, peut-être fumeuse, qu’elle se fait de la dignité des faibles. Chez moi, on ne calomnie pas facilement une solitaire dont l’un des moteurs intimes est, faute d’autres significations existentielles sérieuses trouvées sur sa route, le combat révolutionnaire et la loyauté à quelques-uns. Chez moi, on ne ricane pas facilement d’une tête de mule descendue d’un appartement d’ouvrier venu d’Algérie, riveté à la Haute-Savoie comme à la chaîne de l’usine Peugeot toute proche, pour entrer dans la bagarre républicaine. Chez moi, on ne rembarre pas facilement une bagarreuse de barricade, épique, habile, maline, parfois fantaisiste et grandiloquente, boulimique de travail et d’action, ne supportant définitivement, radicalement, redoutablement, ni la paresse ni l’enfumage, ni les amateurs ni les postures, ni la méchanceté ni la trahison, ni l’imposture ni la prétention. Les salopards, les patapoufs et les cornichons incarnant fièrement ces tares forment d’ailleurs la cohorte de ceux qui la salissent aujourd’hui.

Non, chez moi, on ne fait pas un sort facile à des personnalités pareilles. On les tient pour les aspérités rassurantes, les angles clairs, les chandelles allumées dans la grisaille d’un monde où, par la sale magie de l’habitude, la violence de l’oppression est devenue douce à vivre.