Le conflit qui saccage actuellement ma vie quotidienne, et celle de gens qui me sont chers, me donne, en marge, l’occasion de dire deux ou trois choses un peu académiques, mais qui me semblent remettre le bâton droit en le tordant dans l’autre sens, comme le disait notre bon maître Lénine. Je passe pudiquement sur les accusations de racisme, d’arrogance coloniale et de virilisme dont on m’a gratifié, avec mes amis. Les saletés ne salissent que les bouches qui les prononcent. Ma vie entière témoigne pour moi.
Je veux parler d’un propos minoritaire, présent dans le communiqué que nous, plusieurs journalistes du Média et moi-même, avons publié hier, après d’interminables et pénibles semaines d’humiliation silencieuse. Ce propos concerne la revendication par certains de l’identité de « racisé », qui fait fureur ces derniers temps dans les centres urbains éduqués, en gros. Et qui nous a été gracieusement envoyé au visage, à nous qui avons passé notre vie à nous battre contre la haine politique et ses accoutrements.
Cette façon de regarder l’humanité est littéralement odieuse, puisqu’elle englue chacun dans une identité qui le dépasse.
J’écris vite, je vais être bref. La dénonciation de ce terme n’est absolument pas, comme on feint de nous le faire dire, une négation du cancer du racisme dans la société ou une minimisation de la douleur de ceux qui en souffrent. Au contraire. Cette dénonciation est, pour nous, non seulement une condamnation de l’injustice de notre excommunication, mais également une mise en garde. Une mise en garde contre une façon de combattre la contamination raciste des esprits par l’adoption d’un point de vue cherchant à retourner la violence du racisme contre l’agresseur, et finalement adoptant ses catégories. Une mise en garde grave, sérieuse, inquiète contre l’enfermement des esprits dans l’impasse de cette grille de lecture, où le mépris des « Blancs » pour les « racisés » mériterait seulement que ces derniers inversent les rôles et assument positivement la fracture dressée entre eux et « les autres » (Les Blancs, les Juifs et nous). Entérinant donc l’idée que les citoyens sont radicalement séparés, et identifiés, par leur appartenance à un genre particulier de l’humanité, la couleur de leur peau, leur ascendance singulière ou autre chose encore — et que cela n’est pas seulement culturel, mais ontologique, objectif et indépassable. Que ce soit par choix intellectuel (« c’est vrai, puisque c’est ainsi que je vois le monde ») ou par affirmation en négatif (« c’est vrai, puisque c’est ainsi que le monde me voit ») ne change rien : au-delà des conditions sociales et politiques d’un temps donné, il existerait des séparateurs infranchissables dans l’humanité.
Disons tout de même, en passant, que cette manière de voir masque le fond du grave problème des discriminations ignobles, de l’inégalité vécue, des chaînes de l’oppression mentale : le système d’exploitation des classes, pour le dire clairement.
Mais avant tout, cette façon de regarder l’humanité est littéralement odieuse, puisqu’elle englue chacun dans une identité qui le dépasse. Que ce soit par choix ou par soumission, elle le range d’office dans une catégorie qui le précède, dans une communauté dont il est nécessairement solidaire puisque, disons-le, il lui appartient. Que ce soit pour son malheur ou sa fierté, ou les deux, d’ailleurs. Que ce soit par effet de miroir parce que le racisme des autres les rencogne dans une catégorie fermée, également. Cela ne change rien au fondement erroné de ce regard sur l’humanité. Car ce regard attribue à l’individu, par soumission ou par réaction, une essence précédant son existence, comme on dit, c’est à dire une définition fondamentale, centrale, antérieure à sa personnalité. Et que l’on ne vienne pas dire que c’est la brutalité des uns qui justifie la brutalité des autres. Nul n’est jamais condamné à la bêtise d’autrui.
Ainsi, l’humanité serait séparée par l’impossible communication entre les différences, les blessures antagonistes de l’histoire et de la lignée, les fractures ouvertes entre les siens et les étrangers. Or c’est cela exactement qui est la base du raisonnement nihiliste et racialiste, considérant qu’il existe une hiérarchie naturelle indépassable entre les prétendues « races », et que la société doit être gouvernée par ce principe.
D’autres, plus talentueux et mieux informés que moi, ont mené cette polémique en détail. Je n’y reviens pas pour l’instant.
La nation américaine n’est, en effet, pas basée sur un pacte politique émancipateur et égalitaire, comme la nation française née dans le génial fracas de 1789.
Ce que je veux dire surtout, c’est que, en réalité, ce débat nous vient d’Amérique, comme trop souvent. Non seulement il abonde sur Netflix et les chaînes de télévision américaines, envahissant par effet d’omniprésence nos cervelles et nos apéros — le soft power yankee étant au moins aussi puissant et toxique que le russe. Mais il fonde littéralement la société des Etats-Unis.
La nation américaine n’est, en effet, pas basée sur un pacte politique émancipateur et égalitaire, comme la nation française née dans le génial fracas de 1789. Nos constituants, qui ont enrôlé le vénézuélien Francisco Miranda dans leur armée et donné la nationalité française à tous les combattants de la liberté qui se joignaient à leurs soldats en guenilles, avaient lu sérieusement Jean-Jacques Rousseau. Si tout votre être accepte, pensaient-ils, de vivre et de faire vivre la liberté, l’égalité, la fraternité, vous entrez dans la nation.
Dans les Etats-Unis embryonnaires du 18ème siècle, ce n’était pas l’idée dominante. La fondation de la colonie par les puritains dissidents du Mayflower, puis la rédaction de la Constitution par le petit club de Philadelphie, avait un autre axe central : celui d’un « contrat », d’une entente commune négociée, d’un compromis collectif, entre colonies distinctes et singulières. Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui, cette société où tout se négocie individuellement, des accords avec son employeur aux combines fiscales, compte autant d’avocats ! Du coup, aux Etats-Unis, la société est divisée en Etats, en comtés, en districts, et le plus souvent en paroisses : chacun, autour de son pasteur ou de son comité de quartier, de son town hall meeting ou de son émission préférée, dispose de son propre petit gouvernement, où l’on vote, où l’on témoigne seul face aux autres, comme au Temple ou aux Alcooliques anonymes. Les familles ont souvent des règlements intérieurs pour tout, pour parler, pour résoudre les crises, pour manger. On élit les shérifs et les procureurs quartier par quartier. Une fois constitué en « quiet little community », on fait ensuite valoir ses droits et ses exigences à l’échelon supérieur de la nation, dans le but précisément de faire vivre ce « contrat » fédéral et démocratique, où le coin de la rue peut commander à la Maison Blanche. Contrat que, comme l’a bien montré Régis Debray, une « religion biblico-patriotique » tient ensemble, via une sacro-sainte Constitution des pères fondateurs qui est absolument intouchable.
La société devient l’addition des compromis, des contrats passés entre communautés autonomes.
C’est cela, le « communautarisme » à l’américaine. La société devient l’addition des compromis, des contrats passés entre communautés autonomes. L’inversion de la hiérarchie des normes par rapport à notre côté de l’océan.
Car la République, non. La République à la française, avec toutes ses ombres, pose l’affirmation d’un principe supérieur : l’intérêt général de la société. Cet intérêt général de la nation repose sur un horizon politique et philosophique, inscrit aux frontons de ses bâtiments : liberté, égalité, fraternité. Ce qui suppose, pour les républicains, de se considérer d’abord et avant tout comme citoyen, de faire le pacte tacite avec tous de ne pas favoriser dans l’action collective son intérêt personnel, mais de mettre son génie au service de la construction, avec les autres, de ce qui est bon pour tous. Il est évident qu’il est donc difficile, sans doute pas impossible mais difficile, de faire une place à la dernière mode venue de Californie avec les wakeboards et les Chief Happiness Officers : la soit-disant « société civile », qui n’est finalement, trop souvent, qu’une coalition d’intérêts privés sectaires, où la blessure victimaire est la monnaie d’échange, si possible par écrans interposés. C’est élémentaire (et sans doute rapide, bien sûr), mais la nuance me semble d’une importance majeure.
Et puis, et puis… Disons-le, cette manie de tout mettre en chiffres, en tableaux, en catégories, en groupements, en communautés, en genres, en cinquante nuances du même, est aussi une manie très américaine, très capitaliste, tout à fait à la mode à l’époque des rois-DRH, de voir et de manager le monde comme une entreprise ! Ici, tout est économie, donc tout est chiffres, tout est palmarès, classements, comparaisons, compétitions, concurrence libre et non faussée. Badges, numéros, big data. Je suis ici, tu es là-bas. Equipe rouge, équipe jaune. Trois, quatre ou cinq étoiles pour votre AirBnB ? Ainsi, la volonté de classer les citoyens, à mes yeux, provient aussi de ce changement de regard-là, qui est récent, et qui a remplacé la vieille manie européenne de faire de la politique, et pas de la comptabilité. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que tous nos présidents de la République depuis Jacques Chirac sont entourés d’inspecteurs des finances, et non plus de Normaliens ou, au moins, d’esprits littéraires. Le petit nouveau, un jeune banquier d’affaires, a même deux iPhones sur son bureau, pas Les Essais de Montaigne comme le dernier vieux monsieur avec qui est morte, en silence, la Vème République.