Les Ombres

De la culture antique des Cyclades ne subsistent que des traces laissant la science désarmée. Une Grèce effondrée. Un peuple sans visage. Une modeste fédération sans projet connu, dans un monde d’empires hallucinés de soleil, de dieux conducteurs de chars et de lions de combat. Le monde change si peu, au fond.

Les Ombres est un livre refusé, finalement abandonné et endormi dans un tiroir comme une cité désormais impraticable ou une idole abîmée, oubliée dans la réserve d’un musée de province. J’en publie l’argument ici, sous forme d’archipel — c’est assez logique, après tout… Car il s’agissait précisément d’une exploration inquiète des Cyclades ; inquiète de ne pas aller plus loin que les archéologues, de ne plus pouvoir rêver en somme. Journal en textes et en photographies à contretemps, il se voulait une enquête littéraire sur un sujet impossible, c’est-à-dire un monde absent : celui des gens qui vécurent en mer Egée, au comble de leur génie, cinq cents ans de solitude, entre 2700 et 2300 avant l’ère commune, et dont nous ignorerons tout pour l’éternité.

Pour ma part, je disais alors que notre dernière arme pour combattre l’obscurité est la littérature.

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L’idole est dressée dans le recul.

Brossée par les millénaires jusqu’à sa plus extrême blancheur, elle a des mains fines aux doigts longs dans la pierre, des bras géométriquement pliés sur les seins. La ligne de ses jambes est à peine modifiée par la pliure des genoux. L’ombre blanche se termine par deux pieds primitifs, debout sur leurs orteils anguleux.

Le triangle de la tête se tait. Seul le nez hume le vide qui nous sépare.

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On tire un coffre en bois qui racle le sol dur. La salle est basse de plafond, elle sent la fumée et l’olive. Une chaise observe dans un coin, une coupelle d’argile rêve sur une table, une silhouette s’assied dans la lueur d’un feu d’huile. Ici, la lumière ne suffit pas, il faut aussi les ténèbres, sinon on ne voit rien. C’est dans le noir du contrejour que le réel se déplie. Ainsi dans l’ombre des îles se faufilent les disparus. Où sont-ils tous ? La boule furieuse du soleil règne en silence. Des rochers abrupts glissent vers le sable mouillé, des empreintes d’oiseaux s’enfoncent dans l’eau froide, mais plus personne ne forme de pensées sur les criques, l’humanité détourne le regard. Un aloès agite vainement les bras dans le vent comme une anémone sous-marine et, sous la cavalcade des nuages, deux chèvres abandonnées boudent dans un enclos, près d’une poignée de cabanes. Mais aucun visage d’homme, pas un visage de femme non plus, pas même un enfant crotté se suçant le doigt en observant l’étranger. Pas plus matériel qu’une pensée, pas plus solide qu’un souvenir revenu en ouvrant le tiroir d’un vieux meuble, pas plus saisissable qu’une phrase de viole emplissant le ventre d’une chapelle, le peuple des Cyclades est partout ici dans le flot de la mer et du ciel, mais nulle part où être vu. Nous ne savons rien de ces gens perdus dans le brouillard du temps, sinon qu’ils étaient là et qu’ils sont aujourd’hui délivrés de leur corps, de leurs yeux brûlés par le sel de l’Égée, de leur langue mobile, de leurs pieds douloureux sur les pierriers, les plages et les chemins, de leurs mains maladroites sur la margelle des vases. Par l’esprit pourtant, nous pouvons voir comment ils allument une lampe et comment l’or de la lumière tremble sur la chaux. En écrivant, le regard de l’humanité révèle ce qui demeure. Idoles de marbre blanc, visages d’hommes noirs. Chercher une présence dans l’absence, c’est construire une utopie.

Alors nous voici et les voici. Que savons-nous d’eux ? Et de nous-mêmes ? Un vide en mouvement.

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Nous débarquons sur la plus grande des îles un matin, dans un suaire de soleil. Traversant la cale sèche, sous les bras de chef d’orchestre des grues, nous traînons notre valise parmi les coques moisies percluses de coquillages, trouvant notre chemin entre les moteurs diesels démantibulés sur des bâches comme des homards dépiautés par des ogres. Nous enjambons l’éponge des cordes imprégnées de mazout. Nous contournons les filets encore mouillés des rafles sous-marines de la nuit.

Les humains sont revenus dans ces parages, manifestement. Car les temps modernes remuent en tous sens sur ces promontoires au milieu du grand large : un peuple d’ouvriers en cuir, d’ingénieurs à lunettes en miroir et de méchants épiciers bourdonne comme une colonie de mouches sur une carcasse de baleine échouée ; le soir, ils semblent garder comme des sentinelles un damier de cavernes présidées par des télévisions, au fond d’arcades peinturlurées, décaties, sales, de boîtes éclairées de néons verts et de variété italienne, entrant et sortant de supérettes avec des biscuits d’usine, des cigarettes, des bouteilles, des lessives chinoises. La banalité avilit les couleurs, exagère les reliefs, déchire les cœurs en secret, sous l’autorité de l’empire de la mer moutonneuse, seul et dernier univers connu. Des hommes piétinent la terre ici, comme partout. C’est pourtant la terre des morts, ici, l’archipel des oubliés.

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Au cours du deuxième millénaire avant l’ère commune, le peuple des Cyclades a fait de ces bosses montagneuses brossées par le vent, de ces garrigues incandescentes éparpillées dans la mer Égée, son royaume sans chef.

D’abord des cités minuscules, jeu de cubes jetés au hasard sur les pentes des collines, ont été bâties autour des plages. On a élaboré des économies régionales pour des amphores tatouées de pieuvres, on a conquis des îlots avec des rames et des couteaux, on a régné sur des villages enroulé dans une cape de lin, on a durci les pieds des enfants autour des troupeaux capricieux et dans la paix des vergers.

Puis quand l’Égée s’est peuplée d’assassins, des fortins d’argile ont été dressés sur les pitons, dans le but de protéger la maigre pitance et les idoles somptueuses de ces petites bandes d’éleveurs et de cultivateurs sans langue.

Le temps des stratèges s’annonçait.

Alors les mains dans l’eau, le foin, l’huile et le crottin, on a bâti une civilisation ici, pendant mille ans. Des silhouettes de marbre ont été dressées dans des huttes d’argile éclairées à la fumée noire. On s’est appelé par un nom aujourd’hui ignoré, gens des îles, peuple de la mer, fédération de l’archipel, qui sait ? Hommes et femmes s’enterraient avec pompe, accompagnés sur le chemin du néant de provisions alimentaires, de bijoux, de dieux lares et de silence à perpétuité. On ignore quelle langue on parlait ici, quels dieux bourgeonnaient dans les cervelles, quel alphabet on savait tracer sur les murs. Entre le délire égyptien, la Phénicie aventureuse, les athlètes minoens et les autres peuples des alentours, peut-être étaient-ils les seuls à n’avoir jamais besoin d’écrire.

Ou alors ils ont fait diversion, qui le dira ? Ce que nous croyons savoir, nous l’avons appris par déduction : par-delà ces brefs éclats de lumière, on ne dispose guère, en effet, que de relevés topographiques et d’hypothèses invérifiables. De ces gens et de leur monde, ils ne savent rien dire d’autre, ou si peu, les archéologues, les historiens, les bibliothécaires, les géologues, les carpologues, les paléontologues, les palynologues, les archéozoologues, les lithiciens, les anthracologues. Tristes, comme tout le monde, ils regardent l’abysse sous les traces. Du reste ils avouent volontiers leur ignorance, laissant l’entier espace à la merci de la littérature, cette prédatrice amoureuse, le dernier recours pour faire renaître le réel quand la science est épuisée. Ainsi Socrate fut-il envoyé chez Diotime la magicienne pour être déniaisé.

Pour nous, la leçon à apprendre est d’envergure. Il s’agit de savoir si, oui ou non, dans le tumulte confus de l’univers des hommes, on peut construire quelque chose à partir de rien. Édifiante entreprise, aujourd’hui que tout se vaut, paraît-il, sauf les reliques des bigots. Pour le reste, c’est la sidérante nullité de l’équivalence universelle, où le peu qui nous échoie encore est aussi irréel que le tremblement de la chaleur sur l’asphalte.

Faisons donc la nuit pour faire renaître les choses.

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Cet archipel est la nuit la plus profonde des jours primitifs.

Dans les Cyclades, il n’y a plus rien, rien d’entier, rien d’intègre, rien de compréhensible aux esprits curieux. Dans les livres non plus. Pourtant nous pouvons sentir combien ces visages de marbre qui ont jadis porté les couleurs de l’émerveillement, combien ces bras croisés des idoles obstinément mutiques, combien ces coupes d’or qui ont autrefois accueilli les lèvres gercées des invisibles, offrent d’aperçus de la vie humaine. Voilà un commencement. Tout ce peuple d’artefacts, derrière les vitres des musées, suggère des visions fugitives d’humbles corps pensants qui avaient, il y a quatre mille cinq cents ans ans, la totalité de leur univers enceint dans un cercle de pentes odorantes semées de crottes animales, de criques glacées comme des émeraudes bruissantes de murènes, de chiens des mers bavards et de créatures à tentacules, de maisons ombreuses où les faces de leurs semblables leur parlaient d’eux-mêmes — sous un ciel infini, ce ciel de d’éblouissement, de vent et de tonnerre, bouclier bleu de la Grèce qui brûle les fronts et engloutit les navires. Sous l’obscurité, les humains ont survécu.

C’est que le vide, alors, n’est qu’une illusion. Sans doute est-ce simplement la paresse ou l’abattement qui font de la civilisation des Cyclades une énigme. Peut-être que tout est là et qu’il suffit de chanter l’absence pour la faire apparaître.

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Les pieds de l’ermite, éventails de pierres ponces, se mesurent à l’îlot à l’horizon, dans l’émeraude. Qui a nommé ce galet énorme posé sur la mer ?

La cité est loin sur la côte, derrière les caps, derrière les éboulements.

L’ermite joue, comme le soleil sur l’écrêtement des vagues, à celui qui bernera l’autre : est-ce lui qui flotte comme un bouchon sur la mer ou l’îlot qui navigue dans le haut-le-cœur du temps ?

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Je ne pars pas à la poursuite de l’Antiquité grecque, certainement pas. Mon objet d’étude n’est pas l’époque classique, les colonnes effondrées et les dieux nus aux généalogies impossibles. Je m’en vais plus loin dans le temps, un millénaire avant Périclès, dans une sorte de rien.

Car de ce temps oublié ne subsiste plus, littéralement, que trois fois rien. Le petit peuple des Cyclades de l’âge du Bronze ancien est une somme d’étonnantes ombres de l’humanité. Pour les rencontrer, seuls ont parlé les géomètres. La poésie n’a presque jamais rien dit de tous ces gens, ou alors dans des feuillets épars. Pourtant ici prospéra une nation — une nation atomisée, incertaine, inconsciente, mais bien vivante et pacifique, semble-t-il. Ces marins, ces jardiniers, ces athlètes, ces musiciens, ces gardiens de cochons et ces faucheurs de blé vécurent ici en paix, sans écriture connue, sans maître et sans ambition, disséminés dans leurs petits pays flottants avec leurs dieux lares et leurs grandes pirogues.

Aujourd’hui, nous pouvons seulement en faire des phrases, et voilà presque tout. Peut-être quelques images au sol, de vagues suggestions visuelles. Notre parole est désormais leur seule cohérence, une dernière chance de survie.

De même la Grèce d’aujourd’hui se dissout-elle dans ses propres délitements. On finit d’ailleurs par croire qu’elle disparaît peu à peu, qu’elle fond au noir lentement, comme absorbée par le bain d’acide d’une Histoire qui l’accable. Elle ne se retient à la lumière que par la parole de ses derniers passagers, narrant leur naufrage en temps réel, pour des Européens médusés.

A quel moment pourra-t-on dire qu’elle a disparu ? Et que pourra-t-on dire de son existence ? Peut-être les Grecs trouveront-ils un chemin pour ré-exister en gardant leur sang-froid et en examinant leurs propres traces dans l’ombre qui s’avance. N’est-ce pas le propre de l’entreprise littéraire, de révéler ce qui se trouve au-delà des traces, au-delà de l’histoire, au-delà du songe, au-delà de la parole ?

Disons que Les Ombres veut apporter le concours de la littérature — qu’on pourrait espérer décisif pour le présent — à l’éclairage du chemin ouvert par les archéologues et les historiens, et sur lequel l’Europe d’aujourd’hui s’est perdue.

Athènes, Milos, Paris. Juin 2018.

Du côté du soleil, un grand rivage déployé,
Et la lumière limant ses pierreries sur les hautes murailles.
Pas un être vivant, tous les ramiers partis,
Et le roi d’Asiné, que nous cherchions depuis deux ans,
Inconnu, oublié de tous, même d’Homère
— Un seul mot dans l’Iliade et encore, incertain —
Jeté là comme un masque d’or funéraire.

— Georges Séféris