
C’est dans un climat de surréalisme quotidien, presque ordinaire, que j’ai assisté à un événement politique de première importance : l’investiture du président mexicain Andrés Manuel López Obrador. Du coup, les images ramenées sont bizarres.
Quelque chose cloche dans mes photographies de Mexico. On les dirait trempées dans un sirop de prune, teintée d’un rosâtre général, accentuant les noirs, rosissant les blancs. A mon retour à Paris, je les feuillette et je me rends à l’évidence. Ce jour-là, ce jour que j’ai photographié, on pouvait voir passer distinctement les avions devant les spectres gigantesques du Iztaccíhuatl et du Popocatepetl : les grandes urnes enneigées cernant la ville brûlaient sur leurs pentes une douce lumière rousse et précise, une couleur de flamme, dans le lointain pour une fois tangible. La brume acide, le sfumato qui d’habitude efface ici tous les angles, s’était dissous. Le ciel était vide. On voyait clair. Une joaillerie de crépuscule couronnait la longue façade du palais présidentiel. C’était un jour cristallin, avec un soleil tranchant comme du verre. L’air était nouveau. On respirait mieux.
Mais aujourd’hui, de retour en France, il ne me reste plus que des aplats de rose et de noir. Des peaux bronzées, des visages du Grand Siècle, des yeux en amande, des chapeaux de paille, des moustaches, des joues grêlées, des ventres ronds, des mains fortes, certes ; mais tout cela noyé dans le contraste et comme plongé dans une aurore de montagne.
Dubitatif, j’ouvre les journaux pour y trouver d’autres images prise ce jour-là. Là aussi, tout est rosâtre. L’ombre est impénétrable, la lumière est pâle, presque funèbre, mais fleurie. On croirait que tout est baigné de pourpre, dans un jus de violine, un monde nocturne, aubergine, vieille encre. Il faut rendre les armes. Ce n’est pas moi, c’est le Mexique qui est comme ça.
Ce que j’ai vu, c’est la perpétuelle et charmante hallucination mexicaine, révélant en même temps l’envers et l’endroit du monde.
Tout est double ici. Les choses, naïves, et leurs songes, obscurs, se superposent. On vit à la fois dans la réalité brute et dans son contraire. Les yeux de l’univers louchent, comme, à travers l’œilleton de l’appareil, le vertige d’une mise au point difficile. Le réel renaît tous les matins comme une image en double exposition se révélant peu à peu dans son bain chimique et qu’il faut figer au fixateur juste au bon moment, à la bonne seconde. C’est un cauchemar et un éveil à la fois. Un paradoxe, une fois pour toutes, comme règle commune.
Je garde donc de ces deux semaines passées à Mexico le souvenir d’avoir été roulé par des génies. De vraies génies, des créatures de fable, invisibles et fictives, mais pourtant plus puissantes que n’importe quel homme, des démons que je n’ai pas vus mais qui m’ont à l’évidence possédés et m’accompagnent, comme une fièvre endormie. Inoculé malgré moi, je suis devenu un diable. Je suis rentré au Mexique comme dans un sort ou une malédiction et j’en suis ressorti fier et déniaisé, vêtu de la tunique de Socrate revenant, songeur, de la chambre de Diotime. J’ai vu.
Ce que j’ai vu, c’est la perpétuelle et charmante hallucination mexicaine, révélant en même temps l’envers et l’endroit du monde. Un vertige plus juste, plus précis que le réel. Grouillant de fleurs, d’armes à feu et de livres.
Derrière tous les visages, des crânes. Derrière l’amour, l’abandon. Derrière la joie, l’exil. Derrière l’ordre du cosmos, la folie. Cette teinte sur mes photographies, ce rose et noir, c’est cela : la vie et la mort, le jour et la nuit, les paumes des écolières et l’œil des chevaux, la mère et l’assassin. Cette lumière dévoile simplement l’envers du monde, sa face sourde, présente partout, en surimpression de tout — en tout cas ici, à Mexico.

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