Dans la France d’aujourd’hui, il est permis de débattre de la guerre au Moyen-Orient. Mais seulement au risque d’être repeint en groupie de Vladimir Poutine au gré des caprices de nos va-t-en-guerre au grand cœur.
La peur d’être associé à Vladimir Poutine paralyse le débat public en France : c’est effarant, mais c’est ainsi. Difficile de contester le raisonnement du gouvernement français pour justifier sa participation aux bombardements coordonnés sur la Syrie, de concert avec les Etats-Unis d’Amérique et le Royaume Uni. Difficile de questionner la pertinence du maintien de la France dans l’Otan, les projets visant à mettre sur pied une défense européenne, l’alliance stratégique privilégiée avec l’Arabie saoudite et ses obligés, les restrictions des libertés publiques au nom de la lutte contre les fausses nouvelles. Le visage de cire du président russe est brandi chaque fois, disqualifiant, glaçant, bâillonnant.
C’est paradoxal, puisque le président russe ressemble à s’y méprendre à ceux qui le combattent. Comme Donald Trump, il est déterminé et brutal, appuyé par une oligarchie industrielle et financière conquérante, des médias aux intérêts bien compris, s’efforçant de défendre l’ensemble politique transnational qu’il commande, à savoir l’hégémonie impériale de la Rome d’Occident et de ses prises de guerre pour l’un, la renaissance de la Rome d’Orient et de ses arrière-cours pour l’autre. Comme Emmanuel Macron, il se veut le chef jupiterien ayant pris les commandes d’un pays boiteux et sclérosé, avide de réformes libérales urgentes prétendument commandées par l’efficacité et le bon sens, avançant par à-coups simultanés sur divers fronts avec force stratégies de communication, une main sur la bouche de ses adversaires, concentrant les pouvoirs et l’assumant ainsi, injuste avec les faibles, serviable avec les forts. Comme Theresa May, il est le produit et l’obligé d’une classe orgueilleuse et conservatrice, un mariage arrangé de la banque d’affaires et du think-tank, cherchant à préserver dans un monde sans plus aucune règle qui ne puisse être violée le prestige d’un empire déchu. Pour les dirigeants atlantistes, il serait logique que Poutine soit un égal, à ce titre. Lui aussi est un enfant de John Wayne, en même temps qu’un soldat d’Alexandre Nevski. Une variation à la manière russe. Mais non.
A l’Ouest, comme on dit, la Russie et son chef sont des épouvantails. Toute conversation sur les relations internationales prend le risque de faire surgir ce joker noir, ce Point Godwin incarné qui clôt toute discussion, belote, rebelote et dix de der. « Tu es contre les attaques aériennes en Syrie. Donc, tu soutiens Poutine. » Et avec son visage, les images de cadavres d’enfants, les pleurs des victimes, les destins foudroyés par la guerre, comme des clous dans un cercueil. A grands renforts de films d’espionnage, de documentaires débiles et de vidéos virales, son système et ses alliés sont marqués du tampon de l’infamie post-moderne : l’ogre de Moscou a été supplanté par le Rambo du Kremlin, pourtant frère jumeau de notre tuteur de la Maison blanche.
Google, mon nom, Le Média, Mélenchon, Assad, Poutine, Le Pen — vous verrez, la guirlande de pensée est déjà prête, elle n’attend plus qu’un regard curieux.
Et une fois que la marque a été apposée, rien ne peut l’effacer. Marche à suivre pour les esprits dubitatifs : Google, mon nom, Le Média, Mélenchon, Assad, Poutine, Le Pen — vous verrez, la guirlande de pensée est déjà prête, elle n’attend plus qu’un regard curieux. On peut perdre des amis pour cela, ils ne vous pardonnent pas d’être monté dans le train du diable.
Ça va, on connaît la musique : si l’ennemi est infâme, impossible de ne pas le combattre. S’il était simplement dans l’erreur, on pourrait discuter. On nous fait le coup à chaque fois, des clameurs de la Croisade des gueux en 1096 aux crimes de La Ghouta en 2018 : damnation par association. C’est toujours dans le même coin du monde d’ailleurs, on ferait bien de s’en souvenir. En temps de guerre, le doute est immoral. Aujourd’hui, pas de critique du pouvoir, sauf à être offert pieds et poings liés à l’ennemi, en l’occurence saucissonné comme un jambon en offrande sur le perron du Kremlin.
Donc, beaucoup de monde se tait, laissant le champ libre à tous ceux qui pérorent. Tout pour Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, rien pour Albert Camus. Les temps sont durs, il n’y a pas de place pour la nuance, la complexité ou la patience, c’est-à-dire au fond pas de place pour l’histoire, tout juste pour une réaction.
L’ère des managers déteste les branleurs, de toute façon. Et ce depuis longtemps. Un jour qu’en 1947, Bertold Brecht, réfugié anti-nazi aux Etats-Unis, homme de gauche assumé, comparaissait à Washington devant le comité du Congrès sur les « activités anti-américaines », il s’entendit lire par un patapouf anti-communiste les paroles de sa chanson révolutionnaire En avant ! Nous n’avons pas oublié sur un insupportable ton de procès-verbal, sépulcral, bureaucratique, terrifiant. Silence consterné dans la salle, convaincue d’en tenir enfin un. La question du député tomba : « C’est bien vous qui avez écrit ce poème ? » Brecht répondit : « Non, moi j’ai écrit un poème en allemand. Ce que je viens d’entendre est quelque chose de très différent. »
Brecht aurait soutenu Poutine, lira-t-on bientôt dans l’un de nos délirants hebdomadaires, je prends le pari. On a bien entendu des mots de Jean Jaurès dans un discours de Gérard Collomb.
Chacun y va de ses supputations définitives, de ses porte-plumes imparables. Symptôme d’une médiocre guerre froide de chroniqueur occasionnel et de moraliste en chocolat, il faut brandir des preuves, comme si des preuves justifiaient mécaniquement la guerre.
Il s’agit en réalité du symptôme d’une époque pathétique où, pour se redonner du cœur au ventre, les Tartarins 2.0, postés de chaque côté d’un rivage des Syrtes en carton-pâte, embouchent le clairon pour rallier tous les va-t-en-guerre, qui font d’aussi jolis bruits qu’eux. Slogans, affiches, images chocs, figures de proue, témoins irréfutables, récits horrifiants, héros télégéniques. Chacun y va de ses supputations définitives, de ses porte-plumes imparables. Mais de souci de la paix, d’un ordre international rationnel et respectueux, de la culture de la prudence et de la hauteur, point.« L’étranger est bête, raisonnait de manière prémonitoire Pierre Desproges. Il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui. » Divagation de chroniqueur occasionnel et de moraliste en chocolat, il faut brandir des preuves dans la presse, comme si des preuves justifiaient mécaniquement la guerre. L’Illustration de 1914 plus le selfie. L’époque serait comique si elle n’était pas aussi imbécile en faisant ses beaux discours. Moitié McCarthy, moitié Groucho Marx.
Donc, s’agissant de la Syrie, que faire ? On nous enjoint de nous faire une opinion rapidement, avant le journal de 20 heures, avant les prises de parole au Parlement. Pour commencer, voici les règles du jeu : l’ONU est impuissante ; ceux qui sont pour la guerre ont un grand cœur, bien que brisé ; ceux qui sont contre ont une âme immorale, pour tout dire poutinisée. Les jeux sont faits, rien ne va plus.
Certes, en Russie, quiconque affirme un raisonnement contraire à celui du Kremlin est parfois jeté par la fenêtre. En Europe ou aux Etats-Unis, on se contente d’enfermer ou de condamner à l’exil. La gémellité avance doucement. Mais les deux mondes vont bientôt tellement se ressembler qu’on va finir par les confondre, si nos managers à nous s’énervent encore un peu plus.
Par-dessus l’Europe et la Méditerranée, deux blocs nucléaires se prennent à la gorge et chacun, en-dessous, est sommé de choisir son camp.
Quand les armes parlent, quel que soit le lieu, quelle qu’en soit la raison, il est prudent de prendre l’actualité au sérieux. Les armes françaises ayant parlé en Syrie, on peut se permettre de s’interroger sur la pertinence et la légitimité de ce qui a été fait au nom de notre pays, ses objectifs et ses arrière-pensées, aux basques d’un empire conduit par des brutes et d’un royaume en déconfiture, contre des milices d’assassins commandés par des despotes bagarreurs et instables. Mais que l’on nous épargne le ton de cour d’école du débat public français actuel.
Par-dessus l’Europe et la Méditerranée, deux blocs nucléaires se prennent à la gorge et chacun, en-dessous, est sommé de choisir son camp. Et notre chef de l’Etat a réussi à prendre activement parti pour l’un d’eux, sans discussion, sans barguigner, sans même un petit débat télévisé de rien du tout. C’était l’évidence : le fifre sonne sur Netflix, Twitter et Facebook, il faut se mettre en ligne derrière le flutiste. La couleuvre est considérable, dans un pays comme la France. Et le déshonneur, en point de mire.
Au fond, on a les résurrections qu’on peut. Nos dirigeants auront fait renaître la Guerre froide, cette époque pourrie qui a fait échouer toutes les révolutions, déchaîné tous les cinglés, corrompu tous les gouvernements. Belle réussite, c’est merveilleux : il faudra nous dire exactement qui féliciter. Ah, décidément, « que serions-nous, se demandait Paul Valéry, sans le secours de ce qui n’existe pas ? »