Gouverner par la peur. Peur de la ruine, peur de la violence, peur de la honte. On peut la moquer, la déplorer, la combattre, cette peur. Mais l’erreur serait de croire que cette crainte exaspérée, continue et mouvante, que nous fait subir notre époque est l’expérience en première personne de l’Histoire. Elle ne l’est pas : il me semble que c’est notre résistance très prudente aux cahots de l’Histoire qui crée le malaise.
Certes on peut comprendre, après ce XXème siècle qui a tant détruit au nom de l’Histoire, que nous soyons au moins précautionneux et jamais inutilement téméraires lorsqu’il s’agit de nous occuper de nos affaires politiques. Pourtant c’est une illusion, malheureusement réduite au cercle minoritaire de la petite-bourgeoisie éduquée à laquelle j’appartiens, et qui tient le crachoir ces temps-ci. Car l’indigence aujourd’hui, il faut le répéter inlassablement, est générale : morale sans doute, culturelle pour une bonne part, politique à l’évidence, mais sociale surtout.
Comment nommer autrement la réapparition dans nos villes de spectacles de mendiants, d’enfants des rues, de sectes hallucinées et de fonctionnaires byzantins, de contrebandiers et de détrousseurs, de gendarmes grossiers et sadiques, comme dans l’Angleterre de Karl Marx ou la France orléaniste ? La jeunesse qui nous gouverne est peut-être trop jeune pour comprendre que ce monde est familier et qu’il est abominable. Se libérer de la peur, oui. Mais avec la disponibilité intime pour l’expérience de l’Histoire, le courage de dégeler la toundra de la misanthropie, l’humilité d’un être humain dans l’univers et la certitude que la seule alternative est le consentement au retour de l’ennui et de la misère, probablement bientôt interrompu par la plus imbécile de toutes les violences politiques, celle des petits chefs. Que les choses soient claires : pour faire entendre le refus, le scandale ou l’exigence, il ne restera plus rien alors sinon la rue, le nombre, le nombre écrasant et impoli.
Mais il nous faut éviter la ruine, c’est vrai. Tant que cet impératif nous tiendra entre ses mains, nous serons immobilisés.
Post-Scriptum : Le jeudi 4 mai 2017, au lendemain du naufrage télévisuel joué par Emmanuel Macron et Marine Le Pen, j’anticipais le jour d’élection qui venait en notant ceci :
« Le dimanche soir, après un jour de patience, les Français apprirent que le favori avait logiquement remporté l’élection présidentielle. Etrangement, devant les écrans, on avait soupiré de soulagement, on s’était fait des mines d’épuisement, on avait soufflé dans ses mains. Le virage avait été raide, et finalement on se retrouvait au point de départ, étourdi et encore glacé par la peur, comme si sur une route de montagne on avait manqué de chuter dans un précipice en essayant de contourner un obstacle. Les jambes molles, on se rendait pourtant soudain compte que ceux qui avaient dressé l’obstacle sur la route du précipice étaient derrière nous, nous poussant dans le dos pour nous enjoindre de passer coûte que coûte. »