
Cher toi, voici des nouvelles. J’écris sans relâche, tous les jours, lancé dans un nouveau livre comme un fugitif cherchant un asile. Et c’est absurde. Je le sais.
Car il m’arrive quelque chose à quoi je ne m’étais pas attendu lorsqu’il y a bientôt une quinzaine d’années, l’éditeur Jean-Philippe Rossignol m’a annoncé, par-dessus une assiette de pâtes, qu’il publierait mes Erythréens. Et qu’ainsi, un vieux désir jamais éteint, ce à quoi j’avais pensé vouer ma vie future dès l’âge de dix-sept ans (mais que j’avais fini par abandonner tristement, lamentablement, dix ans plus tard, à force d’échecs et conscient de n’être pas encore prêt), allait être satisfait quand même. Que ma vie prenait un nouveau tour, le seul qui valait quoi que ce soit à mes yeux : j’entrais dans la carrière d’écrivain, comme ça, facilement, à force de travail et d’inconscience.
Quelques bons papiers dans la presse, des librairies enthousiastes, de bonnes places sur de bonnes tables, un accueil généralement agréable : business as usual. J’étais un parmi d’autres, mais j’étais encore, je vivais, je respirais littérairement.
Ce premier livre avait un intérêt. Même si aujourd’hui, je le juge limité, et même innocent. Mais enfin, il était ce dont j’étais capable à l’époque. Et il a été remarqué, m’a valu des invitations, des interviews, des trucs prestigieux. Puis il est paru en poche, quand même.
Après quoi j’ai publié, non pas aisément, mais disons sans angoisse et sans devoir attendre beaucoup, un roman encore jeune (comme un vin clairet, inachevé et facile) aux éditions des Equateurs, grâce à l’entregent de Jean-Philippe Rossignol auprès de Sylvie Fenczak et Caroline Bokanowski. Puis un troisième, plus élaboré, plus noir, plus aventureux, toujours aux Equateurs, alors que je m’étais exilé pour vivre une autre rage inassouvie d’adolescent : être correspondant à l’étranger d’un grand média français.
Quelques bons papiers dans la presse, des librairies enthousiastes, de bonnes places sur de bonnes tables, un accueil généralement agréable : business as usual. J’étais un parmi d’autres, mais j’étais encore, je vivais, je respirais littérairement.
Puis sont venus les deux suivants : d’abord un récit bizarre, crépusculaire, repris au vol à mon retour du Maroc (alors qu’il se dirigeait vers la poubelle de l’oubli) par Chloé Pathé et Marie-Pierre Lajot des éditions Anamosa, puis une commande de Jean-Christophe Brochier pour la collection Don Quichotte des éditions du Seuil : cet Éloge de la grève où j’ai laissé la bride sur la crinière de mon cheval et donné un bon coup de talons pour voir jusqu’où je pouvais cavaler, à quel octave je pouvais monter.
Mais c’est là que tout s’est arrêté. C’est là que je suis aujourd’hui.
Fasciné, amoureux, ou du moins charmé, convaincu, je me suis avancé, la gueule enfarinée, dans les pas de mon cher Pierre-Antoine Antonelle pour refaire, ou plutôt rejouer sa vie avec lui, de 1747 à 1817…
J’ai pris une décision déraisonnable, il faut dire. Ce devait être 2019, quelque chose comme ça. Fasciné, amoureux, ou du moins charmé, convaincu, je me suis avancé, la gueule enfarinée, dans les pas de mon cher Pierre-Antoine Antonelle pour refaire, ou plutôt rejouer sa vie avec lui, de 1747 à 1817. Quatre ans de travail, sans douter beaucoup. Et à la fin, c’est un gros livre, une vie d’homme tout entière. Oh comme je l’aime ! Or ce livre n’intéresse personne. Personne ne le lit, personne ne l’a lu jusqu’au bout : c’est assez bluffant. À part ma compagne qui a toujours été ma première lectrice et qui se retrouve être la seule. On m’a même dit qu’on avait « pas réussi à s’y intéresser ». Alors Antonelle dort au fond de mon bureau, attendant le baiser de sa belle au bois dormant, à la Saint-Glinglin.
Puis, sans attendre, sans broncher, je me suis lancé dans un geste autobiographique bref et fantasmagorique, sur mon enfance dans la Californie pornographique des années Reagan et la misérable et héroïque épopée de mes pères, dans les rues de Paris et la campagne pluvieuse de l’Oise et de Picardie. Or je n’ai là non plus éveillé la curiosité de personne. Ce livre-farandole s’est éteint et sommeille quelque part avec Antonelle, piteux, dégrisé.
Puis (la guerre, la guerre sale étant partout, la guerre étant ici et ailleurs), j’ai peint de grandes huiles épiques, dressé sur leurs chevaux la figure de petits héros incroyables, suivis de grands salopards provinciaux dans la mêlée confuse des conflits révolutionnaires, halluciné avec des soldats perdus, retrouvé mes vieux oncles cantalous dans la gadoue des tranchées de 1914, interrogé mon père sur sa guerre d’Algérie en camp disciplinaire, proposant ainsi de faire visiter ma Galerie des batailles personnelle, alors que la guerre, la guerre sale, la guerre télévisée, les guerres de toutes sortes nous cernent et se rapprochent de nos vies à tous, contre toute attente. Mais aucun éditeur n’en veut : il ne savent dire pourquoi, puisque la plupart du temps, ils ne disent rien.
Il doit y avoir une disposition en moi. Car je ne connais rien qui me procure une joie aussi profonde que d’écrire. D’imaginer des livres. De composer des livres. De le faire à la main, seul, avec mes fantômes…
Et me voici encore aujourd’hui, en mai 2025, à l’œuvre sur une nouvelle folie, depuis des mois. Sans guère de doute, au fond. Sans aucune hésitation dans mon voyage quotidien, solitaire, obstiné, dans le manuscrit. Pourquoi je fais ça ? Oui, pourquoi ? C’était là que je voulais en venir.
Cher toi, voici ma réponse : je ne sais pas. Il doit y avoir une disposition en moi. Car je ne connais rien qui me procure une joie aussi profonde que d’écrire. D’imaginer des livres. De composer des livres. De le faire à la main, seul, avec mes fantômes, et ceux de Montaigne, Shakespeare, Flaubert, Proust, Faulkner, Cendrars, Giono, Camus, Claude Simon, et quelques vivants comme Pierre Bergounioux, Eric Vuillard, Alexis Jenni ou Pierre Michon, et Mathieu Larnaudie à qui je trouve une voix entêtante, dure, terriblement nôtre. Je dois être mégalomane, sans doute. Ou bien complètement irresponsable, peut-être. Ou bête comme mes pieds. Ou stupide, au point de me vêtir moi-même d’un pourpoint et de chausses bouffantes, et de me prendre devant toi pour un poète classique. Je ne sais vraiment pas.
Je m’en inquiète, tout de même. Est-ce cela qu’on appelle un destin, ou plus exactement la vie qui aura été la mienne ? Car je sais bien, ou plutôt je vois bien ce qu’il y a de pathétique dans ma situation, et ce qu’il y a de prétentieux et d’infatué. Je m’étais cru à l’aise, conversant avec la bonne société, médaillé et je me vois clairement et distinctement aujourd’hui envoyer mes PDF, imprimer mes manuscrits pour rien, payer la poste une fortune en écrivant aux éditions Gallimard, rue Gaston-Gallimard, à Gallimard-Ville, recevoir une seule réponse pour dix envois : un refus impersonnel, nul, net. Je me vois aussi pester à chaque passage dans une librairie, me disant : Quand même, je sais bien que je ne suis pas un génie, mais que je fais mieux que ça (et je feuillette des navets, des pleurnicheries, des machins sans colonne vertébrale, sans intérêt, sans style, et je referme la page, triste et amer, comme une espèce de misérable petit Hitler à Vienne, sûr de mon talent mais frustré par l’incompréhension des puissants de la terre). Je sais ce qu’il y a de comique, ce qu’il y a de bêtement romantique dans tout ça. Et qu’on ne vienne pas me parler de la « vocation », du « don naturel », du sacrifice du poète incompris brûlant comme un damné sur son bûcher au milieu de son époque médiocre !
Non, ce n’est pas ça. C’est autre chose. J’ai noté quelque part qu’on ne pouvait pas détester son époque et attendre en retour être aimé d’elle. C’est peut-être une piste.
Je me remets au travail, heureux comme un navigateur solitaire à la barre de mon joli petit yacht, sur l’étincellement infini de la mer…
Et régulièrement je me vois secrètement me demander pourquoi je m’obstine, comment faire, qu’est-ce qui cloche, qui rencontrer, comment convaincre… Et j’ai honte, mon vieux, tu peux me croire : honte non pas d’être en échec, mais d’en ressentir quelque chose de mauvais, d’en être affecté. Alors le lendemain matin, à peine réchauffé par mon café, je me remets au travail, heureux comme un navigateur solitaire à la barre de mon joli petit yacht, sur l’étincellement infini de la mer.
Cher toi, tu vois, je voulais écrire ceci pour mettre des mots et commencer peut-être à comprendre grâce à toi pourquoi je fais tout ça. Pourquoi je m’obstine à écrire pour rien, pour Hécube, « pour une tunique vide, pour une Hélène » (aimer Séféris ou rien). Pourquoi, maintenant que je m’apprête à abandonner pour toujours le journalisme, mon gagne-pain, je ne rêve qu’aux livres, qu’à leur contenu, qu’à ce qu’ils me font, ce qu’ils nous font à tous. Pourquoi, alors que l’époque contredit tout ce que j’aime, je veux partir sur ce chemin-là avec autant de feu dans les entrailles.
Et puis voilà : ce n’est pas une carte postale, mais un autoportrait tirant la langue, brossé en plein après-midi, pour dire que je ne me comprends pas bien ce qui m’arrive. Comme le nota jadis Blaise Pascal dans ses paperasses : « Pensée échappée : je la voulais écrire. J’écris, au lieu, qu’elle m’a échappée. »