
L’année passe, l’été vient et le chaudron du monde s’échauffe. C’est au point que j’en viens à souhaiter plus vite son point d’ébullition, c’est-à-dire — enfin — son effondrement ou sa montée en gloire.
Mais les canicules, comme le pensait Séféris, étant le bon moment pour l’esprit des écrivains (lui qui, dans l’ombre de sa maison d’Athènes, confiait « attendre la chaleur pour écrire »), je vais m’abandonner ici à un exercice qui me rebute pourtant : parler de moi. (Or, même en disant que je n’aime pas parler de moi, je comprends que je suis inaudible, puisque cette assertion apparaît aussitôt comme une preuve de fausse modestie, ou bien de mégalomanie hypocrite, ce qui est pire que toute calomnie lorsqu’il ne s’agit précisément pas de cela, et même de son contraire, si bien que je déteste dire cela aussi. Mais passons.) Parler de moi, ou plutôt : de mon travail littéraire, puisque mon travail journalistique n’a plus guère d’intérêt.
Qu’on me permette d’ajouter deux, trois mots de confession à ce que j’ai déjà raconté ici de ma vie d’écrivain de second plan.
Me voici donc à l’arrêt, prêt à cuire, prêt à partir. Qu’on me permette d’ajouter deux, trois mots de confession à ce que j’ai déjà raconté ici de ma vie d’écrivain de second plan, pour en finir avec cette année corrompue et molle.
D’abord, l’agence qui s’occupe de mon travail ne parvient encore à rien. Les quelques éditeurs qui lui répondent disent pour la plupart aimer mon écriture, le don qui m’anime, mais ajoutent que mon manuscrit les laissent perplexes. Et, pire que tout, et je n’invente rien, que le texte qui leur a été proposé n’est pas commercialement assez charpenté (ils disent : « fort ») pour faire reparaître le travail de quelqu’un qui, comme moi, « n’a pas publié depuis longtemps ».
Mes trois livres sont donc encore en sommeil. Ou plutôt mon livre et demi, parce que je n’ai réellement mis en circulation que Des Vies entières, un roman dont je ne renie toujours rien. Et mieux encore : auquel je pense souvent, au cours de conversations amicales, comme une preuve de ce que je veux dire. Quant à mon Roman d’Antonelle, remanié, amendé, raccourci, ramassé, il est en lecture dans deux maisons : l’une qui ne l’a toujours pas lu et l’autre dont j’ignore tout, puisque, la plupart du temps, lorsqu’un auteur mineur confie un manuscrit à lire à un éditeur, même lorsqu’il connaît personnellement le destinataire, la seule réponse est l’absence de réponse ; ainsi le veut la règle qui prévaut à Paris, règle dont tous les auteurs mineurs, c’est-à-dire dont les ventes ne dépassent pas les cinq ou six mille exemplaires et qui n’ont obtenu aucun prix, sont prévenus très vite.
Un troisième texte, Le Peuple des origines, je l’ai confié voici deux semaines à une maison que j’aime beaucoup, à qui il ressemble et donc qui, je pense, pourrait y trouver de l’intérêt. Mais j’applique le principe de médiocrité à tous mes espoirs, désormais : si d’ici l’automne, il l’accepte pour publication, je serai à la fois heureux et surpris. Double joie.
J’ai terminé un nouveau livre, absurdement, inconsidérément.
Mais entretemps, j’ai été pris d’une autre fringale : j’ai terminé un nouveau livre, absurdement, inconsidérément. Dans le courant de l’hiver, je songeais au niveau de violence qui prévaut dans le monde d’aujourd’hui, l’échelle de la cruauté tolérable que nous montons d’année en année.
Après l’Éthiopie, après l’effondrement du Soudan, après l’effarant cauchemar ayant surgi en Ukraine, voici que l’humanité assiste, au Proche-Orient, au déchaînement suicidaire et sadique à la fois de la barbarie militaire. En Europe, nos sociétés bourgeoises, serviles et bigotes, le concours de maintien permanent que nous nous imposons, notre showbiz médiatique, pétaudière de l’outrage facile, ne sait donc plus où donner de la tête, de la condamnation flutée, du mensonge tartufesque, de la surprise feinte. C’est celui-là, le décor où se déroule nos petites vies impuissantes.
Nous, en bas de l’échelle de l’influence sociale, sommes embarqués en passagers indésirés dans ce vacarme, dans cette mauvaise chaloupe de fortune qui commence à sérieusement plutôt ressembler à une nef des fous, quotidiennement soumis au dilemme confus de Jonas, « l’artiste au travail » d’Albert Camus : solitaire ou solidaire ?
Alors :
Que ferait-on, dans la guerre ? Qui serait-on ? Le héros, le massacreur, le déserteur ? De quoi sommes-nous les soldats et que nous est-il permis de faire, dans cette tragédie répugnante qu’est le monde que nous nous sommes fabriqués ? Ce sont ces questions qui ont présidé à l’écriture d’un drôle de roman ces derniers mois, un roman terminé voici deux semaines à peine. En deux cents pages, d’une écriture très déliée, très affranchie, un peu sauvage, parfois dure, il a finalement la forme d’un tableau en sept panneaux, comme en peignirent jadis les grands maîtres pour les palais des rois ou des évêques. La couleur crépusculaire et le ton théâtral, aussi.
C’est un récit polyphonique sur des situations de soldats, anciens ou contemporains, face à leur guerre, leur nation, leur cause et leur pauvre petite personne. La bataille perdue de Flandres de 1940 et la guerre gagnée de Hollande de 1672, la guerre policière « contre la drogue » et la guerre civile apocalyptique en Espagne, le coup d’État de 1851 dans les campagnes des Basses-Alpes, les affreuses et féériques tranchées de 1914, la campagne de Jeanne d’Arc et la « guerre contre le terrorisme » d’aujourd’hui, les « événements » d’Algérie, servent de fond symphonique à ce qui finalement, à l’occasion d’une promenade hivernale dans les jardins du château de Versailles, à trouvé son titre évident :
LA GALERIE DES BATAILLES
Mais je suis comme une mère craintive avec ce texte. J’attends désormais quelques temps avant de me décider à le faire sortir dans le monde. Il pourrait attraper froid. Et moi, me causer des soucis, alors que j’en ai déjà tant par ailleurs.