Dix jours au Canada

Atterrissage à Montréal après une longue traversée transatlantique depuis Paris, glissant à trois kilomètres au-dessus d’une bourre éblouissante de nuages blancs et compacts, mamelonnés, impénétrables, parfois déchirés sur une dizaine de petits kilomètres. Alors cette mer aveuglante soudain dissoute découvre un damier vert et noir, les campagnes agricoles de l’accoudement océanique des Cornouailles découpé selon un tracé le faisant ressembler à une pièce de puzzle oubliée sur une table. Plus tard, dans les embellies plus fréquentes, se dévoile le lointain royaume gazonné et ourlé de falaises, anthracite et bleu, romantique, fantastique, gothique même, de la côte ouest de l’Irlande. Je distingue clairement le heurtement des vagues, écumeuses, épaisses, depuis la hauteur sidérante de l’avion. Je repère Dingle, Tralee, où j’ai traîné mes grolles voici plus de trente ans, un jour de Pâques, sans le sou, adolescent, heureux, jouisseur, incapable de rien sinon de traîner timidement, de renifler l’air froid et salé de la mer, de me payer une seule pinte de bière et de rentrer dans mon dortoir dormir bêtement, pauvrement, comme un chien content après la promenade.

Nous prenons la route entre Montréal et Ottawa. Sitôt quittée l’agglomération et ses centres commerciaux, ses entrepôts, son anonymat universel, on entre dans une forêt sans fin. Sapins, érables rouges, bouleaux au tronc blanc se lèvent plus haut que tous les autres arbres. Route monotone, identique pendant deux, trois cents kilomètres. Un infini de sous-bois silencieux et désert s’étale de tous côtés, seulement ponctué, ou plutôt troué de temps en temps par des mares d’argent, mercuriales, rêvant en plein milieu de clairières ou de défrichages violents ouverts dans les arbres au bulldozer. Et parfois dans ces solitudes septentrionales surgit, au fond d’une clairière, une tour de télécommunication, une série de pylônes électriques, une ferme américaine, lie-de-vin, prospère à l’évidence.

Sur le côté de l’interminable voie rapide s’ouvre bientôt un champ immense, planté d’on ne sait quoi, peut-être un blé pour le pain industriel, verdâtre et noirâtre. Nous longeons plus souvent des bandes de terre d’un brun terne sous le ciel, où le gazon mouillé se desquame sur le bord de l’autoroute rectiligne filant vers nulle part balisée de cadavres de putois ou de ratons-laveurs tués par des pare-chocs des innombrables camions que conduisent ici des Sikhs impavides, vers le Nord.

Désormais, dans les trouées, une rivière se montre toujours au loin, énorme, couleur de thé au lait, sans une barque, sans un homme. Je me dis que c’est par là, c’est sans doute sur cette tranchée d’eau sombre ouverte sur le ciel gigantesque et tourmenté (qui est comme une autre forêt, mais d’orages, d’averses, de vent, d’ombre, à l’envers des forêts de la terre) que songeaient les « Indiens » dont ce désert sylvestre de bêtes rustres, de silence et de distances incommensurables était naguère tout le royaume et l’unique univers tandis qu’il glissaient, emportés par le courant, dans leur canoë aux yeux de biche ou d’ours.

Et puis la ville reprend ses droits aux abords d’Ottawa. Centres commerciaux, lumières électriques, logos, embranchements numérotés, stations-service, avenues, camions, stades, publicités. Puis apparaissent les coquettes banlieues aux maisons impeccables et sages, comme des petites filles habillées pour la communion et alignées sous les arbres en fleurs.

D’emblée, le Canada me semble être une planète qui fut jadis indifférente et inhospitalière, mais profuse, fertile pour personne ou presque, et qui fut donc finalement domestiquée juste assez pour être vivable par l’homme blanc. Lui est venu avec ses autoroutes droites et sans fantaisie, ses centre-villes pittoresques et ses suburbs, ses driveways, ses malls, ses gouvernements compliqués et discutailleurs, son fédéralisme, ses Young Leaders et leur certitude d’être les maîtres quoiqu’il arrive. Ils se sont donc installés comme si de rien n’était ici, sous les ciels menaçants et la surveillance de la monstrueuse banquise du Canada avançant sur eux inexorablement, tandis qu’ils vont faire leurs courses avec leurs enfants, sous les guirlandes de Noël.

Ottawa

Je cherche ce que font résonner en moi ces banlieues pimpantes et proprettes de l’Amérique du Nord comme ce quartier résidentiel d’Ottawa où nous logeons quelques jours. Nous allons et venons le long de ces streets, de ces drives et de ces ways géométriques et coquettes, sans logique autre que l’angle droit et la ligne de crête des molles collines ombragées qu’elles suivent sagement, portant des noms sans signification claire et sans profondeur historique, Crescent, Eastbound, Bedford. On dort bien, et au calme, au milieu de ces paroisses de maisons de bois ripoliné alanguies sous les arbres courts mais très feuillus, fleuris, pleins d’oiseaux et d’écureuils chapardeurs. À l’abri de ces suburbian homes assises sur leur promontoire de pelouse, s’observant l’une l’autre, se jugeant souterrainement et mesquinement, comme d’aimables bourgeois sur leur chaise pliable observant un crépuscule d’été avec leurs voisins, on dîne, on bavarde, on juge le monde extérieur, le cœur tranquille, le sommeil assuré.

Je pense que ce qui renaît en moi ici, ce sont les canicules silencieuses de la Californie de mes quatorze ans, Genessee Avenue sous les jacarandas parfumés, et l’ennui, l’hallucination quotidienne, la terreur, la pauvreté, la liberté effrayante de la vie que je menais alors. Allant et venant, je longeais les rues vides de West Hollywood à l’écart des boulevards et je passais pareillement qu’aujourd’hui devant des maisons toutes différentes, infantiles mais hautaines sur leur butte de gazon, reliées comme par intubation à la rue par une courte pente goudronnée où garer les voitures du foyer familial, toutes parquées le nez en l’air comme des barques tirées sur la grève.

Dans mes errances effarantes d’alors, je me repérais à leurs façades aux couleurs franches et acidulées, pistache, framboise, crème au beurre, blanc de sucre, bleu piscine, aux palmiers, aux mûriers, aux acacias qui les ornaient. Je les reconnaissais, je me souvenais où j’étais, quand j’arriverai, ce qui m’était permis d’espérer. Et, comme aujourd’hui, j’avais alors la sensation très nette d’être observé sans un mot par des visages étranges et plus ou moins burlesques, pareils à ceux des personnages aussi comiques que terrifiants de Lewis Carroll, tous plus ou moins roi ou baron de quelque chose, reine ou princesse d’un royaume de fantaisie, avec leur porte en forme de bouche outrée, leur boîte aux lettres mutique, leur numéro en fer forgé. Je savais qu’on trouvait là-dedans des canapés, des frigos pleins, des téléviseurs en marche, des filles recluses dans leur chambre, des garçons affairés à leurs jouets, tout ce que je n’avais pas, moi. Et ce confort bourgeois m’attirait et me repoussait à la fois, de même qu’aujourd’hui. Je le détestais et en mourait d’envie, parce que je vivais seul et mal, mangeais mal et dormais mal. C’était cela le ton de ma colère, de ma révolte, de ma soif de consolation et de justice.

Au fond, je comprends pourquoi les gens de ma sorte cherchent à la fois le confort et l’aventure, les senteurs du café le matin et le baluchon sur l’épaule. En voyant passer les interminables trains de fret filant à travers le Quebec et l’Ontario, j’ai d’ailleurs soudain l’envie de me hisser sur une plateforme entre deux wagons et de me laisser porter vers nulle part, vers une bourgade reculée, une station-service, une gare, un motel, un bar désert. Et puis je me rassure en enfouissant cette folie douce dans l’idée de dormir ce soir dans un lit tiède et rassurant, d’avoir toujours de l’eau chaude, du silence, mes livres, ma solitude, les mille petits plaisirs du petit-bourgeois que je suis, et qui veut dormir sans avoir peur ni froid, et penser au jour où il partira enfin vers l’été perpétuel. Depuis cinquante ans, c’est exactement cela que je vis.

Musée des Beaux-Arts du Canada

Comment se fait-il que le Canada semble n’avoir rien produit de grand en peinture ? Rien ici en tout cas, dans ce musée, dans cet énorme palais soviétique de béton gris au sol gris, en marge de cette capitale nord-américaine de dessin animé qu’est Ottawa (dont le clou du spectacle est une sorte château de Belle-au-bois-dormant juché sur un promontoire, je veux parler de ce Parlement de pierre, néo-gothique, irréel comme la médiocre matérialisation d’une vision de conte de fées en carton-pâte, coiffé d’un bonnet de cuivre oxydé dominant un large cours d’eau glacé, muet, sans courant, sans écume, sans vie apparente, sans bateau sinon une espèce de jouet en plastique pour le bain moussant des enfants qui transporte une poignée de touristes faisant la navette entre une rive et une autre sous des froufrous de baraque à frites), rien, donc, au premier étage où sont exposés les œuvres « canadiennes et autochtones », ne dépasse le décoratif, l’anecdotique ou le pittoresque.

De minuscules merveilles sculptées dans l’ivoire par des Inuits sans nom voisinent, dans des vitrines à l’écart, avec un art colonial très médiocre. Vues de la colonie, montagnes au crépuscule, lacs immobiles et leur armée de sapins, tout cela d’une facture inférieure, malhabile, grossière. Et ces motifs se répètent de siècle en siècle, de style en style. Il n’y a rien à dire du Canada, dirait-on, sinon la contemplation, ou plutôt l’écrasement de l’homme par ces solitudes froides et noires, ces hauteurs abruptes, ces pénombres de pendus, de bêtes à cauchemars, à contes cruels, ces forêts hostiles, reculées, arriérées, où hurlent des hiboux et errent des ours, où glissent des canoës entre les futs sombres des sapins. Et tout cela est tout juste digne d’orner les murs d’un chalet de vacances, et encore.

Entretemps, dans les petites colonies qui parsemaient les rives du Saint-Laurent, on faisait des portraits à l’huile toujours bancals, décalés, avec quelque chose qui cloche. Les sujets de ces portraits au style néo-classiques, brossés sans grâce, ce sont des bigotes de quartier ou, mieux encore, des curés vertueux, ravissants, rêveurs et doux comme des enfants, soucieux seulement de l’alcoolisme des « pionniers » qui étaient leurs ouailles, mais non pas du peuple silencieux, réduit en esclavage par ces faux chrétiens des premiers âges, et sur les terres duquel se déployait, rue à rue, comptoir après comptoir, leur petite utopie dévote, inconséquente et destructrice.

Peaux de phoques, peaux de bêtes, bourgeois philanthropes ou à peine de retour d’Europe, « Indiens » convertis, incidents picrocholins ayant supposément marqué l’Histoire, voilà quels sont les sujets de cette interminable collection sans aucun intérêt que nous présentent, salle après salle, des cartons moralisateurs, bavards. J’en finis par être étouffé par la médiocrité et par le massacre à bas bruit, repentant, sur lequel ce barbouillage s’appuie, et dont il ne reste que des chaussons, des manteaux de trappeurs sous verre, des évocations abstraites et nunuches.

Cette ville, Ottawa, est sans Histoire, il est vrai. Ou alors c’est une histoire banale, bureaucratique. On a voulu se faire une capitale dans l’étendue des landes gelées et des forêts sans fin où jusque-là rêvassaient paisiblement les tribus outaouaises ou iroquoises, d’où ils invoquaient sans souci du monde et surtout de l’Europe les esprits animaux, les grands songes du ciel et de la terre, un panthéon de dieux grimaçants, tirant la langue, emplumés, surgissant du noir, donnant le soleil et la vie. Alors on a choisi un « outpost » d’ivrognes, de mineurs, de bûcherons et de vendeurs de peaux, on a mis le cachet de la reine Victoria dessus et on a fondé cette vraie-fausse capitale fédérale, sur un confluent, dans l’hinterland, à la lisière des deux pays francophone et anglophone, à charge pour les colons, pour être pris au sérieux, de se construire rapidement des bâtiments idoines, comme une espèce de Brasilia des sapinières éternelles du Grand Nord, mais sans le génie architectural ou la folie tropicale de sa grande sœur du Sud.

Enfin, au deuxième étage du musée, la belle collection de peinture classique française, italienne et hollandaise fait souffler un grand vent de printemps et aère l’esprit. Ainsi, je reste longtemps devant un petit portrait fabuleux de Frans Hals, un bonhomme d’Amsterdam assis à l’envers sur sa chaise, me regardant derrière sa belle barbiche blonde de lansquenet. Je pars, mais je reviens, car je n’en ai pas eu assez de lui. Alors, me voyant, un homme fort sympathique d’une cinquantaine d’années, sans doute un Américain, m’interpelle à voix basse : « Beautiful painting, right ? » Je confirme. Et il m’explique aussitôt en avoir fait une copie et avoir reçu pour cela les compliments de sa femme, qui a trouvé ça très ressemblant. En retour, il reçoit les miens, ainsi qu’un au-revoir pressé.

Un Picasso cubiste facétieux et prodigieux. Un beau mobile de Calder. Un petit Klee sur toile de jute qui ne cesse jamais de m’émouvoir. Un beau portrait du beau-père de Jacques-Louis David peint en 1790, avant que notre cher citoyen-peintre ne devienne foldingue, disciplinaire et nerveux. Un Renoir délicieux comme une crème glacée de juillet. Deux Monet souverains (une vue d’Etretat sous la pluie peinte avec une maîtrise de magicien, d’hypnotiste). Une poignée de Courbet impressionnants (de la campagne, un bord de mer) où la matière du monde est là, au bout de ses doigts, dure et rêche. Des Gauguin mineurs, mais déjà hallucinés par l’épaisseur épidermique du bois, des fruits, de la fourrure de l’herbe, mais avant le Pacifique. Des Cézanne de patron, simples, révolutionnairement simples et matériellement lourds.

Et puis tout au bout de ma visite une somptueuse Catherine d’Alexandrie peinte par un petit moine comme je les affectionne, frère Simon Martini, toute d’or et de délicatesse toscane, aux yeux gonflés, compassionnels, sulpiciens. Je m’approche d’elle puisque personne ne la regarde et elle me rappelle qu’elle vient tout droit du Trecento italien, quelques années après Dante, ce qui me fait reculer de sidération. Sa légèreté de nonnette, son visage duveteux, presque amusé et mélancolique, ses doigts tenant la palme du martyre, cette petite femme douloureuse et indifférente à la douleur, comme une comtesse de Chinchón médiévale, aussi triste, aussi coquette, aussi ennuyée que sa sœur peinte par Goya, rappellent à mon inconséquence la force de l’esprit qui se mit à souffler sur l’Europe lorsque mon pauvre continent perdu décida qu’il serait désormais le sujet de l’Histoire. Alors il se lança dans une aventure prédatrice, arrogante, prodigieuse, irrésistible, qui fait que nous sommes aujourd’hui face-à-face, intimes, l’Europe et moi, à 6000 kilomètres de Paris, au beau milieu d’une lande autrefois sylvestre, obscure et neigeuse, où ont champignonné une colonie anglaise et une bourgade française, lesquelles ont fini par faire une nation sans autre fondement qu’un drapeau à feuille rouge, quelques textes juridiques, une utilité commune, une réserve stratégique de sirop d’érable, la peau blanche, la peur, la charité du cœur, la recherche frileuse du confort, le hockey sur glace, et voilà tout.

Québec

Nous filons vers Québec en train, par des landes monotones, des solitudes d’agriculteurs parfois décorées d’un arrière-fond de banlieue américaine à la Jim Jarmusch, où s’ennuient des adolescents à vélo, le long des rues à la fois terrifiantes et frivoles des trailers parks. Passages à niveaux, liquor stores, main streets ponctuées d’un diner et d’un bar aveugle dont la vitrine noire est seulement tatouée par le néon d’une marque de bière insipide : nous sommes bien en Amérique du Nord, avec sa façon d’avoir inscrit son éternité dans l’esprit du monde par le cinéma populaire, le roman noir, la musique des opprimés, la rage de l’ennui et de la misère, loin des riches. Il y a pour nous, Européens, ici, une familiarité, une connivence qui va au-delà du fan-club ou de la servilité impériale. C’est un peu comme si nous visitions le campus de notre fils et que pour la première fois nous voyions sa chambre : nous connaissons tout abstraitement, mais pourtant nous l’expérimentons en première personne pour la première fois. Et la cervelle se détend. Notre faim de révolution aussi.

Le pays francophone canadien, c’est autre chose que l’Ontario. Ici, c’est très clairement ce qu’on peut appeler « l’Amérique française », je veux dire une succursale de New York, du Massachusetts d’Hermann Melville, du San Francisco d’Armistead Maupin et du Washington DC de Sidney Lumet, mais que des relégués français oublieux, travailleurs et hospitaliers auraient peuplé une fois que les premiers occupants eurent entièrement déguerpis.

À Québec, de petites maisons rouges sont alignées sur les pentes, toutes portes ouvertes, sous les entremêlements des lignes téléphoniques. Le ciel blanc est sillonné d’oiseaux criards. Les coins de rue sont occupés par de petits cafés paisibles, veloutés de musique et de parfums de gâteaux à la carotte, où la jeunesse travaille, sirotant un latte plongée dans son Macbook Air. Au sommet de la butte surplombant le site général des colons, le port, le Saint-Laurent, les rivières annexes, les collines alentours, on a construit une citadelle militaire qui a tout repris du génie de Vauban, sans en avoir retenu l’élégance. C’est sans doute parce que la pierre d’ici, uniformément grise, marneuse, s’assombrissant avec le ciel changeant et s’éclairant à peine avec les embellies, n’a pas l’éclat solaire du bâtiment Grand Siècle que le premier ingénieur militaire du roi a fait grandir dans les pelouses menaçantes de la côte Atlantique brossées par le vent, Ré, Blaye, Brouage, Camaret, ou même du fort de Saint-Vaast-La-Hougue sur quoi le Cotentin d’or et d’anthracite n’a rien noirci. Derrière, au pied du « Château Frontenac » (encore un fouillis de tours pointues, un palais artificiel où sans doute la climatisation et le double vitrage sont intégrés aux fenêtres à meneaux), une promenade en caillebotis comme à Trouville, mais ne menant nulle part, ne donnant sur rien, permit à la bourgeoisie printanière de la Belle Époque de se donner ici, vêtue de blanc, coiffée, parfumée pour les seules mouettes et les quelques marmottes, sous des canotiers et des ombrelles importées de Lyon, des sensations de Balbec au pays des Hurons et des Outaouais.

Je repense beaucoup ici à cette réplique, racontée par Chamfort, d’un chef huron au marquis de Montcalm, lequel avait abandonné son somptueux hôtel particulier de Montpellier et ses terres méditerranéennes pour venir présider, dans les grands froids, la neige et la très grande distance, aux destinées de la grande amitié franco-hurone. Un jour que l’officier français faisait preuve d’une grande cordialité à son égard, le chef huron s’est étonné : « Tu commandes et tu t’excuses ? » L’obséquiosité française, les manières de sa noblesse batailleuse, et même les complications tatillonnes des Jacobins, déteignirent ici, dans ce far-north de trappeurs, d’écorcheurs, de chercheurs d’or.

Une bataille terrible a été livrée ici contre les Anglais, dit-on. La France a perdu. Sa présence n’était plus possible, sans doute. Et depuis, c’est un pays à la dérive qu’on visite non pas comme on visite Pompéi, mais avec le sentiment que quelque chose a, non pas disparu, mais n’est pas advenu, qui fait qu’on est comme entre deux eaux, partagé. On vit bien, tout est là, mais on est menacé par l’ennui comme par le minotaure d’Oran traqué par Albert Camus. Et je ne peux m’empêcher de penser à ce que devait être le sentiment des habitants de Québec lorsqu’au loin, au lieu de ces banlieues industrielles apparaissant vaguement dans la brume, accrochées aux autres collines, depuis les pentes du quartier Saint-Jean-Baptiste où nous passons trois jours très agréables, dans le calme et la cordialité québécoise, au lieu de ce lointain peuplé, tracé de routes, de signes, de maisons, d’épiceries, il n’y avait rien. Ou plutôt non, pas rien. Pire : il y avait la forêt sans fin sur des milliers de kilomètres, après quoi, la glace et la neige, ou les Anglais.

Montréal

Grande métropole américaine francophone. Gratte-ciels, soleil oblique, sirènes extravagantes, avenues interminables se perdant dans la longue distance des banlieues, bars de légende et salles de concert au coin de la rue, Chinatown, boutiques. Nous explorons ce petit New York français, cette Little France comme il y a à Manhattan une Little Italy et un Ukrainian Village. Les Montréalais se sont fabriqués une capitale faite pour le bien-être urbain, la convivialité petite-bourgeoise et progressiste, comme une espèce d’énorme Montreuil du bout du monde. On fume du cannabis tranquillement, on déambule, on prend l’air en marcel sur son escalier de secours ripoliné de noir, observant les écureuils dans les grands arbres et détaillant les fresques de street-art immenses que la municipalité encourage à dresser partout. C’est immobile, ici, identique pour toujours dirait-on, stabilisé et préservé du reste du monde, pareil à cet état d’esprit des jeunes ménages venant d’avoir un bébé, où l’immense bonheur de vivre lutte constamment avec l’épuisement, le doute, l’exaspération, et où le moindre soupir signifie l’un et l’autre.

En attendant que tout s’effondre, il y a Montréal.

Nous partons pour New York un dimanche, bizarrement heureux d’aller enfin retrouver la franchise, la vérité drue, la méchanceté, l’honnêteté d’un monde qui s’est imposé par la violence et la puissance hypnotique du rêve éveillé, et qui ne se force pas à être heureux, accueillant et amical. Un bout d’Europe, quoi.