
Comment, après tout, sont morts les frères de mon grand-père Joseph Daubizit, que j’ai connu et aimé, je veux dire les braves Pierre et Pierre-Antoine Daubizit ? On dit, dans le journal de marche du 139e régiment d’infanterie auquel ils appartenaient, qu’ils s’étaient retrouvés coincés au pied d’une pente longeant un champ et un bois des Vosges un soir d’août 1914 et que, alors qu’ils subissaient sans rien faire les rafales d’une mitrailleuse allemande planquées là-bas sous les arbres, ils reçurent l’ordre de charger la ligne de feu en grimpant sur le talus et en s’engageant à découvert dans le champ séparant la route qu’ils suivaient et l’ombre des sous-bois d’où on leur tirait dessus, et là-haut reçurent la grêle d’obus de mortier que l’artillerie ennemie attendait de tirer une fois que ces crétins de Français seraient tombés dans le piège.
Ça tient en une phrase. Mais il reste tant à dire, pourtant.
Notamment comment on ne retrouva rien d’eux : le brave Pierrot Daubizit et son petit frère Pierre-Antoine Daubizit, on raconte aujourd’hui qu’ils sont morts au combat, ou plutôt qu’ils ont été « tués à l’ennemi » comme on disait alors dans l’administration militaire. Mais ce n’est qu’une supposition, puisqu’on n’a jamais vraiment retrouvé ni leurs corps ni même une trace de leur passage là-bas dans les Vosges, si bien que c’est un tribunal d’Aurillac qui a dû officialiser leurs décès en 1917 sur la base de rien ou de trois fois rien, une fois que les Allemands eurent évacué les pentes et les forêts d’Anglemont en laissant les sépultures françaises (les trous bouchés, les bouts de bois plantés dessus, les reliques trouvées sur les morts enfermées dans des boîtes de pansements en fer blanc au pied des croix) sous le ciel vide. Et même là-dedans, sous les labours grossiers, du fait qu’on n’a rien retrouvé d’eux — des deux frangins de Saint-Bonnet-de-Salers —, on a dû saisir un juge de leur préfecture d’Auvergne pour lui demander de dire à la maman et aux tantes Daubizit restées au village le vrai, le définitif, l’éternel, les bouts de charpie séchés et congelés retrouvés dans les tombes ne signifiant alors rien à personne, rien de rien, rien du tout.

Pourquoi je pense à eux aujourd’hui ? Peut-être à cause de l’approche du 11 novembre. Peut-être à cause du nouveau livre que je suis en train d’écrire, et qui parle du silence, du grand, du puissant silence. Peut-être à cause de la guerre qui est partout, vraiment partout autour de nous, qui approche, qui arrive — qui ne peut qu’arriver.
Une guerre pour en finir avec notre monde : celui des États, des normes juridiques et des organisations internationales, celui issu du siècle des camps, et donc du siècle de l’ONU, de l’honneur en politique, de Willy Brandt à genoux, de l’heureux dénouement de la crise des fusées à Cuba après l’infamie de la Baie des cochons, de la petite bourgeoisie candide et pleurnicharde. La guerre qui vient en finira avec ce monde qui fut normé comme la guerre de 14 en a fini avec le monde de la Belle époque, des folles aventures artistiques, des nations et des peuples, des révolutions et des usines, des aristocraties militaires et banquières, des bourgeois barbus, décillés, éveillés et enflammant les peuples comme Jean Jaurès et Victor Hugo.
Aujourd’hui, c’est l’heure des abattoirs à ciel ouvert dont les tueurs filment leurs exploits, du racisme rabique, stupide et inguérissable comme à Gaza ou au Soudan, des histrions et des menteurs, des faces de pierre, des oligarques fous, de la montée au désert des derniers moines et des ZAD clandestines, du renoncement général à toute proximité, à toute fraternité : notre entrée dans l’hiver n’est pas que calendaire.
Je disais il y a quelques jours : « Tous les matins, j’ai l’impression d’assister au lent et lourd effondrement d’un pays, sa classe dominante l’entraînant dans sa chute, s’abandonnant à son fond de barbarie. Mais le pays résiste encore par où il peut, difficilement, héroïquement, à l’avachissement des forceurs. »
C’est donc par là que, désormais, je veux m’engouffrer, comme mes grands-oncles sont montés à l’assaut d’un bois noir, sur les collines d’Anglemont. Tout le reste est consentement.
