La Galerie des batailles, I

À ceux qui aiment ce que j’écris, je voudrais faire lire ceci : il s’agit du premier « panneau » de cette Galerie des batailles assemblée solitairement l’année dernière et qui, à ce stade, n’intéresse guère que moi. Pourtant, chaque jour je pense à la guerre — nous pensons à la guerre ; chaque jour nous la voyons, la côtoyons, la goûtons bien clairement, bien salement. Je propose donc ici la lecture de ces premières pages qui, me semble-t-il, lèvent bien le rideau sur le livre, lequel consiste en sept « batailles » réelles ou semi-fictives (dont celle-ci, la première, qui est intitulée Versailles), à savoir Dunkerque, Brunete, Popincourt, Les Mées, Orléans et Frileuse. Un jour peut-être, cette Galerie des batailles pourrait trouver le chemin de votre étagère à livres, qui sait ?

« Vous peindrez premièrement la fumée de l’artillerie, mêlée confusément dans l’air avec la poussière que font les chevaux des combattants, et vous exprimerez ainsi ce mélange confus. »

Léonard de Vinci
Traité élémentaire de peinture

Untel est peintre de batailles. Il officie pour les grands. Il est de ces hommes en tricorne à fanfreluches, en habit de brocard et de soie, en bas blancs, en très haute perruque frisée qui, de la pointe d’une canne échevelée de rubans, montrent leurs grands mensonges aux ministres et au roi, aux terribles princes de Versailles. Il désigne d’un air dédaigneux la fumée, la mêlée des chevaux cabrés et des mâles en armure, et aussi les chiens s’enfuyant apeurés, et au loin la succession de montagnes bleues où, sur son promontoire, le moulin aux voiles déchirées est reconnaissable entre tous, les fagots des lances se reflétant dans l’acier des casques à cimier, la houle des bonnets et des képis, et enfin, tombés à terre entre les rochers d’appui et la glaise les corps gris des morts, les muscles de bronze entaillés de chair rouge des suppliants, les ruades, les canons brisés, les canons hurlant, les cheveux de Méduse, les yeux, les bouches, les sabres, les fusils. Ici le voici posant, se tenant debout devant le grand cadre, comme ouvrant une fenêtre sur l’apocalypse enflammée rouge et noire, figée dans le temps suspendu et glorieuse, se détachant sur le fond de crépuscule d’un orage de tous les diables jadis déchaîné par le royaume de France contre la Hollande, du temps du roi Louis. Avec ses écuyers, ses assistants et ses commis, on dirait que le peintre se tient devant la scène grandiose, dressé comme un hallebardier, relevant son arme pour le passage des puissants et dévoilant d’un geste hautain le moment historique, son grand-œuvre.

Mais voici ce qui advient : désormais son art est caduc, car c’est par un autre cadre, par un autre type de lucarne que la guerre entre dans les maisons désormais. Et ce qu’on y trouve, c’est ceci : d’emblée, une voix mutine, une voix de femme, taches de rousseur, quel est ce pull-over, en quoi est-il fait, en mohair, en angora, et le monde est clair et propre et tout immaculé de lumière, ces lave-linges reconditionnés ont été testés, approuvés et livrés rapidement partout en France, jusqu’à 50% moins cher, garantie 2 ans minimum, livraison sous 7 jours en France métropolitaine. Mais après un clignement des yeux voici le nouveau SUV compact impertinent et agile, il redéfinit avec élégance les codes du SUV, nouvelles signatures lumineuses à l’avant comme à l’arrière, nouvelles jantes en alliage selon niveau de finition et nouvelle calandre élargie pour renforcer la posture puissante du véhicule, et pour aller plus loin, un nouveau moteur 100% électrique offrant jusqu’à 406 km d’autonomie WLTP, choisissez le lion, choisissez la force. Les fuites urinaires, et alors, dansez tant que vous voulez, avec les protège-slips Forever Invisible, une protection sûre contre les fuites urinaires, absorption immédiate, technologie exclusive de neutralisation des odeurs, design discret, douce pour la peau, avec Forever Invisible, je me sens protégée. Le noir se fait.

Un ruban multicolore barre le cadre, un ruban qu’on dirait coupant, ou comme fabriqué dans un satin qui lui donnerait un aspect presque métallique, et dans une arabesque, dans une brume rose et bleue, puis mauve et jaune, puis maintenant bleu blanc rouge il se transforme, accélère et soudain claque dans l’air comme la mèche d’un fouet et c’est alors qu’on lit 100% Info Direct. Et la face d’un homme alors prend tout le cadre, de presque toute la largeur de sa tête, avec sa complexion orangée et ses cheveux durcis, noirs, drus comme des poils d’éléphant, laqués dans une légère vague, et dans son oreille droite on dirait que quelque chose est niché, quelque chose attire l’œil, est-ce un escargot, une larve, ou bien non, c’est un appareil électronique quelconque, mais déjà la bouche parle. L’homme dit : la course a commencé, qui gouvernera la France dans une semaine, on vous présente les circonscriptions qu’il faut suivre absolument en vue du second tour, c’est la dernière journée avant la clôture du dépôt des candidatures, et nous verrons avec notre dessinateur Didier Poux ce qu’il faut retenir, et à quoi il fallait rire, et c’est la chronique impertinente du jour, à quoi il fallait penser au soir du premier tour, car c’est la rubrique Il fallait y penser, alors qu’il est galvanisé, le parti présidentiel attaque frontalement l’extrême-gauche, et nous vous demanderons si vous approuvez les désistements de candidats au second tour pour faire barrage, mais avant cela les grandes manœuvres autour des ralliements se poursuivent jusqu’à 18 heures, et dans la rubrique Immobilier deux sœurs de 54 et 64 ans se sont défenestrées le jour de leur expulsion après avoir accumulé au cours des dernières années 10 000 euros d’impayés de loyer, tandis que la Cour suprême américaine offre une large victoire au président sur la question de l’immunité présidentielle et qu’en Seine-Saint-Denis les règles se durcissent pour les locations touristiques, on verra pourquoi la circulation sera difficile dans une partie du 15e arrondissement ce mardi matin et si ce PSG-là est, oui ou non le meilleur club de l’histoire, bien que les températures soient encore fraîches, deux voire cinq degrés en dessous des normales saisonnières, et non, cette vidéo ne montre pas un incendie causé par des militants de la gauche radicale suite aux législatives en France, enfin c’est plutôt faux nous dit notre chroniqueur du Plutôt Vrai-Plutôt Faux, mais avant cela l’armée israélienne a bombardé la bande de Gaza, notamment le nord où les combats acharnés se poursuivent contre le Hamas dans le secteur de Choujaïya et ont poussé des dizaines de milliers de Palestiniens à fuir, Tsahal ayant annoncé y avoir, la veille, éliminé plusieurs terroristes et découvert des armes, mené des raids ciblés sur des positions de combat piégées et avoir frappé des dizaines d’infrastructures terroristes, tandis qu’entre 60.000 et 80.000 personnes selon le bureau des affaires humanitaires de l’ONU ont fui l’est et le nord-est de la ville de Gaza après l’ordre d’évacuation lancé par l’armée israélienne et que, selon les témoignages, les gens sont piégés dans leurs maisons, après que l’aviation israélienne a bombardé l’école d’un camp de réfugiés non loin de l’hôpital, tuant au moins 23 personnes et en blessant 128 autres, selon un premier bilan des autorités hospitalières, qui font également état de la mort de 12 ou 13 enfants dans la frappe aérienne israélienne, dont certains n’auraient été retrouvés que partiellement, ceci expliquant l’incertitude du bilan, bilan que les autorités israéliennes contestent et considèrent comme devant être largement inférieur aux estimations palestiniennes, ceci expliquant pourquoi nous utilisons le conditionnel, et rappelons enfin que l’attaque menée par le Hamas a entraîné la mort de 1195 personnes, majoritairement des civils, selon un décompte de l’AFP établi à partir de données officielles israéliennes et sur 251 personnes enlevées, 116 sont toujours retenues en otages à Gaza, parmi lesquelles 42 sont mortes, selon l’armée. Mais favoris sur le papier, les Portugais ont dû attendre les tirs au but pour se défaire de la Slovénie 0 à 0, ou plutôt 3 tirs au but à 0, ils affronteront la France en quarts de finale, 100% Info Direct continue, restez avec nous, succombez à nos chips américaines pour des apéritifs entre amis aux saveurs inédites et authentiques, les chips américaines sont idéales pour des apéritifs aux saveurs typiques des États-Unis, découvrez notre gamme complète pour des instants gourmands et savoureux, au goût de fromage ou goût piquant.

Il faut bien parler de la guerre, des batailles, des soldats, le monde en est plein, cette pensée tournant et retournant dans l’esprit du peintre qui déambule à la faveur d’une journée d’hiver étincelante dans les jardins du château de Versailles. Ses chaussures s’enfoncent avec bruit dans le gravier et il cherche l’idée, la grande idée, le grand projet, mais ne trouve pas. Son manteau de laine est boutonné aujourd’hui jusqu’au ras de son cou, le faisant ressembler à un prisonnier de guerre à peine libéré, et il a coiffé son crâne rasé, sa tête rougie par le froid, la sécheresse de l’air et le vent, d’un béret de flanelle grise qui lui fait un air canaille, pas du tout aristocratique maintenant qu’il a, par choix, par bravade, par principe, ôté pour toujours la perruque à friselis et les grands airs des favoris du prince. Il a l’air sauvage, mal léché, triste, ce qu’il est, assurément. Passant les grilles du château à pointes dorées, les grilles où les femmes d’octobre 1789 se sont massées pour renverser l’univers, il a préféré l’entrée simple dans le palais à 18 euros au passeport à 26 euros comprenant l’audioguide, l’entrée dans le palais et dans le domaine du Trianon, il n’a pas opté non plus pour la combinaison du passeport et du spectacle équestre, les trois étant payables en espèces, bien sûr, mais préférablement en carte bleue à l’un des guichets de paiement installés dans les communs où se restauraient naguère les équipages empoussiérés des carrosses, ou bien via la billetterie en ligne où l’inscription est gratuite, quoiqu’il faille tout de même laisser son nom, son prénom, une adresse électronique valable, une adresse, un numéro de téléphone et un mot de passe, ainsi qu’un code confidentiel qui est immédiatement envoyé à l’adresse indiquée, à quoi il faut répondre aussitôt pour confirmer son enregistrement dans la base de données de la société exploitante, c’est-à-dire, d’après les mentions légales du site Internet, l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles, établissement public national à caractère administratif, placé sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication et dont le numéro Siren est le 180 046 260, laquelle est présidée par l’ancienne rubricarde d’un hebdomadaire de droite. Dans la cohue, le peintre a empoché son billet. Il a joué des épaules au milieu de la foule heureuse et le voici dans la lumière blanche de mars, devant la longue façade aux milles chandelles, les galeries, les salons, l’antre d’or, le déambulatoire aux parquets craquants sous les pas des millions de visiteurs que veillent des statues blanches et nues comme les morts de Pompéi, mais debout. Des goélands tournent au-dessus de lui, en ronde, en silence, et des groupes de touristes fluorescents errent, bifurquent, chahutant, divagant comme des billes tombées au hasard sur le sol sur la grande esplanade dominant la cuvette des interminables bassins et roulant en tous sens, contrebalançant le déhanchement des arbres. Mais l’idée ne vient pas.

Alors le peintre revient à l’os, à la pensée épurée. Il faut parler de la guerre, se redit-il, des batailles, des soldats, le monde en est plein, la guerre est même toujours là, sous ses yeux, sans doute derrière la toile peinte de ce vaste décor touristique des jardins du château de Versailles piqué de figurines mauves, fuchsias, jaunes, roses, grises, bleues, à forme humaine. Il est d’ailleurs possible que, très loin dans les nuages que peignit François Boucher et Nicolas Poussin, un drone de surveillance DJI Matrice 350 RTK en version homologué, en combinaison avec un capteur zoom tel que la DJI Zenmuse H20 ou la DJI Zenmuse H20T avec capteur thermique intégré, démultipliant pour l’œil du policier de permanence la distance d’identification des personnes et des véhicules, fasse sa ronde lui aussi, comme les goélands des Yvelines s’abreuvant dans l’eau verte, et que ce soit cette petite guerre aérienne qu’il faille désormais, pour un peintre de batailles, dresser devant les yeux des vivants. En cherchant bien, il croit un instant entendre son vrombissement, son murmure zézayant de guêpe, emmêlé dans le tintement des cloches de onze heures venant du ventre de l’église Notre-Dame-des-Armées, en ville.

L’inspiration le fuyant, ou plutôt le contredisant sans cesse, le peintre pense alors à ce qu’il aurait été s’il avait été soldat lui-même. Il en sent l’absurdité et la dureté, le vertige en s’imaginant dans les tranchées boueuses de l’est de l’Ukraine, dans les décombres dantesques de Gaza, les forêts reculées du Congo, les pierrailles hantées du Soudan, songeant à ses oncles du 139e d’infanterie, aux pathétiques racontars d’un ancien du 93e planqué pendant la guerre d’Algérie, à André Ailhaud de Volx, à ses propres manquements, à ses propres errements de peintre déchu, et il se dit : mais les types qui se livrent aujourd’hui comme hier d’immenses combats sur la terre sont tous, comme moi, enrégimentés dans une histoire qui les dépasse, et d’ailleurs comme nous le sommes tous dans notre époque, à la fois seuls et solidaires, orphelins et embrigadés. Pourtant comment chanter leur souffrance, comment montrer leurs crimes, comment en peindre une grande fresque ? Peut-être le plus juste est-il de ne pas s’arrêter sur un seul, cette fois, mais de tout écrouler une dernière fois et de refaire, à neuf, de rien, sur papier blanc, une nouvelle Galerie des batailles.

Mais son art est presque mort. Ses cadres à feuillures peints à la feuille d’or, ses toiles de lin enduites de plâtre et de colle animale, ses couleurs, ses vernis ne composent plus que des images vaines et vides des mythes, et n’émettent plus, du fond de leur salle obscure, que des moments d’ennui, suspendus, figés dans le grotesque comme un péplum mis en pause sur un magnétoscope. Ses grands massacres ne valent plus rien, du fait que ceux d’aujourd’hui sont bien plus beaux, bien plus impressionnants, ou disons bien plus brefs, et surprenants, et exotiques, et télégéniques, et dramatiques, et bien moins philosophiques, bien qu’on y meure tout autant et dans d’équivalentes souffrances et des déchirements comparables, et quelquefois plus sophistiqués, plus industriels. Mais tout de même, il se dit que les blessures des corps humains sont peut-être moins vilaines aujourd’hui, en tout cas moins cruelles, moins effilées, moins effrayantes parce que moins perçues par les victimes dans l’allongement temporel de leur réalité, du fait que les assassinés dans la guerre ne voient plus l’épée les transpercer, ils ne sentent plus le sabre les trancher, ils ne sentent plus la flèche se planter, ils n’aperçoivent plus la hache brandie haut devant eux.

D’ailleurs, voici les lumières du salon de l’armement qui s’allument au plafond du Salon des expositions. Le puissant homme en costume de haut prix sourit et s’arrête, et il tend la main de joie, d’anticipation joyeuse de conclure une affaire, d’agripper une autre poignet à Rolex et d’en finir avec ses problèmes, l’autre homme devant lui vantant un drone à hydrogène, intégrant une chaine énergétique complète, un drone PAC H2 à cathode fermée et refroidissement liquide. On achète. L’officier valide. L’opérateur tire. Et les victimes voient le sol se précipiter sur leur visage et se retrouvent alors simplement, d’un seul coup, fondu au blanc, fondu au noir et retour soudain à la conscience, quoique dans le flou, l’imprécis, le mouvant, les oreilles sifflant, le crâne hurlant de douleur, toutes barbouillées de poussière grise et de sang faisant des grumeaux rouges de pâte à crêpes dans leurs cheveux terreux emmêlés de poussière grise, et les voici baptisées pour nous des affreux noms de « dégâts collatéraux » ou de « boucliers humains » et dénombrées un à un par les belligérants, incorporées dans un nombre qui lui-même fait l’objet d’une guerre, mais d’une guerre verbale cette fois, et même le plus souvent télévisuelle et rhétorique, donc beaucoup moins barbare, beaucoup moins viandarde, beaucoup moins charcutière que l’autre. C’est un manège sans fin, mais les victimes seront toujours là, seules, tout autant que les soldats seront seuls. Nous sommes tous seuls, toujours seuls, car ainsi va la vie des soldats, des batailles et des nations, oh comme nous sommes seuls.