Le fada de La Roquette

Depuis que nous sommes arrivés à Arles la semaine dernière, je n’ai plus rien à écrire. Aussi (sous la pression des choses, je dois l’avouer : de la pierre jaune des maisons de La Roquette qui nous environnent, des tuiles romaines, de la paix du Rhône, de la douceur du ciel vert, le soir) ai-je repris mon « roman d’Antonelle », comme j’aurais pu, dans un autre temps et une autre vie, rendre visite à un vieux frère idiot placé en institut : je tourne les pages, je corrige un mot, une ponctuation, un chapitrage ; je le pomponne, je remets ses cheveux, je rajuste sa lavallière, je brosse son habit à la française, sa robe de chambre, ses pantoufles ; je le console de ne plus pouvoir sortir dans le monde et je lui dit combien la société, à l’extérieur, est malfaisante et cruelle.

Je fais cela le matin, à moitié au soleil, avec un café, dans le creuset des toits à colombiers de la rue Genive, à deux pas de chez lui. Les cloches sonnent, au loin. Les chiens passent, tête basse, dans la rue, en bas. Et moi, sur ma terrasse solitaire, je refais une nouvelle fois le parcours qui a mené cet homme de l’hôtel familial aux volets gris de l’ancienne rue du Vieux-Bourg, du petit deuil de son père et de la sinistre moraline de sa mère au fracas de la poudre et des drapeaux levés de la Révolution, des rangs de l’armée royale de Louis XV aux prisons injustes de l’hiver de l’an II, des amourettes de son marquisat provençal à l’aventure des élections truquées du Directoire, au côtoiement de Babeuf, à la clandestinité stendhalienne des clubs jacobins italiens, aux cachettes en Camargue, loin de la vigilance de la police impériale. Et je lui parle tout bas, avec toute la sotte naïveté dont je suis capable.

Je relève la tête. Je me dis qu’il faudra ériger une statue de bronze d’Antonelle, ici, un jour : une espèce de Diderot de bronze, comme il aimait à se présenter à ses contemporains, débraillé et studieux.

Ce n’est pas à la mode, ce que je fais. En relisant les premières pages (en refaisant ses premiers pas), je repense à la lutte incessante de cet homme pour réveiller le peuple ouvrier qui l’avait porté au pouvoir, et qu’en retour il avait célébré, sur qui il avait fait pleuvoir la gloire municipale, donnant les clés du gouvernement d’Arles aux artisans et aux matelots de son quartier lorsqu’il avait été élu maire d’Arles, en 1791, ayant fait de ses voisins en sabots ses premier et deuxième adjoints à l’Hôtel de Ville, légiférant contre ses cousins de la noblesse, depuis le premier étage de sa mairie splendide que dessina Mansart, défiant en rigolant l’obèse et richissime Monseigneur du Lau, prince-archevêque et frère de son colonel de régiment, qui siégeait de l’autre côté de la rue avec ses méchants chanoines.

Je relève la tête. Je me dis qu’il faudra ériger une statue d’Antonelle, ici, un jour : une espèce de Diderot de bronze, comme il aimait à se présenter à ses contemporains, débraillé et studieux.

J’aime toujours ce destin, cette « vie entière » avec quoi j’ai voulu faire un livre et sur quoi j’ai passé quatre ans de ma vie. Deux années après avoir apposé le point final à ce gros manuscrit de 500 pages, je ne renie rien : au contraire, je suis fier, je m’en rends compte maintenant. J’ignore toujours ce qui a déplu aux quelques éditeurs et éditrices à qui j’ai soumis ce texte : à part deux entre elles (la première m’ayant dit n’avoir pas de goût pour les romans historiques, la deuxième n’avoir « pas réussi à s’y intéresser »), personne ne m’a répondu. Mais oui, je suis fier ; fier et crétin.

Et tandis que je rajuste le col de Pierre-Antoine (passant devant son hôtel délabré transformé en HLM, noyé dans les poubelles ; dînant dans la féérie nocturne de la place Antonelle et de ses immeubles un peu italiens levés dans la nuit mauve, tout le monde autour de nous ignorant à quoi correspond ce nom qui orne leurs menus), tandis que je lui fais la conversation, que je papote avec lui qui se tait et vit sa vie à l’écart de moi, dans le songe, dans le lointain passé, je me dis qu’après tout, c’est moi qui, rendant visite à l’idiot, me suis transformé en idiot.

Mais quoi ? Je suis Gepetto. J’ai créé un pantin de chiffon et je lui ai insufflé la vie bizarre qu’insuffle l’haleine des romanciers ; et il donne l’illusion de la vie !

Oh, comme j’ai saoulé du monde avec Antonelle, ces dernières années ! Oh, comme je me suis comporté comme un imbécile ! Oh, comme je me suis humilié !

Mais quoi ? Je suis Gepetto. J’ai créé un pantin de chiffon et je lui ai insufflé la vie bizarre qu’insuffle l’haleine des romanciers ; et il donne l’illusion de la vie ! C’est merveilleux, fabuleux, mais cela n’impressionne que moi seul. Et peut-être (sans doute) n’y a-t-il que moi seul qui distingue clairement tout cela : l’homme oublié, qui a voulu disparaître, retrouvé dans sa chambre d’études d’Arles par un lointain camarade de Paris ; sa politesse légendaire, ses manières d’homme du monde et son âme rouge de révolutionnaire ; son long destin en-deçà de l’Histoire et de ses grandes fresques de bataille où il n’occupe qu’une place secondaire, dans un coin, comme l’homme qui fut chargé d’arrêter le traître La Fayette mais fut arrêté à sa place, qui présida le jury qui condamna la traîtresse Marie-Antoinette et les traîtres girondins mais qui finit en prison pour n’avoir pas été suffisamment docile envers le Grand Comité, qui fut dépêché aux Îles-Sous-Le-Vent pour neutraliser les traîtres-planteurs et abolir l’esclavage mais qui dut renoncer, faute de vents favorables.

Pierre-Antoine est là, dans sa chambre au coin de la rue de la Roquette et de la rue Baudanoni, avachi dans son fauteuil jaune, en 1817. Il n’y voit plus bien. Il demande l’heure qu’il est et il est treize heures. C’est novembre et il meurt. Je le vois et j’entends Madeleine Boymau sa meilleure amie, sa gouvernante de toujours, oratrice révolutionnaire, militante féministe, divorcée et probablement lesbienne, crier sa douleur et faire monter de l’aide.

Autour de moi, les Rencontres de la photographie glanent des traînards, des tatoués, d’invraisemblables snobs en sandales, des familles de touristes hagards et des Arlésiens zemmourisés, sapés en Soleïado et roulant en BMW, habités par Cnews et les mille incroyables conneries que la presse cuisine chaque jour et entretient, et que nous avalons complaisamment, en ayant des opinions. C’est 2025, c’est ce moment de ma vie où j’abandonne 25 ans de carrière journalistique, comme on divorce d’un être que l’on n’aime plus du tout. C’est le mois d’août ; il y a du monde, du bruit, des sandwiches, des glaces. Et moi je recoiffe le vieux maire d’Arles dont le nom un peu féminin orna jadis, sur une plaque de marbre, le coin de sa somptueuse mairie au beffroi où légifère aujourd’hui à sa place l’insipide Patrick de Carolis, tout en déambulant dans la cohue avec une dégaine de Parisien, de jolies espadrilles et un bermuda de chez Zara. C’est moi le fou.

Qu’est-ce que les manuscrits non publiés nous font faire, pas vrai ? Il y aurait une aimable fantaisie bourgeoise à écrire là-dessus.