L’oracle Joë Bousquet

Nous avons erré, tout un après-midi d’août, sous la bourre orageuse du ciel, longeant en silence les rues désolées de cette cité morte qu’est Carcassonne. Elle est morte en effet, ou plutôt désolée, abandonnée, laissée à l’abandon et au grignotement d’un temps désormais étranger : au pied de sa citadelle féérique, ce n’est plus qu’une ville-fantôme, un décor délaissé par les acteurs et offert au courants d’air, une grosse bourgade étouffante qui fut jadis une petite capitale de propriétaires terriens et de vignerons prospères, de patrons de magasins, de médecins, de notaires, d’élus locaux ventrus et lyriquement patriotes, mais qui n’est plus rien aujourd’hui qu’une agglomération laissée à l’écart (ou plutôt en retrait, en arrière) de la joviale et consternante modernité — comme tant d’autres villes négligées qui vivotent encore en France, malgré un temps qui est passé trop vite sur elles et les a dépassées, comme Montélimar, comme Angers, comme Agen.

Les rues sont droites, vides, sans nom, les façades ridées et vieillottes, les magasins encombrés de toiles d’araignées, d’affiches de promotion d’un autre âge, délavées et désuètes, de courrier empilé sous la porte. Des souvenirs passent. De vieilles choses reviennent en tête. On parle ici (on parle encore) la langue des années Pompidou et Giscard, celle de ma petite enfance : la langue de la petite boutique, de l’épicerie, de la concierge pipelette et espionne, des bandes de gamins, des mobylettes et des flippers.

Je pense irrésistiblement à l’ennui, ou plus exactement à la rage de l’ennui : à celle d’Arthur Rimbaud à Charleville. Je récite d’ailleurs à haute voix, dans le vent brûlant et sans lumière, ne charriant pas même un chien errant pour nous amuser de ses oreilles, son terrible « À la musique », à quoi ces allées de platanes longeant le morne centre-ville me font penser :

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

Dans ce décor que lui légua une Troisième République pimpante et péremptoire, les papas à moustaches et leurs fils blousons noirs ont dû se livrer à de jolis bagarres de bistrot, du temps que j’étais gamin (un temps que je décèle ici, dans une enseigne, une porte d’entrée, une typographie, une vieille publicité pour des jouets) ; mais désormais, même cette petite comédie de téléfilm est terminée : c’est le règne de la désolation molle, des planches clouées sur les portes, des immeubles aux fenêtres crevées, ou bien voilées, ou bien ouvertes sur le noir avec une lointaine rumeur de télévision. Non, il n’y a plus personne de vraiment conscient, ici, pour vivre dans le même rythme, et suivant les mêmes modes, que les autres villes de France : du reste, on élit les brutes de la bande à Le Pen, ici, pour qu’elles puissent aller vivre à Paris, appeler à faire souffrir les Arabes et faire la belle vie. C’est tout. C’est le peu de relation que l’on a avec l’extérieur des murs.

*

Là-haut, sur son promontoire, règne la citadelle. Elle est zébrée d’hirondelles. Les oiseaux fusants sont presque imperceptibles devant le ciel blanc, chaud, immobile. Le jour descendant fait aux remparts et aux tourelles une robe d’ombre. Nous montons, dubitatifs, transpirant, peureux. Peureux parce que, en effet, à l’intérieur, une fois passées les portes médiévales, c’est tout un enfer de touristes égarés qui s’égaye, des parents rouges de soleil aux enfants hystérisés par la fausse chevalerie, les épées de bois, toute l’imagerie mensongère et gothique de troubadours à chausses pointues, de Templiers de roman de gare, de tournois à la Walter Scott qu’on leur vend ici, dans un décor de Disneyland, mais d’où l’Histoire, et l’humanité elle-même, ont disparu. Nous redescendons vite (agacés, écœurés, déçus) vers la ville déserte, toujours soumise au vent brûlant d’un orage qui ne crève pas, frissonnants sous des platanes, où tout est en panne, ou presque. Où tout rêve sa petite vie. Où tout est ailleurs.

Carcassonne, abandon. Jour blanc, ciel vide. Île encore un peu vivante dans une mer de terre brûlée, négligée, mal utilisée, pesticidée. Sur la place, des immeubles étroits dressent leurs couleurs acidulées en vain au-dessus des cafés où l’on s’ennuie. Ville de chats méchants, sourcilleux, veilleurs, sans vrais maîtres, sans amour, perchés au premier étage, toisant l’étranger. Le vent torride est peut-être leur haleine. Non, il n’y a personne ici, vraiment personne, et je me dis que je rêve les gens qui passent, qui somnolent aux terrasses. Il est parfaitement adapté qu’ici, le soir, je termine avec effarement et bonheur Le Mont Analogue de René Daumal ; petite folie démodée, expédition imaginaire aux dangers fantaisistes mais tout de même mortels, divagation pataphysique à la fois innocente et noire, sulfurée, menaçante : j’y suis. Le professeur Sogol est mon guide.

*

Mais sur cette île, il y a un oracle. Il y a une pythie, qui a son cénotaphe : on la trouve à l’étage d’un immeuble Renaissance du centre-ville, rue de Verdun, où une famille sans père vécut dans l’irréalité et l’enchaînement étrange des jours et des nuits pendant tout le XXe siècle. On la trouve plus exactement à droite, tout de suite à l’entrée, avec une fenêtre donnant seulement sur une autre pièce de l’appartement : c’est la chambre de Joë Bousquet.

Cela faisait — quoi ? — trente cinq ans que je voulais la voir. Depuis que, dans ses cours à la Sorbonne, mon vieux professeur Robert Misrahi nous avait présenté le poète paralysé, cloué au lit par une balle allemande qui lui avait « littéralement pincé la colonne vertébrale », dit-on ; qu’il nous avait lu quelques extraits de ses « Lettres à Poisson d’or » ; qu’il nous avait montré que l’amour pouvait se dire, qu’il était vivable en réalité, en conscience ; que son expérience en première personne avait des vertus hallucinatoires et extralucides, d’une puissance tout à fait extraordinaire et révélatrice ; que la phénoménologie était impuissante sans l’appui de la poésie et du rêve ; que Joë Bousquet était la Bouche d’ombre qui disait l’envers de l’évidence. J’ouvre aujourd’hui l’un des livres du reclus de Carcassonne. Je lis : « J’existe comme la lumière fait exister un puits. »

Et me voici qui, à mon tour, pousse la tenture pour dévoiler la tanière, le lit, les livres, les cahiers sur la couverture, la pipe d’opium refroidie sur la tablette de bois. Les tableaux de Max Ernst, Picabia et Tanguy ont disparu : un musée les a sans doute capturés, je pense. Mais la pénombre, la paix, la porte du ciel, l’accès aux champs d’asphodèles sont là. « Moi je n’accepte du jour que ses eaux profondes », écrivit encore l’habitant des lieux, le passant du lit, l’homme dans la chambre dans ce livre-carnet que j’achète à l’entrée et dont le titre seul, le titre dru et coupant comme un éclair, mais aussi incompréhensible et limpide (contradictoire, mais précis), me fait rêver depuis très longtemps : L’Homme dont je mourrai. Son visage est nombreux, ici : on le voit au mur, à l’envers des livres, sur des photos. Son front bombé, ses yeux de chat, son nez d’empereur romain que j’ai longtemps cru avoir, moi aussi, sont en surimpression dans ma déambulation fraternelle, sidérée.

Nous repartons de Carcassonne avec rien ni personne dans le cœur, sinon avec, en tête, Joë Bousquet, le grand prêtre sans dieu de ce Port-des-Singes étouffant au milieu d’un immense champ de blé brûlé, d’une garrigue infinie et stérile, d’une succession infinie de collines à vignes, à rocailles, à vipères, hanté par des morts-vivants inoffensifs et tristes, au pied de sa montagne invisible.

Je ne reviendrai sans doute jamais ici. C’est trop malheureux. Ou alors on m’invitera à consulter l’oracle dans la chambre du fils brisé Joë Bousquet et je devrais alors réfléchir beaucoup, et beaucoup douter, pour savoir quoi demander à celui qui, à l’évidence, sait tout le vrai et dit tout le futur, mais abruti d’opium.