Des lettres restées sans réponse

J’ai envoyé un mail à un écrivain français d’aujourd’hui que je considère comme le meilleur de sa génération, pour lui dire que j’aimais ses livres et pourquoi, et lui poser une question.

J’ai envoyé un mail à un jeune écrivain dont j’ai aimé le livre, pour lui dire que j’aimais son livre et pourquoi, et lui poser une question.

J’ai envoyé un mail à l’éditrice de deux de mes livres pour lui faire lire le nouveau, et lui poser une question.

J’ai envoyé un mail à l’éditrice ayant récupéré les droits de mon premier livre pour lui parler de mon travail actuel, et lui poser une question.

J’ai envoyé un mail à l’éditrice d’un de mes autres livres, pour lui poser une question administrative.

J’ai envoyé un mail à l’ancienne éditrice d’un de mes livres, depuis partie ailleurs, pour lui demander un conseil et un numéro de téléphone.

J’ai envoyé un mail à l’éditeur qui exploite les droits de mon dernier livre pour en récupérer les droits.

J’ai envoyé un mail au directeur d’un célèbre média indépendant, pour lui donner une info et proposer qu’on en parle.

Aucun ne m’a répondu. Aucun. Pas un mot, pas un accusé de réception, pas un je-n’ai-pas-le-temps-pour-vos-conneries, pas un merci-mais-non, pas un oui-oui, pas un merde.

Mes courriers, pourtant, je les avais fignolés pour qu’ils soient simples à lire et à comprendre, pas embarrassants pour leur destinataire, sans fioritures, cordiaux, clairs, sincères, dans une graphie sans artifice, en noir et blanc, professionnels.

Damned ! Je croyais naïvement (avant d’avoir des difficultés sociales, en fin de compte) que c’était ainsi qu’on faisait : les écrivains s’écrivaient ; les littérateurs se parlaient de littérature ; les artistes se tournaient autour avec des idées artistiques. René Char est « monté » à Paris rejoindre la bande de castagneurs surréalistes à l’invitation de Paul Eluard, à qui il avait envoyé sa pauvre petite plaquette publiée à compte d’auteur à l’Isle-sur-la-Sorgue. Le petit Saint-Just de Blérancourt dans l’Oise a rejoint la cohue révolutionnaire parisienne à l’invitation de Robespierre, son idole. Les placards de Claude Simon et de ses correspondants privés débordent. Ceux d’André Breton, n’en parlons pas. Les archives nationales sont pleines de la réponse de tel grand homme à tel petit : partout, tout le temps, un jour, untel a reçu la réponse d’untel, et c’était parti : il se passait là quelque chose. Deux humains parlaient, et parlaient enfin d’autre chose que de la vie normale.

Mais l’absence de réponse, l’absence totale, irrémédiable, de réponse, le silence (le mépris que suggère le silence ? Je n’ose y croire, le dire, le penser) est un truc d’aujourd’hui, je suppose.

Je me souviens n’avoir pas répondu à la lettre d’une « admiratrice » suisse qui m’avait très vite écrit une lettre manuscrite après la parution de mes Érythréens.

Or comment vivent-ils — comment parviennent-ils, tous les taiseux de la correspondance, à passer la journée sans ressentir dans leurs entrailles la fine, la malodorante, la dérangeante petite gêne que je ressens, moi, lorsqu’on m’a parlé et que je n’ai pas encore répondu. Comment font-ils ?

Je me souviens n’avoir pas répondu à la lettre d’une « admiratrice » suisse qui m’avait très vite écrit une lettre manuscrite après la parution de mes Érythréens. Sa lettre était un peu exagérée et de facture pompier, mais elle est restée en moi pendant quelques jours. J’y ai pensé, j’ai pensé quoi dire, quoi répliquer. Et, pris par autre chose, par le petit succès du livre, par d’autres courriers auxquels j’ai répondu, je l’ai négligée, cette lettre venue des montagnes. Dans mes multiples déménagements, je l’ai perdue. Et jusqu’à ce jour, je m’en veux, j’y repense, je cherche à réparer.

Plus tard, j’ai envoyé un mail à un vieux baron de la littérature française. Lui m’a répondu, de bonne grâce et de mauvaise humeur. François Bon répond. Pierre Michon, sur Facebook, tisonne le feu des autres et s’amuse, et quelquefois répond ; quelquefois il surgit sans qu’on lui ait rien demandé. Il faut croire que nous venons d’un monde disparu et que j’en suis, peut-être, l’engeance la plus nouvelle, c’est-à-dire le plus jeune de tous les échappés de ce monde disparu.

On s’y parlait par billets, par pneumatiques, par courrier ordinaire, par carte postale, par télégramme. On répondait toujours, deux ou trois mots. On consacrait une heure ou deux par jour à « faire son courrier ».

Je ne regrette pas ce temps, qui traînait quelques mottes d’horreur sous les semelles de ses bottes. Je dis seulement que je suis étonné de croire encore à des choses révolues — moi, de tous les hommes ! Et d’être médusé par ce qui semble pourtant si facile à vivre.