L’ANTI-JOURNAL : Banjul, Gambie 2004, 2/3

Je ne retournerai jamais en Afrique. J'y ai pourtant passé les heures les plus ardentes de ma vie d'adulte. Alors voici les artefacts d'un art très naïf, où tout se passe comme si quelqu'un avait vécu tout cela à ma place.

J’ai tenu pendant quelques années, presque dans une autre vie, le poste de chef de bureau pour l’Afrique d’une ONG internationale basée à Paris, comme on dit. Un poste que j’avais rêvé d’occuper, puisque j’étais naïf. Peu après mon embauche, le correspondant en Gambie de cette organisation a été assassiné, juste avant Noël. On m’a alors aussitôt dépêché dans le pays pour présenter nos condoléances à la famille et tenter le début d’une enquête, comme on pousserait quelqu’un dans une piscine. Mon travail a contribué modestement, des années plus tard, à la condamnation des tueurs.

BANJUL, GAMBIE 2004
(2/3)

Il se rendit sur les lieux du crime, le dernier après-midi de son séjour à Banjul. Là-bas, à Kanifing, en retrait d’un boulevard large et dangereux comme une autoroute, il demanda à son taxi de s’arrêter et de l’attendre et, s’enfonçant sous l’arche des arbres, soulevant la terre battue, un appareil photo à la main, il marcha en long, en large et en travers le long de la ruelle de poussière bordée de profonds caniveaux, jusqu’à la trace de l’impact de la Mercedes bleue sur le mur de moellons contre quoi elle était venue s’arrêter mollement, son mort au volant. Il prit des photographies, fit un croquis sur un bout de papier (le boulevard, la rue, les portails, les noms, les distances), il nota la nature des parcelles sur les bas-côtés, d’un côté le fond du parc de l’académie de police qu’on apercevait au loin sous les ombrelles d’un bosquet d’acacias, de l’autre l’entrepôt d’une société de construction devant quoi il avisa un gardien assis à l’ombre sur une chaise en plastique, un vieux monsieur portant une chemisette logo-typée aux armes de l’entreprise de BTP qui l’employait, une face de tortue fumant une cigarette, portant à sa bouche une minuscule tige blanche puis expirant par la fente sans lèvres de sa bouche de gros mamelons de fumée. L’homme le regarda arriver, fit passer dans ses yeux le signe qu’il avait compris que le Blanc venait lui parler, mais ne broncha pas, et à ses questions répondit qu’il ne savait rien, qu’il n’avait rien vu ce soir-là, le soir du crime, qu’il était là mais qu’il ne pouvait rien dire de bien utile, qu’il vivait là, qu’il était gardien.

Le taxi jaune attendait au bout de la rue, au coin du boulevard, son jeune chauffeur au visage piqué de boutons d’acné demeurant dans l’ombre, assis à son volant, derrière sa sourate calligraphiée pendue au rétroviseur, écoutant le reggae que geignait son autoradio, regardant là-bas son client aller et venir, et déranger les gens dans leur travail, prenant des photos, faisant des gribouillis, se haussant sur la pointe de ses pieds pour voir par-dessus les murets.

Et celui-ci (lui en t-shirt informe, trempé de sueur, rouge-langouste, coiffé d’un bob aux bords relevés, piétinant la poussière dans ses invariables Clark’s beiges) imagina la vieille Mercedes bleue du journaliste s’engageant dans la ruelle, l’homme grave et lettré conduisant, les deux employées derrière, la conversation décousue dans la voiture, lui leur disant qu’il les laisserait au coin de la prochaine rue, à deux pas de chez elles, elles lui disant d’accord, disant « bien sûr boss » ; il imagina le taxi Mercedes jaune sans plaques d’immatriculation s’engager derrière (il avançait à pas comptés au milieu de la voie de terre, concentré, mettant ses pas dans ses anciens pas, suivant le scénario qu’il déroulait dans sa tête), se coller au pare-choc, faire des appels de phare (la nuit tombait, ou faisait-il déjà nuit noire ?) ; il imagina le journaliste portant alors avec irritation son regard déformé par ses culs de bouteille vers son rétroviseur, voyant le taxi, voyant sa proximité et son agressivité, son bras gauche aussitôt faisant des moulinets par la fenêtre ouverte avec une sorte de désolation molle, disant aux tueurs pressés de passer, de dépasser, d’aller faire leur vie ailleurs ; et alors il imagina le léger déport du volant sur la droite pour se serrer le long du caniveau et le pied s’allégeant sur l’accélérateur pour ralentir et laisser s’éloigner les fâcheux. Cela exactement (le minuscule déport du volant, le pied s’allégeant sur la pédale), ce fut donc le dernier geste de l’homme assassiné (il l’imagina), le dernier mouvement coordonné entre le cerveau hyperactif et le corps lourd du journaliste qui demeura agrippé au volant de sa vieille Mercedes et regarda se précipiter le taxi jaune dans la poussière sur son côté gauche (y avait-il la place pour deux voitures côte à côte dans cette ruelle ?) quand la main noire de « Bombardeh » apparut dans l’univers crépusculaire, plein d’insectes volants et de cruauté, empoignant le pistolet, le brandissant, pressant rapidement la détente plusieurs fois jusqu’à vider le chargeur, une-deux-trois-quatre-cinq-six-sept-huit-neuf-dix fois tirant une balle de 9mm Parabellum éclatant dans la nuit (ou le soir ?), trouant la portière, la poitrine, la veste de costume, l’appuie-tête, la jambe gauche de la fille à l’arrière, la portière, le crâne, la poitrine, le bras, l’épaule de l’autre fille côté passager. Enfin (il la suivit jusque dans les hautes herbes, l’imagina) la Mercedes bleue grêlé de balles et maintenant hérissée de cris de femmes alla doucement s’affaler dans la tranchée de détritus sur le bas-côté, piqua du nez, cogna et racla le mur de moellons, fuma, siffla, s’arrêta, leva sa roue arrière comme un chien qui pisse (il l’imagina), alors que le taxi Mercedes jaune sans plaques d’immatriculation filait dans la nuit, là-bas au bout, du côté des contours noirs des palmiers découpés comme des personnages de théâtre d’ombres dans le bleu d’encre du ciel.

Il était captivé par ce qui trônait aux yeux de tous dans un coin du parking, sous le froufrou des grands arbres…

Ils avaient donc été plusieurs : un chauffeur, un tireur, un protecteur, des guetteurs, un chef, un ou des commanditaires. Il remballa tout ça et s’en fut dans son resort de la plage, d’où, se dit-il, il ne ressortirait plus que pour se rendre à l’aéroport, le lendemain, et prendre son avion pour le Sénégal, puis la France, avec son baluchon de petites informations dérisoires. Mais avant de laisser son taxi s’engager dans la voie touristique de Marina Parade, le long de l’océan, au bout de laquelle l’arche du parking de son hôtel se dressait sous les cocotiers éclairés de spots, il demanda au chauffeur de passer devant le palais de la présidence, ou plutôt devant le portail fermé, gardé, barré, coiffé de barbelés, encadré de guérites zébrées comme des berlingots, derrière un VAB peint en motif camouflage où, de la tourelle de mitrailleuse, il vit que dépassait un casque et, sous le casque, un visage noir, deux yeux blancs, la sueur, la nuit, l’énigmatique et morne rêverie des sentinelles. Des palmiers nains et obèses dépassaient de l’enceinte sécurisée, de grosses fleurs aussi, des coiffes d’acacias, et derrière tout cela, loin, au-delà d’un jardin aux jets d’eau, un bâtiment blanc aux fenêtres fermées. Le Français, le bras posé sur la portière, perdit l’intérêt de contempler ce luxueux bunker : il se dit qu’il n’apprendrait rien, qu’aussi bien il regardait un mur et qu’un mur ne dit rien que le fait qu’il est un mur, comment il est un mur, quel mur il est. Aussi tourna-t-il son regard de l’autre côté de la voiture, du côté du conducteur.

Et là, passant lentement, il aperçut, derrière les bras et les mains de son chauffeur de taxi posés sur le volant gainé dans un fourreau de friselis de caniche, sous le couvert de grands arbres fourmillant d’oiseaux piailleurs, une sorte de motel aveugle (sans écriteaux, sans lumière, sans clients, rideaux tirés), une cour en L, un parking, deux niveaux, une balustrade tout le long de l’étage. Son chauffeur alors, voyant qu’il examinait attentivement l’endroit, lui dit assez simplement, d’un ton dégagé comme si, avant de le déposer une dernière fois à son hôtel, il lui faisait visiter les quelques endroits mémorables de Banjul et qu’il passait là devant un monument d’intérêt patrimonial, que c’était le lieu de retrouvailles des Junglers du Président, que notoirement ils se réunissaient là, dans cet espèce de motel, pour boire, fumer et conspirer, parfois pour y faire venir des filles, qu’on disait qu’ils y pratiquaient aussi des interrogatoires dans les caves, que si il cherchait « Bombardeh » c’était probablement là qu’il pourrait le trouver (il sourit, il ricana même en disant cela, n’y croyant pas, se disant qu’il faudrait être fou), et enfin que le complexe était relié à la présidence par un tunnel qui passait sous la route, à ce qu’on disait. Mais il ne l’écoutait déjà plus. Il était captivé par ce qui trônait aux yeux de tous dans un coin du parking, sous le froufrou des grands arbres, à la portée de n’importe quel piéton, de n’importe quel fouineur : un taxi Mercedes jaune sans plaques d’immatriculation.

Un patrouille de chevaux s’avança en contrejour de l’incendie du crépuscule, le long des vagues : on lui dit que c’étaient les soldats d’élite de la garde présidentielle, torse nu, apolliniens, qui retournaient dans le jardin du palais sur les bêtes lustrées qu’ils faisaient galoper tous les soirs…

La nuit vint, se posa sur la Gambie, sur l’océan Atlantique, sur les cocotiers penchés sur le sable, alignés comme des soldats guettant le large, une main en visière sur les yeux. Un patrouille de chevaux s’avança en contrejour de l’incendie du crépuscule, le long des vagues : on lui dit que c’étaient les soldats d’élite de la garde présidentielle, torse nu, apolliniens, qui retournaient dans le jardin du palais sur les bêtes lustrées qu’ils faisaient galoper tous les soirs, après avoir déposé en lisière des terrasses de leurs hôtels les jeunes femmes blanches qu’ils avaient, l’après-midi même, embobinées et emmenées avec eux au bout de la baie, quelque part, pour le plaisir de les étourdir, non pas d’abuser de leur naïveté ou de les violer, mais de se montrer, de se baigner nus devant elles et de voir alors leur bouche s’assécher, leurs mots s’embrouiller, leurs attitudes s’embarrasser de timidité et de maladresse, pour le plaisir de soumettre des Blanches et d’exercer sur elles un pouvoir brut et sadique, celui de parler succinctement et d’être écouté avec religion et bêtise.

Il fumait dehors, assis sur le bord d’une chaise longue. Il les regarda passer. Derrière lui, dans le resort, des groupes de vieux Belges, conduits par un orchestre de percussions, faisaient une farandole autour de la salle du restaurant, sous la véranda donnant sur le sable, éclaboussant la nuit d’une lumière phosphorescente d’aquarium. De chaque côté de la plage maintenant plongée dans la pénombre sans étoiles, des ombres d’hommes se découpèrent au loin, noir sur noir, s’approchant, arrivant. Un serveur, sorti un instant sur la terrasse, lui conseilla gentiment, servilement de rentrer. Il rentra.

Comme la fête battait son plein dans le restaurant et le hall de l’hôtel, que la musique tonitruait, que les vieux Belges étaient saouls, que du monde encore arrivait des étages (des Anglais, des Suédois), que le personnel ne cessait de venir le voir pour savoir s’il voulait une autre bière, un dîner, un cocktail, un bracelet de coquillages, un tissu, un guide, un boubou, une statuette, il remonta dans sa chambre. Il se fit servir un dîner en room-service (un burger au goût de terre, des frites de patates douces, un soda, il s’en souvenait encore, vingt ans plus tard), se disant qu’il n’avait pas d’autre choix que d’attendre maintenant que le sommeil vienne, qu’après tout il avait fini de travailler, qu’il regarderait la télévision, qu’il fumerait des cigarettes sur son petit balcon donnant sur le parking et que voilà, cette soirée-là, cette dernière soirée en Gambie, serait celle-là.

Ce fut ce qu’il fit. D’abord, il alluma toutes les lumières de sa chambre (la tapisserie jaune, la moquette brune, le couvre-lit bleu, tout cela ressortit comme en Kodachrome dans le jour électrique, comme si toute la pièce se révélait être le décor-témoin d’une brochure touristique, d’un film de publicité des années 70), il dévora son dîner puis se vautra sur le fauteuil de laine près de la baie vitrée. Il regarda un moment la BBC, changea de chaîne, chercha, ricana, trouva du football, baissa le son et décida finalement d’aller fumer une cigarette sur son balcon, conformément à son plan, pour enrichir encore d’avantage le silence et le repos qu’il retrouvait enfin.

Il les vit sans pouvoir dire toutefois ce qu’ils étaient, qui ils étaient (ce fut d’ailleurs pourquoi dans son esprit comme ici ils ne furent désignés que par le pronom « ils »)…

Assez vite, alors qu’il fumait dehors, il les vit arriver. Il les vit sans pouvoir dire toutefois ce qu’ils étaient, qui ils étaient (ce fut d’ailleurs pourquoi dans son esprit comme ici ils ne furent désignés que par le pronom « ils »), passant sous l’arche d’entrée du parking de son resort dans un pick-up sans plaques d’immatriculation, rassemblés comme un bouquet de chardons en brassée sur la plateforme à l’arrière, les uns casqués, les autres en casquette de baseball ou tête nue, armés, en pantalon militaire, entrer dans le périmètre de son hôtel, en contrebas de lui, non pas en se précipitant pour une urgence ou pour provoquer la surprise, non, mais tout de même avec cette vitesse un peu exagérée à laquelle vont toujours, partout, les véhicules de police, un train pressé, un freinage brusque, et un arrêt n’importe où, où le hasard les a fait s’arrêter. En une seconde, une fois évanouies l’incrédulité et l’ironie, il sentit son sang se glacer dans ses veines. Ils venaient pour lui. Ils le prendraient, ils l’emmèneraient, ils en feraient leur chose.

Alors aussitôt il laissa sa cigarette, bondit dans sa chambre, tira le rideau, éteignit les lumières, le téléviseur. Il examina la pièce pour voir ce qu’il devait emporter s’il devait fuir (puisqu’il allait fuir, puisqu’il n’y avait pas d’autre solution que d’être emporté ou de fuir) et vit les quelques effets qu’il avait dispersés sur la table de chevet, sur le bureau, sur le lit, à savoir son passeport, quelque billets de dalasis mous et froissés, la clé de sa chambre. Il pensa aussitôt à ces petites choses qui lui faudrait à coup sûr dans sa fuite et se précipita ici et là dans la chambre pour les fourrer dans les poches de son pantalon, et cela sans réfléchir vraiment, possédé par une espèce de jus d’adrénaline qu’il sentait circuler dans ses intestins et battre dans ses tempes, énumérant ce qui surgissait dans sa mémoire au fur et à mesure qu’il les attrapait dans le noir, son passeport bien sûr, les clés de son appartement parisien, une carte de crédit, des cigarettes, un briquet, son portefeuille plein d’euros, de tickets de métro et de cartes de visite, des chaussures, un vêtement à manches longues. À la fin, respirant fort, il se posta près de la baie vitrée encore ouverte sur la nuit fraîche, sentant la douce haleine des jardins et de la mer s’insinuer dans son dos. Son cœur battait à tout rompre. Il songea à la manière avec laquelle il s’y prendrait (répétant, énumérant : fermer la baie vitrée, enjamber son balcon et passer sur un autre balcon, enchaîner les balcons ainsi jusqu’à une gouttière, ou quelque chose du moins qui lui permettrait de descendre jusqu’au sol, et puis courir à toutes jambes sous le couvert du jardin) lorsque les miliciens du Président enfonceraient la porte de sa chambre pour se saisir de lui. Il riva son regard sur la porte d’entrée, ou plus exactement sur le trait de lumière s’infiltrant dessous, s’attendant à tout moment à y voir s’agiter des ombres et piétiner des godillots, prêt à entendre d’un instant à l’autre une main militaire tester la poignée de laiton et la résistance du bois, ce qui serait le signal pour lui ordonner la fuite immédiate et sans questions, l’enjambement du balcon, la cavale, pensée qui fit lui sauter au visage une autre pensée, plus humiliante, plus effrayante que toutes les autres : il avait oublié de prendre son téléphone. En un éclair, il l’avisa sur son lit. Il s’en saisit, tira à lui le cordon d’alimentation, fourra tout ça dans la poche de son blouson, enfila celui-ci et se recula doucement, à pas comptés, vers la baie vitrée donnant sur le balcon.

Et là, il attendit. Le rai de lumière du couloir s’éteignit et il se retrouva dans le noir complet, ou plutôt dans un clair-obscur découpé par le halo laiteux, bleuté de la nuit, la pénombre grouillante d’insectes, de bruits lointains, de musique étouffée. Sous la porte, le trait se ralluma. On y était. Il se tenait prêt à tout et à cet instant n’eut plus aucun passé ni plus aucune personnalité ; il n’eut plus d’identité non plus, plus de mission, plus d’emploi ; il ne fut plus qu’une bête humaine un peu imbécile, impréparée et nerveuse, qui n’était plus disposé qu’à gagner du temps avant de mourir, comme une antilope isolée par un guépard dans un troupeau fuyant et zigzaguant, sautant, soufflant. Mais la lumière sous la porte ne lui parla de rien et il n’y eut pas une ombre, pas un bruit, pas un passage, sinon peut-être au loin la rumeur d’une discussion en allemand, en flamand ou en suédois, le bruit de touristes retournant dans leur chambre ou en sortant. Une, deux, trois minutes passèrent. Et soudain il entendit le moteur du pick-up se remettre en marche derrière lui, en contrebas, dans le parking, et des bruits de brodequins grimper sur la plateforme, et des portières claquer. En se retournant prudemment et se dressant sur la pointe des pieds, il vit le véhicule des miliciens qui avait déboulé tout à l’heure dans son resort faire demi-tour et quitter le parking, les hommes à l’arrière fumant des cigarettes, assis sur des caisses d’alcool, riant, discutant entre copains, et partant : ce fut ridicule et, vingt ans plus tard, il en ricanait encore.

— La suite demain —

Dakar, plus tard, fut l’antichambre de son retour, le lieu où, après avoir échappé à un danger, à une pensée macabre, à une crainte, on se pose…