Dunkerque, c’est l’avenir

Nul besoin de craindre, ou même simplement d’attendre la fin du monde dans l’espace de notre vie, puisqu’elle a déjà eu lieu ici, à Dunkerque. Et par deux fois au moins. Une première fois en 1914, sous les coups de talon de l’artillerie allemande, quand le port menacé par les combats devint un camp retranché, une ville du front. Une deuxième fois en 1940, lorsque Goering lui pissa dessus une pisse de feu, lorsqu’il envoya ses Stukas lui chier dessus ses crottes d’histrion pendant deux jours et la détruisit entièrement, tandis que les Anglais se préparaient à se débiner en bon ordre par les plages de Malo-les-Bains, Leffrinckoucke, Zuydcoote et Bray-Dunes.

Chaque fois, il ne resta rien. Des murs vides, des canaux insalubres, des rues fumantes, de vieux bâtiments miraculeusement épargnés, des empilements de briques, de débris et de cadavres humains brûlés, morts parmi leurs pauvres souvenirs.

Au musée de l’Opération Dynamo, on expose une maquette — non pas de Dunkerque telle qu’elle fut, mais de Dunkerque telle que les Allemands nous la laissèrent : ce ne sont que des pans de murs troués, un dédale, un hérissement de destruction. C’est Gaza aujourd’hui. Ce qui avait été bricolé pour tenir Dunkerque en un seul morceau entre 1918 et 1939 — la cathédrale gothique, courte, tronquée, déjà grêlée d’éclats d’obus, mais aussi le beffroi médiéval, et tout autour les vieilles rues flamandes, espagnoles, anglaises, pittoresques et terriblement ennuyeuses, les quais poétiques longeant l’eau verte des canaux — fut réduit à un labyrinthe de décombres.

Ainsi le 4 juin 1940, lorsque les Allemands entrèrent dans Dunkerque (et que les soldats français qui avaient tout fait pendant une semaine pour retarder leur gobage furent capturés ou fusillés comme des chiens), les dunes étaient des fosses communes, des dépotoirs ou des latrines. C’était le deuil. Comme tout le Nord-Pas de Calais, tout cela devint une « Zone spéciale » sous administration directe, non pas même des traîtres de Vichy, mais du Commandement militaire allemand pour la Belgique et le Nord de la France, une enclave de la Wermacht et de la SS, à 40 kilomètres des côtés anglaises.

Mais après quoi, il fallut refaire une ville avec tout ça. En 1945, il fallut faire face à tout ce qui advint ensuite, au retour de la médiocrité, au règne des hommes gominés, clopeurs, cogneurs, butés ; puis au chômage général, à la télé omniprésente, au mépris pour les Arabes et les Noirs ; et aujourd’hui à la sécession des riches et de leurs larbins, à la bêtise, à la trouille collective, et à la haine rabique, hallucinée des musulmans.

Alors ne cherchons pas bien loin, que ce soit dans les dystopies ou les uchronies, le monde post-apocalyptique qui nous fait tant frissonner dans la fiction : il est déjà là, bien réel, dans les rues vides de Dunkerque, de Malo-les-Bains, de Leffrinckoucke, dans le béton brutaliste, les boutiques abandonnées, les villas désuètes, les bistrots où l’on fume encore, où l’on grince sans arrêt sur la misère et la confusion du monde, où l’on noie la nuit noire et déserte dans la bière et le mauvais pinard, le long de la plage immense filant jusqu’en Belgique, jusqu’à Ostende où tout est pareil.

Oui, l’apocalypse a déjà eu lieu. Son onde de choc vient de passer sur la bande de Gaza. Avant cela, elle avait soufflé Vukovar, Sarajevo, La Ghouta, Alep, Marioupol, Boutcha. Un jour, elle nous atteindra, sous sa forme nouvelle que nous ne connaissons pas encore, puisque c’est cela que nous voulons, c’est cela que nous appelons de nos vœux, c’est cela pour quoi nous votons, c’est à cela qu’appellent nos grands cœurs.

En somme, Dunkerque et ses alentours, ce n’est pas le passé ou l’immobilisme ou l’abandon : C’EST L’AVENIR. C’est notre avenir, ou plutôt le futur de nos pays qui se nécrosent doucement et qui rêvent d’avenir sans savoir vraiment de quoi ils rêvent. Ce que je trouve ici — cette désolation mélancolique et glacée, cette vie qui me tord le cœur dans quoi je déambule, je souris, je bois, je dors, je marche, bizarrement heureux d’être ici —, c’est ce qui attend nos villes d’Occident si tout continue comme ça, si nous continuons en tout cas à ne pas voir que nos frères, nos sœurs, nos contemporains de Dunkerque ont déjà vécu ce que nous craignons, sont déjà passés de l’autre côté de la fin du monde.

Alors quoi ? Alors à la fin, après l’apocalypse que nous nous serons fabriquée, il ne nous restera, à nous aussi, que ce qui reste à Dunkerque : rien de bien fou, mais surtout les survivants, je veux dire « les gens », les vieux perdus, les jeunes sans espoir, les riches à part, leurs domestiques armés, les pauvres livrés au vent, à la ville inutile et laide, les bagnoles, les usines recyclées, les musées ridicules, la police, et parfois un carnaval pour passer nos nerfs.

Et comme les Dunkerquois sans doute, nous accomplirons ce miracle : envers et contre tout, nous formerons encore un peuple, nous serons encore une société (même déréglée, même injuste, même méchante), nous nous donnerons encore des règles (même aberrantes, même inapplicables), nous continuerons à entretenir presque malgré nous, et dans les ruines que nous nous serons créées, ce qui fait l’humanité depuis dix mille ans. La leçon à prendre ici, au bord de la mer du Nord, est celle-là. Je ne peux m’empêcher d’y voir de la beauté et du chagrin, un immense chagrin et une puissante beauté. C’est ma façon à moi, sans doute, de lancer l’alerte.