La nuit à Dunkerque

Notes prises au retour d’une longue marche solitaire entre Dunkerque, Leffrinckoucke, Malo-les-Bains, Zuydcoote et Bray-Dunes en février de l’année 2025.

La nuit la nuit la nuit pulpeuse comme une tâche d’encre se répand doucement lourdement sur les dunes comme sur un buvard et dans le ciel

assombrissant tout éteignant tout ou plutôt allumant tout en négatif pourquoi pas car si le noir est lumière alors la pâleur est l’ombre.

La mer du Nord est d’encre noire ourlée de gris-perle de longs rouleaux de méduses jouent dans l’eau noire en soufflant et c’est à peine si l’homme

— le soldat aussi bien car il n’y a plus d’hommes ici seulement des soldats et des femmes à couper à violer à cacher à voler à pendre —

c’est à peine si l’homme donc comprend que les minuscules piqûres d’argent là-haut là-bas dans la pénombre inversée sont des astres très lointains dont il ne perçoit là que l’onde de choc lumineuse des millions d’années plus tard

l’onde de choc lumineuse en quelque sorte ramassée sur un tout petit point perçant en un endroit infinitésimal les yeux du dormeur le bout du rayon la tête de bâton

il comprend mal que ce sont des échos d’un feu de l’infinie distance et non pas des trous des orifices piqués dans le grand dais noir de la nuit et révélant le paradis d’argent se trouvant derrière du côté des dieux ainsi que l’affirma jadis Anaximandre de Milet.

Il y a aussi des machines dans la nuit des herses rouillées des poutrelles des canons montés sur des tourelles des manivelles des remorques des moteurs d’avion de chasse exposés hors de leur carlingue ressemblant à des homards à d’énormes crustacés offerts à la fouaille de mécaniciens ou de goinfres à demi dépiautés obscènes monstrueux avec leurs pistons leurs culasses leurs manetons leurs tourillons leurs vilebrequins leurs bielles à nu exhibés comme des insectes pattes en l’air sur le dos ou des sexes à vendre au fond d’un bordel de bidonville toute cette ingénierie défaite gît dans les hautes herbes et le jusant poisseux.

On tue avec ça on découpe on arrache on transperce quoique pour l’heure l’ombre universelle tient les machines en sommeil car elles n’ont ni feu ni mouvement ce sont des choses froides et pesantes encombrantes et peut-être seulement décoratives en tout cas rien ne vole rien ne nage rien n’avance rien ne surgit les bêtes de métal attendent que le jour revienne.

Noir gris brun pourpre vert-forêt charbon-brûlé bois-mouillé et puis soudain rouge
rouge de la bouche humaine rouge de sa langue rouge-gencives rouge mouvant du sang humain coulant sur la peau humaine rouge du rose de la chair rouge des blessures et des maladies des plaies des douleurs des boutons des chancres des échauffements de la honte des fièvres qui deviennent des choses que l’on voit sur un visage

rouge du cœur humain palpitant dans le noir gris brun pourpre de la nuit qui préfigure la mort.

Je bouge dans le néant moi la chose rouge moi la vie le phénomène bizarre et mouvant et parlant et pensant qu’est une vie humaine remuant dans la nuit du monde

où sont les fleurs
où est la bombe.