Kafka puis Treblinka

L’épouse d’une victime de la mafia devant le cadavre de son mari assassiné. Palerme. (c) Letizia Battaglia.

La culture — je veux dire la littérature, la peinture, la photographie, la musique, la danse, les sciences, et même une certaine forme du journalisme — est impuissante à changer le cours de l’Histoire. Les artistes et les penseurs transforment, mais n’empêchent rien, ne peuvent rien empêcher. Leur influence sur les vivants est indéniable, mais au mieux ils retardent, freinent, perturbent l’inéluctable sottise et l’inexorable violence du destin maudit et accablant de l’humanité. Mais ils ne peuvent rien stopper. C’est une bêtise de le croire.

J’y pensais ces derniers temps en écoutant l’historien Christian Ingrao répondre avec une acuité et une lucidité rares à une question sur le « rôle civique » de l’historien, lui qui éclaire depuis vingt ans et plus les processus intérieurs à l’œuvre dans l’esprit et le cœur noirs des Nazis. Il disait sa méfiance, et même sa défiance envers cette idée romantique de l’intellectuel « lanceur d’alerte ». Il rappelait à bon droit qu’il avait passé son oral de l’agrégation (lui qui travaillait déjà sur les violences de masse et l’expérience paroxystique du nazisme) en juillet 1995, alors même que le général Ratko Mladic, à Potocari, en périphérie de Srebrenica, ordonnait à ses hommes de séparer les hommes des femmes et des enfants, hommes qui furent pour l’essentiel massacrés dans les forêts terrifiantes de la Bosnie orientale les jours suivants. Et il rappelait aussi que le statut même d’intellectuel, de savant, n’immunisait pas contre le goût du massacre, Radovan Karadzic étant psychiatre, l’Académie des Sciences de Belgrade ayant théorisé et en quelque sorte rationalisé la guerre ethnique, de même que la SS était charpentée par des docteurs en droit, en lettres et en géographie.

Et j’y repensais aujourd’hui en visitant une rétrospective de la photographe sicilienne Letizia Battaglia. Ni elle ni Pasolini ni leurs pareils ni Saviano n’ont empêché la pourriture lente et progressive de Berlusconi et de Meloni, la mort du Parti communiste italien, l’ère des brutes. De même qu’Albert Londres ou Kafka n’ont pu empêcher Treblinka, ou Picasso Stalingrad ou Gaza, Camus n’a pu empêcher le septembre chilien ou le Printemps de Prague. Même Tolstoï ou Victor Hugo n’ont pu ne serait-ce qu’introduire le doute dans les fureurs dévastatrices de l’été et l’automne 1914, sans quoi le siècle aurait été tout autre. Je pourrais multiplier les parallèles infiniment.

Tout au plus peut-on faire surgir un peu de lumière dans les ténèbres et la confusion, peut-être pour après. Pour avoir sauvé l’honneur. Peut-être même ne sommes-nous, comme le disait Artaud, que « des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leur bûcher ».

Croire que l’on fait autre chose qu’accompagner la cruauté de l’Histoire en marche, avec réticence, avec de grands pleurs ou de grands rires, est un rêve d’enfant.

Aujourd’hui nous sommes aux prises avec une éruption d’eczéma réactionnaire dans le monde entier, et en Occident en particulier, avec la marée boueuse du fric et du mépris, de la peur et de la détestation, marée animée, poussée par des oligarques crétins et malfaisants, et leurs domestiques, leurs avoués, leurs experts-comptables et leurs tricoteuses — et même leurs artistes et leurs penseurs de basse police et qualité médiocre. Et la puanteur montante de leurs manipulations est plus puissante que tous nos poèmes, nos romans, nos chansons, nos images.

Il y a donc de l’impuissance, donc de l’héroïsme, mais aussi un chagrin immense, dans nos appels à l’aide, nos sermons dans le désert, nos plaidoyers. Pour briser un élan politique, il faut faire de la politique, et encore cela est-il aussi héroïque et plus qu’incertain. Avec tous les risques que cela comporte : déclassement social, exclusion des cercles professionnels, calomnies, ragots.

Mais que l’on cesse de dire : vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas. Cela ne change rien. Et même, d’une certaine manière, je me dis que notre savoir informe l’ennemi.