Pauvre Babeuf

Pauvre Babeuf, pauvre Darthé, personne ici ne peut décemment les ignorer. En notre nom à tous, en mai 1797, ici-même, on les a fait sortir à moitié morts par cette porte obscure, dans le renfoncement à crottes de pigeons devant quoi je me trouve, ce trou à rats de Vendôme, dans le Loir-et-Cher, et on les a fini un peu plus loin, au coin de la rue.

Le dernier décor de leur vie (à Babeuf et Darthé : car ils n’ont rien vu sans doute, puisqu’ils étaient dans le coma, je pense), ç’a été ce trottoir de mousse, cette orgueilleuse demeure Renaissance de l’autre côté de la place, cet horizon de brouillard du côté du bourg, cette petite rue, ces arbres, ce mur.

Là, à deux pas, on avait dressé la guillotine au dernier moment, la veille, dans la nuit, au carrefour de la rue conduisant à l’abbaye, sur la place d’Armes, en vue du somptueux portail historié de la chapelle figurant le Christ en majesté et des vieux tilleuls de la ville. Le rasoir national avait été conservé jusque-là, en pièces détachées, dans les réserves du régiment d’infanterie caserné à Blois, pour le cas où. On l’avait aiguisée deux jours plus tôt, puis fait monter dare-dare, aux flambeaux, par un fils Samson et ses Limousins.

Et Babeuf et Darthé moururent là, ou plutôt furent détruits là. Morts, ils l’étaient peut-être déjà, ou quasiment. Car on s’était précipité en catimini pour leur couper la tête vite, au printemps de 1797, avant les élections, sans pourtant penser à tout.

Au petit matin, donc, on les sortit de là, dans l’état dans lequel ils étaient, en faisant rouler les tambours.

Leur procès s’était clos la veille, dans la nuit. Et eux avaient été condamnés à mort, eux seuls. Pour s’être entêtés, pour s’être tenus debout dans le fond de l’Histoire et non devant le tribunal de médiocres qui jugea leur « Conjuration des Égaux ». Pour n’avoir écouté personne, pas même leurs amis, pas même leurs amours. Pour n’avoir pas compris à qui ils avaient affaire. Or tous deux, à l’énoncé du verdict, à la romaine, s’étaient plantés à l’endroit du cœur, ou près du cœur, un drôle de torsadon de fer bricolé dans leur cellule. Ils avaient saigné toute la nuit, ils avaient défailli, ils avaient vomi et ils avaient glissé dans le coma. Mais on les rafistola pour pouvoir les tuer définitivement, au matin.

Oui, au petit matin, donc, on les sortit de là, dans l’état dans lequel ils étaient, en faisant rouler les tambours. Leurs compagnons de prison, les autres prévenus, c’est-à-dire les autres insurrecteurs, les autres Égaux — ceux qui avaient été acquittés et ceux qui avaient été condamnés à de la simple détention, dont mon cher Antonelle — attendaient dans une salle du rez-de-chaussée, dans le cloître, que la basse besogne fût expédiée.

Eux tous avaient écouté Antonelle, avaient cru en lui, avaient été convaincu par lui, par son petit accent du Midi, sa bonne et jolie tête, ses manières rusées et polies, sa réputation de Jacobin rouge, de rouge parmi les rouges, de frère et rival de Babeuf.

Ceux-là ont donc tout entendu et tout imaginé : la pompe militaire, les appels du capitaine sur son cheval, les cliquetis de l’ingénierie judiciaire, le prompt glissement de la lame sur les bois puis le tranchant sec, sourd, sifflant sur le cou de chair et cognant le fond de la lunette. Puis le son creux de la calebasse de la tête tombant dans le panier, le bruit de bouche du sang aspergeant l’échafaud. De l’intérieur du cloître où ils étaient détenus depuis un an, ils se sont tus et se sont regardés, ai-je imaginé.

Le vieux Marc Vadier, le vieux frisé du Comité de sûreté général, homme de petite police et de grands complots ; il signore Filipo Buonarotti, génial et célèbre descendant de Michel-Ange devenu le Lénine de 1795 et qui plus tard raconta toute l’histoire ; le citoyen-représentant Pottofeux — nom improbable —, dont l’épouse recueillait les correspondances, les mandats, les affaires des prisonniers, et logeait cette pauvre madame Babeuf et son petit Emile dans son logis loué place aux Herbes ; et tous les autres, les anonymes, les abonnés, les soldats, les petites mains, les gardes-du-corps de Babeuf dans les Halles de Paris.

Eux tous avaient écouté Antonelle, avaient cru en lui, avaient été convaincu par lui, par son petit accent du Midi, sa bonne et jolie tête, ses manières rusées et polies, sa réputation de Jacobin rouge, de rouge parmi les rouges, de frère et rival de Babeuf. Tous avaient été fasciné par ses habiles manigances avec son ami Réal (ami de révolution avec qui il avait partagé une cellule dans l’aile ouest de la prison du Palais du Luxembourg pendant le terrible printemps de l’an II et qui était son avocat à Vendôme, avec l’appui de leurs vieux amis infiltrés au gouvernement). Ils avaient lu en riant ses compte-rendus d’audience ironiques envoyés depuis Vendôme après sa reddition héroïque à cette crapule de Dossonville, l’hiver d’avant, dans les jardins du Palais-Royal (pardon, de la Maison-Égalité) et paraissant à Paris, chez Vatar, rue des Saint-Pères, l’ancien imprimeur du club des Jacobins et du Grand Comité.

Par sa stratégie de défense par l’attaque consternée, avec son air malin, ses jolies paroles, sa courtoisie de ci-devant chevalier, Antonelle avait sauvé ce qu’il y avait de meilleur en France, en ce temps-là.

Acquittés ou sauvés de la mort, ils riaient du bon tour qu’ils avaient joué aux trouillard du gouvernement, à Barras, à Sieyès, à Cambacérès. Le procès avait tourné en leur faveur. Leurs accusateurs s’étaient ridiculisés, à force d’oublier à qui ils avaient eu affaire. Par sa stratégie de défense par l’attaque consternée, avec son air malin, ses jolies paroles, sa courtoisie de ci-devant chevalier, Antonelle avait sauvé ce qu’il y avait de meilleur en France, en ce temps-là : les survivants de la rue Saint-Honoré de 1792, les derniers cadres de la sans-culotterie parisienne, quelques officiers républicains de l’armée, une poignée d’intellectuels d’extrême-gauche et des militants sérieux — des chefs, des organisateurs, des fidèles.

Mais Babeuf et Darthé n’avaient pas voulu jouer à ce jeu-là : eux, devant le tribunal habillé par ce traître de David, citoyen-peintre au service de tout le monde, ils avaient tout avoué, fièrement, crânement. Oui, ils avaient voulu renverser le gouvernement des médiocres. Oui, ils avaient voulu soulever l’armée et le prolétariat. Oui, ils avaient voulu prendre le pouvoir et abolir la propriété privée. Oui, ils avaient prévu d’assassiner les plus grands salopards de l’après-Thermidor. Alors il payèrent par ce qui se passa ici.

Et aujourd’hui il ne reste plus de ce 27 prairial, de ce matin sinistre où les Thermidoriens que nous aimons tant ont fait exécuter pour l’exemple deux semi-cadavres, ou bien peut-être deux mourants, qu’une petite plaque héroïque, à deux mètres cinquante de hauteur, dans l’ombre, sur l’absence de porte d’entrée du cloître aujourd’hui murée, sur son souvenir. Cette plaque nous appelle, nous interpelle, m’interpelle : « Français ! » dit-elle…

LE 8 PRAIRIAL AN V 27 MAI 1797
GRACCHUS BABEUF
ET
AUGUSTIN DARTHE
MARTYRS DE LA LIBERTÉ ET DE L’ÉGALITÉ
SORTIRENT DE CES LIEUX, POUR ALLER
À L’ÉCHAFAUD, VICTIMES DE LEUR IDÉAL.

(Plaque inaugurée le 8 juin 1947, refaite en 2020)

Mais tout cela est oublié, à Vendôme, dans l’épais brouillard de ce vendredi de 2025. La place Gracchus Babeuf est un parking ; les clients de la brasserie La Comédie, où je déjeune, ne sont au courant de rien de tout cela ; l’ancienne prison est un lieu d’éducation et de culture ; le monde, un reniement et une moquerie d’eux. Il ne reste ici que leur solitude et la nôtre, ou disons la mienne.