Angers, dernière strate

J’ai déambulé quelques heures aujourd’hui dans le centre-ville d’Angers sous un ciel pâle et froid, finement doré. Nulle part comme ici je n’ai ressenti, non pas le poids du passé, mais son ensevelissement, son étouffement sous les couches du temps, de l’Histoire oublieuse et sans cœur, et de l’indifférence à ce qui est perdu, disparu.

Comment penser aujourd’hui, comment retrouver le fait que je suis ici sur la glorieuse colline d’où régnèrent les rois d’Anjou (ou du moins d’où irradia leur légitimité guerrière et financière), maîtres en manteau d’hermine de la France méridionale, étendant leur emprise, leurs hallebardiers, leurs lansquenets à barbiche, leurs mercenaires et leurs vilains barons pleins de lettres et d’argent de l’Angleterre jusqu’en Sicile ?

Non. C’est fini. Il ne reste plus ici qu’un empilement. Un fourre-tout de siècles morts. À l’image de ces murs au soutènement de plaques d’ardoises et couverts de mousse brune qui bouchent ici, dans le dédale sans intérêt de ses rues vides, la vue sur les cours intérieures des tristes couvents, des quelques vieux hôtels Renaissance qui ont survécu à la rage de rénovation, des résidences et des services préfectoraux.

Le passé encombre ici, il est surnuméraire — il suffoque sous le poids du dernier arrivé.

En somme la cité bourgeoise, secondaire, commerçante d’aujourd’hui n’est que le niveau apparent, la dernière strate du mille-feuilles urbain qu’a été cet endroit depuis mille ans, mais achevant les gros ducs d’Anjou de l’an mil sous le ventre administratif de « l’Intercommunalité Angers Loire Métropole ».

On y trouve des siècles accumulés, certes, mais s’effaçant à mesure, se faisant évacuer par une jeunesse qui, sans arrêt, a systématiquement mal vieilli.

C’est donc une ville peinarde et plutôt laide, blême, ennuyeuse. Voici une maison à colombages, des poutres de chêne sculpté, de vieux restaurants à cheminée, puis une belle façade XVIIIe siècle ouvragée comme un corsage de dames (chérubins, Neptunes soufflant, nymphes), et des rangées hautaines, dédaigneuses de domiciles notariaux Second Empire et IIIe République dans lesquels (« dans quoi », Pierre Michon ?) il ne se passe rien, dans quoi il ne s’est jamais rien passé, sinon des vies sans envergure ni trouble, et surtout d’immondes oppressions rimbaldiennes, des « Bibles à la tranche vert-chou » ouvertes pour des « âmes d’enfant livrées aux répugnances », mais en silence, sans scandale.

On cherche en vain la citation de Balzac qui siérait parfaitement à cette bourgade indifférente au monde mais pourtant coquette et tirée à quatre épingles (quoique sans élégance, sans classe, sans supplément d’âme hors de la richesse vigneronne), montée sur sa butte comme un gâteau d’où trône un château à vénérables tours rondes désormais rabaissées, humiliées par la sottise commerçante : son double donjon de pierres couleur de crème anglaise, d’ailleurs, est affublé sur les affiches scotchées partout sur les portes vitrées des boutiques annonçant les festivités de décembre d’un ridicule bonnet de Père Noël.

Il s’est mis à pleuvoir une petite bruine britannique ce soir. Je me dis que, si je devais vivre ici, je me terminerais à l’angévine, full spirit, aménageant le premier étage d’une demeure de notaire avec un canapé Chesterfield, de vieilles lampes, une guitare et un ampli, des néons de flamands roses pour toute décoration et pour seule horizon la rage de dévergonder cette jeunesse oisive, morne, dans le Jack Daniel’s, le MDMA, des hauts-parleurs tonitruants et le cannabis.

Mais je ne suis pas d’ici. Je suis d’un autre pays triste, mais où les barricades ont été montées, jadis, pour arrêter des armées impériales, et non de piètres régiments d’infanterie formés à réprimer de minuscules révoltes de comice agricole, comme ici.